L’identité hybride dans Tous les hommes désirent naturellement savoir (2018) de Nina Bouraoui

Ariadna Borge Robles / Université de Séville / Espagne

Dans Tous les hommes désirent naturellement savoir (2018) de Nina Bouraoui mène la recherche de son identité. Une identité hybride qui naît d’une nature lesbienne et qui se construit avec les expériences de l’enfance, en Algérie, et de l’adolescence, en France. Utilisant la mémoire, la narratrice effectue une recherche personnelle pour répondre à la question philosophique : « Qui suis-je ? ». Pour trouver la réponse, Bouraoui commence son écriture au présent, ce qui nous place dans le contexte de sa recherche et qui permet de comprendre l’argumentaire et la connexion thématique du livre. La division s’établit entre « Se souvenir », « Devenir », « Être » et « Connaître ». Le roman se termine en annonçant un avenir incertain et reflète un passé dont nous sommes tous héritiers. L’objectif de cet article, L’identité hybride dans Tous les hommes désirent naturellement savoir (2018) de Nina Bouraoui, c’est de découvrir de quoi se compose l’identité de la narratrice.
Mots clé : Identité ; Littérature algérienne francophone ; Lesbienne ; Mémoire

1. Introduction

Le dernier ouvrage de Nina Bouraoui, Tous les hommes désirent naturellement savoir, paru en 2018 chez J.C. Lattès, emprunte son titre à la Métaphysique d’Aristote pour partir à la recherche de son identité.

Faisant appel à la vision, le philosophe grec défend qu’elle « nous fait acquérir le plus de connaissances « (Aristote 1953, p. 02) sur le monde qui nous entoure. Cette vue qui nous donne accès aux images, nous permet aussi de garder en mémoire les perceptions visuelles. Et c’est grâce à la mémoire, thème souvent primordial chez les écrivains des diasporas multiples (Mortimer, 2005), que Nina Bouraoui parvient à la connaissance. Cette mémoire demeure l’abri d’un exilé conscient de son impossibilité de retour au pays d’origine, indique Mortimer (2005). Grâce à ses souvenirs, Bouraoui accède aux lieux où elle a vécu et aussi à l’information familiale (l’auteure y fait référence dans un article de presse publié dans Ouest France (2018b) à l’occasion de la parution du roman).

Avec la volonté de répondre aux deux questions philosophiques « Qui suis-je? » et « D’où je viens? », énoncées dans l’interview d’Ouest France, Bouraoui fait appel à la mémoire et aux images qu’elle garde pour créer un roman à mi-chemin entre autobiographie et mémoire. Philippe Lejeune définit la première comme un récit « rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (1975, p. 14). Ce cas ne serait pas le premier exemple d’autobiographie chez l’auteure puisque, selon Kristen Husung, Bouraoui a déjà rédigé des autobiographies, notamment Garçon Manqué et Mes mauvaises pensées. Apparemment, la définition que Lejeune donne correspond à ce que le dernier roman de Bouraoui présente. Néanmoins, en analysant l’œuvre en profondeur, nous constatons que certains passages se consacrent à récréer l’histoire de sa mère. Ce n’est donc pas seulement de Bouraoui qu’il s’agit, mais aussi de sa génitrice. Habituée à échapper aux classifications aussi bien par le style que par la thématique, Bouraoui se montre une fois de plus hybride.

Kraenker affirme que l’identité hybride de Bouraoui résulte d’une double origine : la France et l’Algérie (2009, p. 01). Mais, qu’est-ce que l’identité hybride ? Alfonso de Toro définit le concept hybride comme « un espace transculturel [ou] un acte transculturel de communication [où] se négocient, se re-codifient, et se re-construisent l’autrui, l’étrangeté et le propre, le connu et l’inconnu » (2009, p. 16). En effet, l’individu hybride est celui dans lequel habite une multiplicité de caractéristiques, parfois contradictoires et où il y a toujours une renégociation des différents aspects qui se montrent à l’extérieur. Dans le cas de Bouraoui, il y a toujours une tension entre l’identité de ses origines arabes et françaises, entre l’homme et la femme. Cette ambivalence plurielle «  permite una forma de subversión, fundada en la indecibilidad » (Bhabha, 1994, p. 141).

L’objectif de cet article est de démontrer que l’identité hybride ne résulte pas que d’une dichotomie, comme le défend Kraenker, mais plutôt de plusieurs dichotomies qui construisent une identité multiple. Pour ce faire, nous allons essayer de démontrer que l’identité provient de la tension constante entre l’imposition des valeurs très fermes (différentes dans chaque pays) via une violence omniprésente et la nécessité de trouver la liberté et pour pouvoir, enfin, aimer. Les forces s’opposent en Algérie, lieu où la narratrice passe son enfance, en France, pays où elle vit pendant son adolescence, et à l’intérieur d’elle-même. Ces énergies, qui semblent contradictoires, sont multiples puisqu’elles adoptent différentes formes, dépendant du lieu (France ou Algérie) et construisent une identité que la narratrice tente de découvrir dans Tous les hommes désirent naturellement savoir.

Le récit commence par un présent liminaire contextualisant pour nous faire comprendre le parcours de son écriture. Pendant une promenade, l’auteure se pose quelques questions et informe le lecteur de la méthode suivie (l’appel à la mémoire et à l’expérience sensorielle) pour créer le récit de ses origines. La recherche se termine lorsque Bouraoui ouvre la voie vers l’infini et crée une métaphore qui compare la vie aux sources d’eau. Cette narration est encadrée (Kaempfer et Zanghi, 2003) car le lecteur apprend que la narratrice est en train de se promener et c’est à ce moment-là qu’il entre dans la mémoire de Bouraoui où habitent des images du passé. Encadrée aussi parce que, à la fin du récit, le lecteur retrouve la narratrice qui continue sa promenade au bord de la Seine. Au milieu de ce récit, le lecteur trouve ces différents chapitres, sans ordre chronologique, et intitulés : « Savoir », « Devenir », « Se souvenir » et « Être ». « Savoir » correspond aux événements familiaux et à la connaissance du passé de sa mère. « Devenir » est consacré au futur et au désir homosexuel de la narratrice. « Se souvenir » est focalisé autour des expériences personnelles de la narratrice et « Être » se concentre sur le moment d’acceptation du désir lesbien et sur l’écriture.

