La « féminitude » de Calixthe Beyala : négociation identitaire, entre négritude et féminisme 

Marion Coste / Université de Cergy-Pontoise / France

Cet article se concentre sur la notion de « féminitude », développée par l’écrivaine franco-camerounaise Calixthe Beyala dans Lettre d’une Africaine à ses sœurs occidentales, en associant les notions de « négritude » et de « féminisme ». On montrera que Beyala promeut un féminisme qui essentialise à la fois les femmes et les Subsahariens, ces deux groupes qui auraient, d’après l’autrice, un rapport sensible et intuitif au monde, par opposition avec le féminisme occidental que Beyala juge trop intellectualisant. Ensuite, nous analyserons deux romans, Le Petit Prince de Belleville et Maman a un amant pour comprendre les spécificités des problématiques féministes qui se posent aux personnages d’immigrées subsahariennes en France : Maryam doit accepter une organisation misogyne de la famille pour avoir le droit symbolique d’appartenir à la communauté immigrée. Si elle refuse cette organisation, elle court le risque d’être exclue et de perdre ses enfants. Enfin, nous étudierons les lacunes du dialogue avec le féminisme occidental incarné par Mme Saddock.
Mots-clés : Calixthe Beyala ; féminisme ; négritude ; écriture de la migration ; interculturalité

1. Introduction

Calixthe Beyala est une écrivaine prolifique et reconnue par de nombreux prix prestigieux (grand prix du roman de l’académie française, grand prix de l’Afrique noire, grand prix de l’UNESCO). Elle est née à Douala au Cameroun en 1961 et réside en France depuis 1978, tout en retournant très régulièrement dans son pays natal. Elle est aussi militante, à la fois anti-raciste et féministe : ses prises de position en faveur d’une meilleure représentation des minorités visibles dans le paysage audiovisuel, au nom du Collectif Egalité dont elle est l’initiatrice et la porte-parole, s’accompagnent d’essais littéraires dans lesquels elle explique sa vision du féminisme (Lettre d’une Africaine à ses sœurs occidentales (Beyala, 1995)) puis du racisme en France (Lettre d’une Afro-française à ses compatriotes (Beyala, 2000)), les deux ouvrages fonctionnant en diptyque, comme l’a montré Margarita Alfaro Amieiro (2020). Cependant, le féminisme ne va pas de soi pour elle, comme elle le montre dans Lettre d’une Africaine à ses sœurs occidentales, où elle utilise le mot-valise de « féminitude » forgé à partir de « féminisme » et « négritude ».

« Féminitude » est un mot déjà employé par Simone de Beauvoir (1949), mais dans une optique tout à fait différente : Simone de Beauvoir a elle aussi forgé le mot de féminitude par rapprochement avec celui de négritude, mais pour montrer que les oppressions subies par les femmes (blanches) forment un système, tout comme celles subies par les Noirs (hommes). Ce même mot a servi à Françoise Picq (1993) à définir un féminisme qui confine à l’essentialisme : la féminitude, c’est la singularité de l’expérience de la féminité, mais le tout est alors de savoir si cette expérience est une construction sociale ou si elle est liée à la nature de la femme. Ce que Calixhte Beyalaqualifie de « féminitude » a bien à voir avec cette essentialisation féminine. S’y joue aussi la concurrence de deux combats, celui de la négritude et celui du féminisme. Je tenterai dans cet article d’analyser le concept de « féminitude » tel qu’il est employé par l’autrice, en m’appuyant à la fois sur la Lettre d’une Africaine à ses sœurs occidentales et sur ses romans, dans lesquels elle met en scène les enjeux du féminisme pour les femmes subsahariennes immigrées en France. Par ce concept, Beyala s’inscrit dans la réflexion du féminisme intersectionnel, fondé par Kimberlé Crenshaw (Crenshaw, 1989). Pour cette dernière, la spécificité du système d’oppression subi par les femmes africaines-américaines doit être analysée dans toute sa complexité, et ne se réduit pas à la superposition des oppressions sexistes subies par les femmes blanches et racistes subies par les hommes noirs. Le féminisme intersectionnel est particulièrement théorisé aux États-Unis d’Amérique, comme en rend compte en français l’anthologie Black Feminism réalisée par Elsa Dorlin (2008).