Dans toute l’œuvre de l’écrivaine, l’identité se construit à travers des discours présents dans les lieux physiques (terrestres ou corporels). De quoi est donc composée l’identité de la narratrice ? Nous allons étudier la tension entre les lois sociales, imposées violemment, et la volonté de liberté. D’abord en Algérie, où les règles de conduite sont différentes de celles en France, puis en France, et finalement comment elles cohabitent dans le propre corps de la narratrice.

2. L’Algérie

Née d’un père algérien, Nina Bouraoui passe son enfance avec sa mère, son père et sa sœur en Algérie jusqu’à l’âge de quatorze ans, moment où elle se voit obligée à partir en France. La peur des massacres et de la violence généralisée force la fuite vers la France.

La perte de ce territoire constitue un des éléments capitaux dans son œuvre. En effet, l’imaginaire bouraouien est foisonné d’images de l’Algérie et plus concrètement des endroits où elle a vécu. Tous les hommes désirent naturellement savoir (2018) est aussi un livre sur les origines.

Tout au long du récit, elle reconstruit son Algérie, grâce à sa mémoire qui est « photographique » (Bouraoui, 2018, p. 17). Cette mémoire est constituée d’images, de moments précis chargés de symbolisme et qui ont un discours présent non seulement dans l’esprit créateur de Bouraoui, mais aussi dans son écriture. Bouraoui recherche, dans presque toute son œuvre, tel un archéologue et par le biais de l’écriture, une réalité qui lui échappe puisqu’elle appartient au passé et à un territoire lointain. C’est pour cette raison que la protagoniste de Tous les hommes désirent naturellement savoir ne se souvient plus des noms des rues mais elle les décrit, les réédifie, et elle dessine le trajet jusqu’à sa maison qu’elle connaît par cœur (p. 21). L’écrivaine réécrit son Alger, elle le construit parce qu’elle est la créatrice de cette Algérie imaginaire.

« Mon Algérie » – affirme la narratrice de Tous les hommes désirent naturellement savoir – « est poétique, hors réalité. Je n’ai jamais pu écrire sur les massacres. Je ne m’en donne pas le droit, moi, la fille de la Française » (p. 38). La poésie est, chez Bouraoui, imaginaire, de la même manière que l’Algérie l’est. La violence et les massacres, même s’ils ont été exercés par les colons ou par les résistants, ne sont pas décrits chez elle. Certains critiques, entre eux Segarra, signalent « l’extériorité de l’écrivaine par rapport à la réalité algérienne » (2010, p. 106). Cependant, l’auteure, qui n’écrit pas sur les massacres, décrit, dans son dernier roman, la grande violence qui régnait pendant son enfance, en Algérie. Cette violence est l’arme utilisée pour imposer un code ferme de conduite, soit pour des raisons de genre, soit par la volonté d’éliminer l’Occidental. Elle se dirige d’abord contre les femmes, ensuite contre la population en général. La violence exercée est, enfin, absorbée par la narratrice.

La violence contre les femmes a lieu dans les espaces publiques mais aussi dans les emplacements dits privés. Dans tous les cas, la société impose aux femmes un type de comportement. Si elles ne suivent pas les normes indiquées, elles peuvent subir différents types d’agressions. À l’extérieur, c’est la mère de la narratrice qui en souffre. À l’intérieur, ce sont Ourdhia, une amie de la famille, et la pharmacienne, dont on ne connaît pas le nom.

Le premier cas de violence contre une femme à l’extérieur revient à la mémoire de la narratrice adulte. Dans cet épisode de l’enfance de Bouraoui, sa mère rentre un jour chez elle. C’est sa mère qui a subi une violence extrême, « la robe déchirée, des crachats dans les cheveux, des traces de suie sur la peau » (p. 26). La robe déchirée, pour accéder au corps et pour le consommer, manifeste implicitement qu’elle a subi un abus sexuel ou un viol. Ensuite, elle a été rabaissée (par les crachats), et elle s’est physiquement opposée à l’acte (traces de suie). Une fois rentrée chez elle, la mère veut occulter entièrement tout ce qui s’est passé. D’abord, la mère dissimule son corps : « elle couvre ses seins de ses mains pour les cacher » (p. 26). Ensuite, elle occulte sa douleur émotionnelle : « elle ne pleure pas » (p. 26). Et finalement, elle cache tout son corps et disparaît entièrement de la scène : « se dirige vers la salle de bains » (p. 26). Le silence imposé par la mère autour de cette question trouble Bouraoui et l’amène à se demander ce qui s’est passé. À la violence exercée contre le corps féminin s’ajoute une peur atroce qui fait que la narratrice enfant imagine un « homme-bête » (p. 33) qui revient pour agresser sa mère encore une fois. L’image des traces sur la peau de sa mère, qu’elle garde en mémoire, sont des empreintes qui marquent la narratrice.

La deuxième situation brutale a lieu à l’extérieur de la maison. Un autre jour, au marché, Bouraoui enfant voit comment un homme « pose sa main sur le sexe » (p. 53) de sa mère. Là encore, la négation de la violence exercée est présente chez sa mère puisqu’elle « ne réagit pas » (p. 53). La mère extériorise sa pensée et la narratrice accepte de garder silence sur ces questions : « J’ai appris à nier ce que l’on ne peut nommer. Sans mot rien n’existe, tu comprends ? » (p. 53). La mère admet que si elle se tait et ne raconte pas, l’acte n’a pas eu lieu, la réalité est déniée et la violence, donc, apparemment absente.

Le troisième cas a lieu dans la rue. Sur la route quand la narratrice enfant et sa mère traversent la ville, la Citroën GS bleue de sa mère se fait arrêter par un groupe de garçons. Les raisons de cette violence sont évidentes : c’est une femme, c’est une femme, elle occupe l’espace public, elle conduit; et en plus, elle est étrangère. La violence est aussi verbale, avec des insultes : « Sale roumia ![1] » (p. 52), que physique, avec « des coups de bâton » (p. 52), ou même sexuelle : ils « baissent leur pantalon » (p. 52) pour démontrer leur force et leur pouvoir.

Cette violence exercée contre sa mère à l’extérieur de la maison montre aux femmes, y compris à la narratrice, que les rues sont des espaces masculins, où les femmes sont démunies et peuvent être dégradées aussi bien verbalement que physiquement. Le pouvoir masculin présent à l’extérieur se manifeste aussi dans les maisons et les espaces privés. C’est une violence qui organise la vie des femmes et qui dispose de leurs corps.

Ourdhia, femme qui garde Nina et sa sœur quand elles sont petites, subit les coups de son mari. La narratrice adulte en est consciente et le verbalise : « je sais qu’il la battait » (p. 75). Ourdhia est maltraitée parce qu’elle ne se soumet pas aux règles sociales, elle n’accepte pas de cacher sa peau : « Elle dit qu’elle n’a pas besoin de cacher sa peau, ses cheveux, pour être une femme pieuse » (p. 75). Elle est capable d’affronter la puissance des hommes, et elle est punie pour cette raison. À cause de la violence exercée par son mari, elle le quitte. Ourdhia vit alors seule, avec son fils, et socialement cela n’est pas accepté. La communauté n’accorde pas d’importance à la violence exercée par son mari ; par contre, le fait qu’elle l’ait abandonné prend une plus grande ampleur sociale, devenant par là, une femme moralement inacceptable.

À l’intérieur d’une villa, une autre femme est assassinée. Elle est la pharmacienne, et « vivait à l’occidentale »[2] (p. 128). La raison de son assassinat est qu’elle ne respecte pas les conventions des radicaux algériens. La vision qu’elle a de la vie est incompatible avec l’idéologie des « barbus » (p. 128) – affirme la narratrice enfant. Son propre fils, qui ne supporte pas l’idée qu’elle n’adopte pas le « code debonne conduite », veut « donner une bonne leçon à sa mère » (p. 128). Il demande donc à des amis de s’en charger . Le résultat d’une telle rébellion de la part de la femme est la mort, c’est-à-dire, sa disparition physique de la société.

En effet, la loi sociale s’impose tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, dans l’espace de la vie privée. Pour cette raison, la société punit et non seulement au moyen de l’isolement ou de la violence fortuite mais aussi par l’élimination du corps de la femme. Pareillement, il y a des codes qui sont imposés à la population en général, pas seulement aux femmes ; soit pour des raisons religieuses, soit pour des causes politiques. La violence s’exerce contre tout élément perturbateur des codes imposés.

Le premier exemple de châtiment pour des raisons politiques est l’assassinat de l’ami psychiatre de la famille, acte qui marque le début de la « terreur algérienne » de la narratrice (p. 29). On apprend que sa femme s’habillait avec des jupes et des chemisiers fins et qu’ils vivaient à l’occidentale. Or, cette conduite devait être corrigée.

Le deuxième type de répression qui apparaît dans le livre, et qui touche personnellement le père de la narratrice, est la mort de son oncle paternel. En effet, la politique organise également la vie des citoyens. La guerre d’indépendance de l’Algérie fait irruption dans la vie de la narratrice lorsqu’elle évoque la mort de son oncle et comment elle a marqué la vie de son père. Là non plus, elle ne décrit pas l’acte, seule une chanson rend compte de la douleur du membre de la famille disparu.

Le troisième cas de punition comporte les massacres auxquels la narratrice fait référence. Ces actions, d’une extrême brutalité, sont décrites minutieusement dans le roman. Bouraoui élabore notamment une sorte d’énumération des armes utilisées : « les massacres se font à la hache, au couteau, les armes à feu servent aux guets » (p. 124). Le catalogue des cruautés pratiquées crée une atmosphère froide qui témoigne de la dureté avec laquelle ces actes ont été commis : « ils éventrent les femmes enceintes, arrachent les fœtus, les jettent par-dessus les balcons, les toits ou les remplacent dans un ventre autre, ils décapitent, recousent les têtes sur d’autres corps, tranchent les mains, les doigts pour récupérer les bagues [...] » (p. 124).

En plus de l’agressivité et des assassinats commis pour des raisons politiques, la religion sert aussi d’excuse pour semer la terreur. La peur apparaît à nouveau, en 1979 quand une rumeur court : « une brigade patrouille pour savoir qui célèbre Noël » (p. 74). Les accusations se succèdent, et la famille doit jeter des décorations de Noël en cachette : « On se débarrasse […] des sapins » (p. 74). L’effroi généré par la persécution des symboles religieux autres que musulmans oblige les familles chrétiennes à abandonner les ornements de Noël.

Cette omniprésence quasi-totale des agressions oblige la population à suivre un code de comportement restreint et sans liberté. Or, ces agressions, comme nous l’avons déjà indiqué, sont intériorisées par la narratrice, et ce depuis son enfance lorsqu’elle joue avec son ami Ali à des jeux belliqueux et qu’ils jouissent des cruautés en devenant « frère et sœur de violence » (p. 94). Par ailleurs, comme pour exorciser la violence subie, Bouraoui se remémore qu´enfant, elle se sentait parfois si attirée par la violence que, lorsqu’elle regarde le film de Histoire d’O, elle arrêtait la bande-vidéo sur les passages de « soumission et du sévice » (p. 101) en éprouvant du plaisir.

Ainsi donc, la brutalité perpétrée sur les femmes, externe ou interne, et les excès présents en Algérie constituent une partie des souvenirs qui constitueront une identité multiple. À cette violence exercée contre certaines formes de vie : celle des femmes (dans les espaces publics ou privés), celle du reste de la population (pour des raisons religieuses ou politiques) s’oppose une liberté présente aussi dans le pays. L’indépendance que la narratrice découvre est très étroitement liée à la nature et elle sera aussi inscrite dans l’identité de l’écrivaine.

La narratrice enfant et sa mère traversent l’Algérie dans leur GS bleue. La Citroën représente l’indépendance et le monde du possible. Les différents paysages naturels se succèdent : « sable, terre, pierres, roches » (p. 102) entre autres. Les sentiers de la campagne et la forêt évoquent une enfance heureuse. La douceur du Sahara (p. 143) est pure liberté. La nature est protectrice, elle garde et protège les femmes du danger. « La nature me protège, m’enlève vers la lumière » (p. 169), affirme la narratrice. Les sentiers de la campagne constituent un endroit caché, le lieu où elles peuvent pique-niquer sans se sentir en péril. Même la mère, qui a peur de la violence dans la ville, trouve dans la nature l’endroit où se sentir en sécurité.