En m’appuyant sur les travaux de Fatou Sow, sociologue qui travaille sur les problématiques de genre au Sénégal (Sow, 2012) et sur la Lettre d’une Africaine, je montrerai que la « féminitude » relève d’une négociation identitaire propre aux féministes subsahariennes. Calixthe Beyala met au jour les enjeux féministes des Subsahariennes immigrées en France, à travers Le Petit Prince de Belleville (Beyala, 2001) et surtout Maman a un amant (Beyala, 1999)Il y est question du refus de la polygamie masculine, du risque de l’exclusion de la communauté et de la famille encouru par la femme qui veut quitter son mari, et de la difficulté à investir l’espace public. Je commenterai le choix de donner la parole à l’enfant, au père et la mère, pour donner à lire une analyse systémique de la situation de la femme subsaharienne immigrée en France.

Je montrerai ensuite que Beyala met en scène le désir et les défauts de communication entre les femmes subsahariennes et les féministes françaises blanches. Je m’appuierai alors sur les personnages de Soumana et de Madame Saddock, féministe blanche dans Le Petit Prince de Belleville, puis de la figure de « l’Amie » à laquelle Maryam adresse ses lettres dans Maman a un amant.

2. La féminitude, négociation identitaire des féministes subsahariennes

Fatou Sow explique, en s’appuyant sur son travail de sociologue et sur son vécu de femme sénégalaise, que le féminisme n’allait[1] pas de soi au Sénégal :

J’ai vécu cette histoire et me souviens que les premières associations féminines sénégalaises étaient des amicales, des associations professionnelles de femmes institutrices, sages-femmes, juristes, etc., sous des branches locales d’organisations internationales (SoroptimistZonta). Toutes ont énergiquement refusé l’étiquette féministe. Elles n’en réclamaient pas moins de meilleures conditions de vie et de santé, un accès à l’éducation, à la formation et à l’emploi, une progression dans l’échelle de la Fonction publique, meilleure voie d’accès à la promotion sociale de l’époque, une représentation dans les structures du pouvoir.

Elles n’ont, toutefois, à aucun moment dénoncé le système patriarcal politique et social, ou questionné la culture. Seules quelques pratiques jugées excessives, telles que les dépenses des cérémonies familiales ou la dot, étaient dénoncées. Toute autre tentative était perçue comme signe d’extraversion. La posture critique était difficile à tenir à une époque de production de discours nationalistes articulés autour de la culture, de la négritude et de l’africanité de Senghor, le président-poète, ou de Cheikh Hamidou Kane, le talentueux auteur sénégalais de L’Aventure ambiguë. Mettre en question les relations hommes-femmes, c’était nier les rapports de complémentarité dont les femmes elles-mêmes se prévalaient encore dans l’ensemble. Moi-même, dans mon premier article sur les femmes publié en 1963, dans le numéro 1 du magazine Awa, je défendais la complémentarité de ces rapports. Les inégalités dénoncées par les femmes étaient d’abord celles produites par l’ordre colonial, puis néocolonial. (Sow, 2012, p. 149)

Les Sénégalaises qui luttent pour de meilleures conditions de vie des femmes sont limitées dans leur théorisation féministe par le passé colonial : le féminisme est assimilé à une pratique européenne, donc à une forme de néocolonialisme des esprits. De plus, dénoncer les aspects patriarcaux de la société traditionnelle subsaharienne était inenvisageable, car tout l’effort des intellectuels, femmes comprises, consistaient à valoriser cette culture, qui avait été dénigrée par le colonialisme. Restait alors aux femmes sénégalaises la possibilité de lutter contre des inégalités concrètes, flagrantes, mais sans dénoncer le système dans son ensemble. La lutte féministe et la lutte anti-colonialiste sont mises en concurrence.