L’imaginaire naturel fait son apparition dans le roman mais sous forme de légende. Racontée par le père, c’est l’histoire d’une femme sauvage, libre, qui habite sous un ravin, près des racines et des pierres. La narratrice enfant rêve, parfois, de disparaître avec la femme sauvage, de rester en liberté.

Mais la nature, certes évocatrice de la liberté, fait parfois peur à Nina enfant. La protagoniste s’inquiète de pouvoir disparaître dans un champ de marguerites sauvages qu’elle imagine être des plantes carnivores qui la dévorent. Dans ce même champ réel elle découvre un jour un puits caché. Elle a l’impression qu’elle aurait pu se noyer. Mais sa mère et elle essayent de faire face à cette peur. Dans un moment d’effroi, pendant qu’elles traversent la route avec la GS, la mère propose de chanter des chansons pour faire oublier le danger. Breakfast in America, chanson évoquée (p. 103), suggère le rêve américain de liberté, de bonheur et de réussite dans la vie.

La nature algérienne est libératrice, même si parfois elle semble dangereuse pour la mère de la narratrice et la jeune protagoniste. L’Algérie est donc un pays de restrictions à cause de la répression mais aussi de liberté. Ces deux éléments conforment l’identité de la narratrice, et de Bouraoui.

Vivant là-bas une bonne partie de son enfance, Bouraoui doit quitter le pays et partir en France, où elle vit son adolescence et devient adulte. Là aussi, elle connaît d’autres normes sociales et impositions cruelles mais également la liberté d’aimer.

3. La France

Nous avons indiqué que les impératifs sociaux sont très présents en Algérie. Néanmoins, les libertés existent rares, certes, mais elles sont importantes pour la narratrice. Sa mère et elle utilisent leur voiture pour partir à la recherche d’espaces libérateurs (la forêt et le désert). Désormais, nous allons montrer que les restrictions et les libertés existent aussi en France, mais sont tout autres.

Nous allons analyser d’abord les restrictions sociales et les violences pour, ensuite, aborder la liberté chez la narratrice. Des décrets sont imposés à la population. D’abord, la Seconde Guerre Mondiale qui affecte sa mère ; ensuite, les agressions verbales ou physiques contre les étranger et, finalement, la violence qui s’exerce contre les femmes en particulier.

Premièrement, la Seconde Guerre mondiale qui n’affecte pas directement la narratrice, mais qui marque la mère, est un espace-temps diégétique important. En effet, l’écrivaine déclare dans plusieurs interviews[3] que, quand elle a commencé à écrire le roman, c’était en effet le récit de la vie de sa mère. Elle a construit une histoire partiellement semblable à celle que George Sand avait rédigée dans la première partied’Histoire de ma vie dans la mesure où cette dernière se borne à y décrire « l’histoire de vie de ses parents » (Didier, 1991, p. 188). Dans ce sens-là, Bouraoui rédige quelques passages isolés de la vie de sa mère malgré la volonté initiale déclarée. Elle écrit également son histoire à elle en utilisant un « je » énonciateur. C’est pourquoi ce roman est à mi-chemin entre autobiographie et mémoire.

La violence de la Seconde Guerre mondiale conditionne l’enfance de la mère dès son plus jeune âge car le conflit éclate peu après sa naissance. Cet événement organise les jeux et la vie de la mère. Ainsi, quelques passe-temps de la mère étaient marqués par le hurlement des sirènes, son moment préféré, où elle devait « descendre à l’abri » (p. 97) pour se protéger des bombes. En revanche, même si la violence était intégrée dans certains jeux, la guerre marque la fin de son enfance. Elle devient un élément fondateur puisqu’elle instaure aussi la frontière entre l’enfant et l’adulte et marque le passage entre les deux. La guerre organise la vie de la famille maternelle, qui a dû déménager vers la campagne où elle a pu se réfugier des bombardements. Cette violence continue après la fin des combats. Comme conséquence de cette agressivité que la famille a vécue, le grand-père se fait plus exigeant envers ses enfants, leur demandant d’être plus forts et la grand-mère devient plus froide et distante.

Deuxièmement, la violence contre les étranger se présente déjà chez ses grands-parents maternels lorsque la mère de la narratrice connaît son futur mari. Rachid, le père de Bouraoui, qui n’est pas français, ne se comporte guère comme un Français et sa couleur de peau est différente. Les parents n’acceptent pas l’union ; à tel point que que le grand-père affirme, quand il apprend que sa fille est amoureuse d’un jeune musulman algérien : « Tu fais tout ça contre moi » (p. 44). La grand-mère souffre de cette situation, elle aussi ; et dans une lettre adressée à sa fille elle pose cette question : « Pourquoi ne pas avoir épousé un garçon de chez nous ? » (p. 86). Le refus de cette union pousse le grand-père à ordonner une enquête : « Mon grand-père voulait savoir si mon père était un militant politique, s’il endoctrinait ma mère » (p. 64), affirme la narratrice. Le contrôle et la méfiance poussent à une surveillance de la conduite de son père.

Cette attitude de confrontation continue après le mariage de leur fille et même après l’arrivée des enfants. L’esprit colonial est si fort que même le système de santé algérien est remis en question. La violence s’instaure dès le moment où les habitudes algériennes ne sont pas approuvées et que les grands-parents sont persuadés que le système sanitaire est médiocre. C’est pourquoi, à l’arrivée des petites-filles en France, ils leur font faire un bilan de santé complet et ils affirment même : « De si belles dents, si mal soignées là-bas » (p. 77). D’un côté, l’adverbe « là-bas » marque la différence et la distance géographique entre ce pays qui n’est pas proche de la France (ni géographiquement ni culturellement). De l’autre, l’adverbe « mal » s’oppose à l’adjectif « belles », ce qui renforce l’idée des pratiques inadéquates.