Calixthe Beyala, plus jeune de vingt ans que Fatou Sow et habitante du Cameroun, fait pourtant le même constat que cette dernière, sans doute parce que ce que Fatou Sow met au jour, est une conséquence d’un passé colonial partagé par le Cameroun et le Sénégal :

Le terme « féministe » est aujourd’hui chargé de connotations très péjoratives. Oser prononcer ce mot suffit à vous attirer le mépris des hommes mais aussi de certaines femmes. « C’est une féministe ! » Vous voilà définitivement cataloguée comme faisant partie de la bande des mal-baisées pleurnichardes. […] Pour mes sœurs africaines, être féministes, c’est vouloir faire « comme les Blanches ». Elles se veulent fixées à leur place, assises dans leur conception vieillotte du monde comme un magicien dans son cercle. (Beyala, 1995, pp. 47-48)

Être féministe, c’est faire « comme les Blanches » : la peur de la néocolonisation par le féminisme se fait sentir ici aussi. Beyala paie d’ailleurs son féminisme d’une relative mauvaise réputation dans son pays natal : « Dès l’instant où j’ai publié mon premier livre, les Africains n’ont pas arrêté de me suspecter. Mes revendications sonnaient “ Occident ”, ma partialité en ce qui concerne la situation des femmes sur mon continent m’a fait très mal voir » (Beyala, 1995, p. 99). On ne peut nier que la réception de Calixthe Beyala au Cameroun est, pour le moins, très critique, ce qui ne s’explique peut-être pas exclusivement par son féminisme souvent très agressif, mais qui n’est pas non plus extérieur à la question. On peut en donner pour exemple l’article « L’univers zombifié de Calixthe Beyala », dans lequel Ambroise Kom écrit :

Beyala ne répugne à aucun stéréotype, si infamant soit-il, pour dénoncer les perfidies de la femme et pour montrer comme elle se fait prendre au piège du mâle. […] À cet égard, on se rend compte que le succès de Beyala peut aussi bien tenir des multiples scènes osées dont dégorgent ses récits […], l’on peut comprendre que des critiques n’hésitent pas à accuser Beyala de s’adonner passionnément à une écriture pornographique, technique destinée à accrocher un public en quête d’érotisme et d’exotisme bon marché. (Kom, 1996, p. 67)

En réponse, l’autrice dénonce l’anti-féminisme africain comme une manigance masculine de plus :

Les plus dangereux sont ces Africains qui intellectualisent l’oppression et la mutilation des femmes… Ils disent que c’est la tradition. Ils brandissent les épouvantails de la domination culturelle occidentale, et la peur qu’elle inspire à un peuple encore traumatisé par l’esclavage et la colonisation, pour se conforter dans l’idée que la tradition africaine est salvatrice. Nous y soumettre, tout accepter de la barbarie dans ses formes les plus cruelles, voilà, selon eux, ce qui nous libérerait de la suprématie occidentale. (Beyala, 1995, p. 88)

Malgré le recul critique dont elle fait preuve, il reste dans son discours des traces de cette concurrence des luttes. Ainsi, le concept de « féminitude » est un mélange du mot « négritude » et du mot « féminisme. » La différence théorique principale d’avec la majorité des féminismes blancs tient en ce que la féminitude est essentialiste :

la définition de ma féminitude – très proche du féminisme mais divergente dans la mesure où elle ne prône pas l’égalité entre l’homme et la femme, mais la différence-égalité entre l’homme et la femme. Il fallait un autre mot pour définir cette femme nouvelle qui veut les trois pouvoirs : carrière, maternité et vie affective. (Beyala, 1995, p. 20) 

Il est intéressant de voir que Beyala assimile le féminisme blanc à un féminisme universaliste, oubliant ou feignant d’oublier d’autres tendances féministes :[2] réduire le féminisme blanc à ses tendances dominantes permet à Calixthe Beyala de s’en démarquer, d’affirmer son africanité jusqu’au cœur de son féminisme.

Calixthe Beyala prend soin, dès les premières pages de son essai, de se démarquer des féministes blanches et d’affirmer une pensée nègre, dans le sens où l’entendaient les philosophes et les poètes de la Négritude : « Mon raisonnement est différent car ma raison se cheville à la nature. Je laisse les théories et le cartésianisme aux intellectuelles (Beyala, 1995, p. 9) ». On retrouve ici la rhétorique de la Négritude, rangeant le Nègre du côté de la nature et le Blanc du côté du raisonnement désincarné. Le féminin des « intellectuelles » nous indique qu’ici, c’est des féministes blanches qu’il est question, et non de tous les intellectuels blancs.