Troisièmement, la violence s’exerce également contre les femmes en France et sa mère en a été la victime. D’abord, le lecteur peut supposer qu’elle a dû subir une agression sexuelle quand elle était enfant (Bouraoui reste ambiguë à cet égard). Le lecteur peut le soupçonner lorsque la narratrice affirme que la mère ne veut pas se souvenir d’un homme qui a vécu avec la famille maternelle pendant son enfance. Ensuite, cette hypothèse se renforce quand la grand-mère accuse la mère d’avoir consenti « cet acte » en disant qu’il y a un mot pour la qualifier : « vicieuse » (p. 154).

Un autre type d’agression que les femmes supportent en France est mis en évidence lors d’une conversation qui a lieu entre Ely et la narratrice au Katmandou (le bar de lesbiennes où Bourauoi a passé une grande partie de son temps pendant son adolescence). Ely prévient Bouraoui de la violence des hommes si elle ne respecte pas les normes associées à son genre féminin : « on ne sait jamais comment le désir peut retourner quand il n’est pas assouvi ou quand l’autre le méprise » (p. 180). En effet, l’hétérosexualité n’est pas seulement une obligation sociale, mais aussi une punition que tout homme peut appliquer à une femme et qui se trouve, en quelque sorte, légitimée.

Nous avons analysé la présence de la violence en territoire français sous ses différentes formes. Les contraintes sociales de chaque époque imposent à la famille maternelle, à la mère, aux étrangers et aussi à la femme, un certain type de comportement et de règles à suivre qui entravent leur liberté. Néanmoins, le fait d’accomplir les lois non écrites du pays n’est pas toujours suffisant surtout quand il s’agit de la couleur de la peau ou de genre. Ces agressions, déjà subies par les parents et par la narratrice, vont aussi constituer son identité multiple. Nous allons, à présent, montrer dans quelle mesure une certaine indépendance est également possible en France pour la narratrice de Tous les hommes désirent naturellement savoir.

Bouraoui trouve ses premières maîtresses au Katmandou, un bar lesbien qu’elle commence à fréquenter quand elle vit à Paris. Cet endroit lui offre la possibilité de s’insérer dans un nouveau monde où tout est possible, y compris le désir homosexuel. Là-bas, elle connaît Ely, Elula, la patronne du Kat, Julia, son premier amour, et Mariem entre autres. Au Kat, elle aura un sentiment d’appartenance tellement fort qu’elle le compare à une famille (p. 133). Didier Eribon indique qu’effectivement la vie des homosexuels commence lorsqu’ils se réinventent eux-mêmes et lorsqu’ils se composent une nouvelle famille (2012, p. 46) quand la leur les rejette, ce qui est fréquent dans ce contexte social de l’époque ; or, pour se reconstruire, elle doit, d’abord, déconstruire une partie de son identité, celle qui a été bâtie suivant des structures qui ne lui correspondent pas,[4] selon les normes génériques imposées par l’hétérosexualité dominante.

Le Kat, où elle trouve sa nouvelle famille, lui procure des vécus et des aventures, et aussi de la matière pour écrire. Le désir corporel et amoureux est attaché à l’art et à l’imaginaire : « Le Kat est relié à mon premier désir d’écriture » (2018, p. 43). Ce bar, dans la rue du Vieux-Colombier, devenu aujourd’hui un théâtre, au sein du quartier du Marais, lui offre, en général, la capacité de socialiser entre les femmes et les hommes habités par un désir non hétérosexuel. Elle se voit confrontée à une pluralité d’expériences qui est « plus hétérogène qu’il n’y paraît » (Giraud, 2014, p. 273). En effet, Bouraoui souligne dans plusieurs interviews qu’elle a côtoyé des femmes de différents niveaux sociaux qu’elle n’aurait pu rencontrer si elle n’avait fréquenté le Katmandou. Elle se sent libre au bar, même si la solitude qu’elle éprouve parce qu’elle pense ne pas être désirable, la fait se sentir triste.

Au Kat, Bouraoui souhaite trouver des amies : « Je cherche une main pour traverser ces champs de corps » (p. 16). Ely devient son amie, celle qu’elle retrouve au milieu de la « forêt de femmes » (p. 35), espace dans lequel la narratrice se sent seule et démunie. Ely est capable de la rassurer. Mais, en plus de la nécessité de trouver des amis, elle éprouve aussi celle d’être désirée et aimée.

Le Stylo (un bar de lesbiennes), la rue du Vieux-Colombier, le Tropicana ou Chez Ely représentent des espaces où l’expérimentation du désir, de l’alcool, de la drogue sont possibles pour les amies de la narratrice. Dans le métro, quand elle va chez Julia, son premier amour, elle cherche une fille lesbienne ou un garçon gay pour ne pas se sentir seule, mais elle n’y réussit pas. Néanmoins, près du Vieux-Colombier, dans la rue, elle trouve parfois des filles qui peuvent vivre leur amour dans l’espace public. Elles se montrent parce qu’elles sont libres.

La violence présente en France est le véhicule à travers lequel les règles sociales sont imposées. Ces lois non écrites mais comprises comme telles prescrivent une façon d’agir aux gens, y compris les étrangers et les femmes. Cependant, la liberté trouve aussi sa place dans certains endroits publics et privés. La narratrice, en tant que lesbienne et étrangère aux yeux des Français, devient elle aussi libre malgré les contraintes sociales et la répression qui s’imposent. L’identité de la narratrice est, en somme, composée d’une Algérie violente, à cause de la tradition hétéropatriarcale, d’une Algérie libre et d’une France qui fixe certaines règles aux corps mais qui donne, elle aussi, accès à la liberté. L’identité de la narratrice est également une identité lesbienne, ce que nous développerons ensuite.

4. Le lesbianisme

Nous avons étudié comment l’Algérie est envahie par la violence mais aussi comment elle peut être territoire de liberté. Comme l’Algérie, la France est contrainte par des restrictions mais peut être, en même temps, territoire de liberté. Nous allons étudier maintenant comment le territoire corporel de la narratrice abrite aussi et la violence et la libération.

Toutes ces brutalités, à Alger, en France, surtout celles qui sont exercées contre les femmes (soit à cause de leur condition de femmes, soit à cause de leur condition d’homosexuelles) font que la narratrice a intériorisé une certaine homophobie. Une homophobie traduite par une violence qui part d’elle et qui va vers elle. Bouraoui l’indique, non seulement dans une interview qu’elle donne au moment de la parution de son roman dans le programme de critique littéraire La grande librairie, mais aussi dans le livre lui-même quand la narratrice affirme : « Je me méprise moi-même » (p. 31).

La narratrice se méprise : « nous nous abîmons toutes à notre façon, pour la même raison » (p. 88). En effet, presque tout enfant homosexuel souffre de cette violence, ou du moins, à cette époque-là. Le Panoptique dont parle Foucault est une figure architecturale qui Divise et Marque et qui Applique une mesure coercitive (2009, pp. 203-205). Ces principes de la structure physique sont intériorisés par les individus. De cette façon, c’est la narratrice qui exerce une violence contre elle-même, puisqu’elle intériorise la stigmatisation sociale. Ainsi le rapporte la narratrice : « ma jeunesse qui ne va pas dans le sens de la jeunesse des autres, je n’y arrive pas, je ne m’assume pas » (p. 151). Elle essaye d’être acceptée tant socialement que personnellement : « J’écris pour me faire pardonner mon homosexualité » (p. 76). Il y a une révélation assez intéressante dans cette phrase. Une lesbienne peut être comprise, même admise socialement si elle appartient au monde de l’art : peintre, écrivaine, chanteuse, actrice. C’est le seul monde dans lequel elle peut se faire pardonner son homosexualité, et elle l’avoue. Elle l’affirme encore une fois dans l’interview en Ouest-France : « Je me disais si j’écris, je serai une artiste, je serai intouchable. » (Bouraoui, 2018). Dans ce sens, Dider Eribon indique que le sentiment de différence de l’adolescent ou l’enfant gay fait qu’il adhère « à des modèles littéraires ou artistiques plutôt qu’à des modèles familiaux ou sociaux, parce que ce sont les seules échappatoires disponibles » (2012, p. 47).

Cependant, malgré la violence et la guerre interne que la narratrice entretient avec elle-même, la liberté arrive enfin lorsqu’elle tombe amoureuse. Cette liberté de se définir lesbienne est admise, pour la première fois chez Bouraoui auteure de façon frontale et directe. La narratrice de Tous les hommes désirent naturellement savoir assume son identité quand elle rencontre une femme, pour la première fois. Elle s’aime telle qu’elle est à côté d’une femme qu’elle désire : « je sais qui je suis » (p. 255). C’est encore plus évident quand la narratrice affirme : « Il y a une enfance homosexuelle. Cette enfance est la mienne » (p. 61).

Même si la narratrice évoque le désir homosexuel quand elle est adulte, les traits de son homosexualité apparaissent bien avant car l’édification de son être se présente au fur et à mesure qu’elle grandit. Chez Bouraoui, cette construction est reliée au vécu mais aussi à l’imaginaire. Didier Eribon affirme que les vies des gays sont, avant tout, « des vies imaginées, ou des vies attendues, espérées autant que redoutées » (2012, p. 46). L’écriture, comme étant une part de l’imaginaire, est reliée à l’amour chez Bouraoui grâce au Katmandou. Elle commence à écrire, non seulement pour se faire pardonner mais, surtout, parce qu’elle aime. Comme dans le cas de Georges Sand, et tel que Beatrice Didier l’affirme : « sa naissance à l’écriture, c’est aussi les premiers amants » (1999, p. 188).

La narratrice construit son identité en Algérie quand elle apprend que sa mère a subi une agression. À ce moment-là, elle s’inflige « le devoir de protéger toute femme du danger, même s’il n’existe pas » (p. 27). Elle ne se définit pas comme lesbienne mais elle s’impose le devoir de protéger, de jouer le rôle d’un homme, d’agir comme lui, d’être la puissance et la force. Ensuite, dès l’enfance, elle veut être comme un garçon, elle s’identifie aux garçons qui deviennent des icônes à suivre : « Mes idoles sont les garçons d’Alger » (p. 91). Le football, traditionnellement masculin, est son sport préféré ; elle regarde avec son père des matchs de football à la télévision et il lui « apprend à jouer » (p. 225).

Dans Garçon manqué, Bouraoui affirme : « Tous les matins je vérifie mon identité. J’ai quatre problèmes. Française ? Algérienne ? Fille ? Garçon ? » (p. 163). Dans son dernier roman, elle affirme qu’elle aurait pu naître fille ou garçon (p. 168). Mais, en effet, la narratrice n’est ni l’un ni l’autre, elle est lesbienne. La lesbienne n’est pas un garçon, non plus une fille, puisqu’elle ne signe pas le contrat de ce que nomme Monique Wittig, la « relation obligatoire » (2006, p. 51) entre l’homme et la femme. Bouraoui rompt avec les règles sociales et avec l’identité imposée, ce que Marta Segarra affirme être « le déterminisme identitaire » (2010, p. 109). La narratrice s’identifie à l’homme quand elle intègre le pays des hommes, quand elle sort avec son père : « et je suis l’homme, le fils de mon père » (p. 92). Mais encore, après, elle se fait passer pour un homme dans la rue et elle assume l’identité de l’homme lorsqu’elle devient écrivain. Le samedi soir, la narratrice adopte la « masquerade sandienne » dont parle la spécialiste de Georges Sand, Nesci (2006). Bouraoui porte « une cravate » (p. 57) de son père, elle « joue à l’écrivain » (p. 57) qui, à ses yeux, « est toujours un homme » (p. 57). En somme, elle ne se considère ni fille ni femme, et elle le démontre en s’habillant en homme, en écrivant comme le fait d’habitude l’homme, et en jouant au football avec son père, sport traditionnellement considéré comme masculin.

Cependant, elle ne se voit pas comme un homme non plus. Elle brise les lignes de l’identité exigée et occupe le territoire de l’interdit social, le territoire de l’entre-deux : « je ne suis pas une fille ou pas une fille comme les autres » (p. 95). La narratrice devient une fille ou un garçon, selon sa volonté. Au cours d’un souvenir d’enfance, elle affirme : « J’ai des choses à prouver – je suis une fille » (p. 112).

Le désir homo-érotique apparaît chez Bouraoui dès son plus jeune âge, en Algérie. Le désir et l’amour s’entremêlent inconsciemment pour dresser le portrait de l’enfance homosexuelle que la narratrice adulte décrit. Ce ne sont que des indices qu’elle nous présente et qui justifient le devenir lesbien. Les exemples se multiplient.

D’abord l’érotisme, quand elle prête attention aux jupes et chemisiers fins qui laissent imaginer la peau de la femme du psychiatre, amie de ses parents (pp. 29-30). Ensuite, quand Ourdhia, la femme qui les garde, prend soin de son corps et la narratrice, qui l’observe avec attention, la surprend nue. Dans cette scène les sens sont évoqués. L’écrivaine offre au lecteur la possibilité de s’insérer dans un monde de sensualité. La chambre d’Ourdhia garde des secrets, « les jalousies laissent passer l’air et la lumière », le parfum d’Ourdhia inonde la pièce. Plus tard, quand la narratrice révèle le plaisir qu’elle a éprouvé quand elle était petite en lisant l’Histoire d’O (p. 101). Dans cette histoire de soumission, le désir et la violence s’entremêlent. Enfin, quand elle joue avec Ali, son ami d’enfance, à se donner du plaisir, chacun choisissant une femme imaginaire pour s’allonger sur elle (p. 153).

Associé à cet érotisme apparaît l’amour. Par exemple, avec Ourdhia, pour qui elle éprouve aussi de l’amour. Elle est « toutes les femmes et toutes les étoiles qui traversent mes rêves » (p. 205), affirme la narratrice enfant. Dans son imaginaire, Ourdhia devient une étoile, quelque chose de merveilleux.

À ces sentiments inconscients et fortement chargés d’érotisme lesbien s’ajoute la composition de tout un imaginaire qu’elle récrée grâce à l’écriture. Ainsi, l’adolescent gay, comme l’affirme Eribon, « s’est d’abord renfermé sur lui-même et a organisé sa propre psychologie et son rapport aux autres » (2012, p. 47). En effet, Bouraoui entend parler d’hommes qui, sans se connaître, se retrouvent et couchent ensemble. Elle se refait une origine et un rapport aux homosexuels autres, et ce dans les rêves : « En rêve, je deviens eux, je remise la part féminine de mon être » (p. 18). Elle refait son identité, elle qui n’est fille ni femme, mais « enfant des hommes couchés » (p. 18). La linéarité généalogique est reconstruite à partir d’un récit homosexuel. Puis, elle a une certaine orientation vers des métiers qui sont plus artistiques. Bouraoui se penche sur la musique ainsi que sur la littérature, le cinéma et la télévision parce qu’elle vit aussi les histoires déjà bâties par d’autres artistes : Dalida, Égyptienne qui chante par excellence à l’amour, Sylvie Vartan, actrice et chanteuse d’origine bulgare et arménienne, Marie Myriam, chanteuse d’origine portugaise. « Les aventures du colonel Irbicht, Le Divorce des parents, La nuit des morts-vivants » (p. 36) lui font peur au point d’inventer un monde en dehors de celui qu’elle habite d’habitude. La chanson Breakfast in America, dont elle reproduit les quatre premiers vers, chante l’amour à sa copine et le rêve d’en avoir une. Bouraoui s’identifie à la voix masculine qui la chante et elle veut aussi une girlfriend. Finalement, les chansons et d’autres créations artistiques sont conçues comme des mondes que la narratrice peut habiter.

Ce lesbianisme en construction, soit imaginaire dans la mesure où il existe une création d’un monde nouveau –ou quand la narratrice intègre un autre monde déjà édifié, soit réel, puisqu’elle sent une attraction qu’elle n’arrive pas à nommer, devient une réalité quand elle arrive à Paris. En effet, les expériences de la jeunesse et de l’enfance en France et en Algérie, annonçaient la personne qu’elle est devenue. Plusieurs exemples témoignent de ce changement. D’abord, quand elle rencontre pour la première fois Julia, au Katmandou, la narratrice verbalise son désir d’être avec elle : « Je veux qu’elle soit mon début » (p. 54). L’attraction sexuelle est présente dès le commencement et elle le constate : « Julia est une professionnelle du slow, de la séduction, elle est sûre d’elle » (139). Ce désir sexuel est accompagné d’amour : « J’aime déjà Julia » (p. 138).

Après avoir échoué avec Julia, la narratrice connaît une autre femme pour qui elle éprouve de l’amour et du désir aussi. Elles ont un rendez-vous et Bouraoui se sent à l’aise pour la première fois avec cette femme, Nathalie R. Bouraoui tait son homophobie interne et s’accepte : « Je n’ai plus peur [,] j’ai changé » (p. 255). Elles parcourent Paris dans une Fiat bleue marine. La voiture réapparaît pour donner la liberté à la protagoniste. Soudain, Paris et la nature se rapprochent. La capitale française devient alors également un endroit libre et la protagoniste ressent la nature insérée au cœur de la ville. Paris a des fleurs, des dunes, des océans et des falaises. La liberté s’y inscrit. Elle y ressent : » la pierre et l’eau qui ruisselle » (p. 256). Paris est enfin un lieu de nature, bref, de liberté.

Le désir, les sensations et l’amour sont ici décrits. La violence contre elle-même se termine quand elle retrouve l’amour et qu’elle accepte, enfin, d’aimer une femme. À ce moment-là, elle est capable de verbaliser son identité et elle est consciente d’à quel point un désir peut bouleverser et construire une identité adolescente et adulte. Bouraoui affirme : « ma nature homosexuelle a recouvert mon enfance, mon adolescence et une partie de ma jeunesse » (p. 136). Le fait d’admettre ce désir la fait entrer dans le monde des adultes : « Je suis homosexuelle. Je quitte mon enfance » (p. 160).

La violence que la narratrice s’est infligée à cause de son homophobie intériorisée, l’acceptation du désir, l’imaginaire et l’écriture composent, ensemble, l’identité hybride de Nina Bouraoui.

5. Conclusion

L’avant-dernier roman de l’écrivaine Nina Bouraoui, Tous les hommes désirent naturellement savoir, publié en 2018, tire son titre de la première phrase de la Métaphysique d’Aristote. À cette occasion, Bouraoui part à la recherche de son identité pour répondre à la question Qui suis-je ? Ce récit commence par une promenade sur les quais de la Seine et se termine en ouvrant la voie vers l’avenir. À mi-chemin entre les mémoires et l’autobiographie, la narratrice construit le roman à partir de sa propre histoire mais aussi de celle de sa mère. L’identité de Bouraoui est une identité hybride qui résulte des tensions constantes entre les règles sociales qui sont fixées par le biais de la violence et la lutte pour accéder à la liberté. Ces tensions sont présentes aussi bien en Algérie, pendant son enfance, qu’en France, durant son adolescence. Mais, elles sont aussi présentes à l’intérieur de son territoire corporel.

La violence, qui était d’abord poétique, perçue dans ses œuvres antérieures, se présente dans ce dernier livre de façon frontale. En Algérie, la virulence est décrite et détaillée et se dirige contre les femmes, contre le reste de la population et elle habite la narratrice. D’abord, chez les femmes, qui sont agressées dans l’espace public (la violence subie par la mère de la narratrice parce qu’elle est femme et étrangère) et domestique (Ourdhia et la pharmacienne). La population souffre aussi d’une brutalité qu’elle soit de nature politique ou religieuse. Quant au premier type de violence, la politique, les massacres se révèlent comme étant les plus cruels ; ensuite, la violence touche les proches de la famille (l’ami psychiatre est assassiné) et même la famille (son oncle paternel meurt au maquis). La violence pour des raisons religieuses est aussi exercée. Ainsi, on voit tous les croyants non musulmans cacher leurs sapins de Noël. La narratrice, dès son enfance, ressent aussi la violence, qui est inscrite en elle et envers laquelle elle éprouve parfois de la peur et parfois du désir.

Contre cette violence, une volonté de liberté s’affirme, un sentiment liberté qui surgit dans la nature en Algérie. La mère et la narratrice se sentent en liberté dans la forêt, sur les chemins forestiers, sur les rochers et dans le désert. La nature les protège des dangers et leur donne aussi la liberté d’être. Elles accèdent à cet espace grâce à la Citroën bleue de la mère, voiture qui devient un symbole de liberté pour Bouraoui dans cette œuvre.

La tension et la lutte de forces entre les contraintes sociales et la liberté se manifestent ainsi en France. La violence apparaît, pour la première fois, au cours de la Seconde Guerre Mondiale ; ensuite, la colère se dirige vers les étrangers d’origine algérienne et, finalement, elle se présente sous forme d’agression contre les femmes. D’abord, la Seconde Guerre Mondiale marque les jeux d’enfance de la mère de la narratrice et aussi la fin de son enfance. La famille maternelle doit déménager et se rendre finalement à la campagne pour y vivre en sécurité et en liberté. Ensuite, le discours violent apparaît après la guerre chez les grands-parents maternels et s’oriente vers le père de la narratrice, un homme algérien qui arrive en France pour étudier et qui rencontre sa mère. Cette véhémence à l’égard des étrangers fait que les grands-parents n’acceptent pas le mariage entre leur fille et l’Algérien. Même après quelques années, ils ne croient pas aux moyens d’un système sanitaire autre que le français. Finalement, la violence se manifeste en France contre les lesbiennes qui peuvent être agressées à cause de leur condition sexuelle.

À cette censure morale ou physique s’oppose une liberté manifeste dans le Marais, dans le Katmandou et dans bien d’autres endroits occupés par la narratrice. Cette opposition est, en effet, une tension et une lutte de forces qui sont reliées entre elles par une énergie qui ne s’arrête pas. Dans le Katmandou, la narratrice éprouve le premier désir adolescent ; là-bas, elle connaît d’autres femmes et se fait des amies. L’écriture et l’imaginaire deviennent aussi des espaces d’épanouissement personnel où la narratrice trouve sa place et la liberté d’être elle-même.

En plus des tensions vécues en Algérie et en France, la narratrice éprouve cette lutte interne entre sa propre condamnation morale (l’homophobie) et la volonté de liberté. L’homophobie intériorisée se manifeste quand elle exprime son mépris envers elle-même ou quand elle admet que les autres s’abîment à cause de cette haine.

La liberté apparait dans ce roman d’abord en construction, puis, elle se manifeste. En édification quand, d’abord, elle est enfant en Algérie, et qu’elle dit idolâtrer les garçons, vouloir jouer au football ; puis, quand elle ne s’identifie pas avec le genre assigné, parfois homme, parfois femme. Ensuite, lorsqu’elle s’habille en homme pour écrire. Finalement, quand la narratrice enfant éprouve aussi bien du désir que de l’amour pour Ourdhia.

Elle est effectivement lesbienne au moment où, adulte, accepte son désir envers les femmes, sa nécessité d’aimer et d’être aimée par une femme. La première fois que la narratrice affirme se sentir libre étant adulte est lorsqu’elle décrit les sensations qu’elle éprouve, quand elle désire et se sent désirée par Nathalie R. Les sensations viennent d’une nature libératrice, absente à Paris, mais présente dans l’imaginaire de Nina Bouraoui. Le symbole de l’automobile, comme dans Thelma & Louïse, revient chez la narratrice pour nous indiquer aux lecteurs que le voyage en voiture la mène à la liberté d’aimer et d’être aimée.

Ces tensions entre contraintes et mœurs, et la liberté donnent comme résultat une violence omniprésente en Algérie, en France et dans son territoire corporel lesbien. Elles construisent une identité multiple (qui vient de la volonté) et hybride (issue des désirs) dans laquelle la narratrice et Bouraoui se définissent avec aisance. Le chemin que Bouraoui a parcouru et que sa mère a fait aussi est la voie qui la guide vers l’avenir.

Références bibliographiques

 


Notes

[1] Insulte qui s’adresse aux femmes européennes non musulmanes.

[2] Toutes les citations gardent le style du texte source quand il est écrit en italique.

[3] Dans La grande librairie et La chronique de Clara Dupont-Monot.

[4] Adrienne Rich fait allusion à la « conscience lesbienne » et à la rupture de structures qu’elles croyaient naturelles mais qui ont été imposées aux femmes par la société (1981, p. 51).