L’affirmation de la spécificité subsaharienne du féminisme de Calixthe Beyala paraît primordiale pour l’autrice, qui y revient à de multiples reprises. Elle active les représentations de la culture nègre : elle se présente comme celle dont la pensée est ancrée dans le corps. Elle définit son féminisme comme « le féminisme en chair avec une respiration (Beyala, 1995, p. 43) ». On retrouve en miroir la critique qu’elle adressait aux féministes blanches en début de livre, à savoir une forme de désincarnation, d’intellectualisme abusif. Le féminisme de Beyala est fait de sensualité et de sens pratique : « J’écris cette lettre pour que survive une race en voie de disparition : La femme. Nos combats, nos revendications doivent se cheviller à notre nature féminine pleine de bon sens, d’amour, de sens d’organisation et de créativité » (Beyala, 1995, p. 152). L’utilisation du mot « race » plutôt que « sexe » ou « genre » permet le rapprochement avec la défense de la race nègre, telle qu’elle a eu lieu durant la Négritude. Elle permet de comprendre que, selon la même stratégie que celle de la Négritude, le féminisme de Calixthe Beyala consiste à retourner les stigmates associés au féminin comme le manque de logique ou de capacité à l’abstraction ou la propension au sentimentalisme.

Le lien entre Calixthe Beyala et la Négritude est cependant complexe. Le titre de l’un de ses livres est une citation d’un des poèmes les plus connus de Senghor, Femme nue, femme noire (Beyala, 2003). On y lit évidemment un geste d’hommage, hommage que Beyala confirmera dans de nombreux entretiens. Cependant, les premières pages du livre prennent leur distance avec cette poésie :

‘Femme nue, femme noire, vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté…’ Ces vers ne font pas partie de mon arsenal linguistique. Vous verrez : mes mots à moi tressautent et cliquettent comme des chaînes. Des mots qui détonnent, déglinguent, dévissent, culbutent, dissèquent, torturent ! des mots qui fessent, giflent, cassent et broient ! Que celui qui se sent mal à l’aise passe sa route… Parce que, ici, il n’y aura pas de soutiens-gorge en dentelle, de bas résille, de petites culottes en soie à prix excessif, de parfums de roses ou des gardénias, et encore moins ces approches rituelles de la femme fatale, empruntées aux films ou à la télévision. (Beyala, 2003, p. 11)

La distance prise par Irène avec le texte de Senghor est une distance féminine, voire féministe. En effet, elle rejette la langue de Senghor pour affirmer un langage de combat, utilisant le lexique de la guerre (arsenal, détonnent, déglinguent, torturent). Elle rejette ensuite un érotisme centré sur le désir de l’homme et sur le stéréotype de la femme fatale, et assume, à travers l’expression « à prix excessif » un bon sens féminin dont on a vu dans la citation précédente qu’il était l’un des fondements du féminisme de Calixthe Beyala. N’oublions pas que la suite du poème de Senghor propose une vision de la femme au service de l’homme que Calixthe Beyala ne peut accepter : elle est « terre promise » à conquérir, « fruit mûr » à dévorer, muse (« bouche qui fais lyrique ma bouche ») et récompense (« tam-tam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur »). Cependant, Calixthe Beyala s’approprie la glorification féminine que véhicule la négritude de Senghor, d’après elle. À Jean-Bernard Gervais, qui lui demande : « Pour exprimer votre combat en faveur du droit des femmes, vous utilisez un néologisme, la «féminitude». Quel concept recouvre ce nouveau mot ? », elle répond :

Vous n’êtes pas sans savoir que le mouvement de la négritude a placé sur un piédestal la femme africaine. En sublimant l’Africaine, des poètes comme Senghor ont en fait voulu glorifier le passé anté-colonial africain. La féminitude serait pour moi un mélange de féminisme et de négritude. Avec ce nouveau concept, je cherche à montrer en quoi la femme noire est supérieure. Je veux affirmer la suprématie de la femme noire sur l’homme noir. En Afrique, c’est la femme qui travaille, c’est elle qui fait en sorte que ce continent ne parte pas totalement à la dérive. (Gervais, 1995, p. 16)

Calixthe Beyala est pourtant tout à fait consciente de la dimension patriarcale de la Négritude, et de ce poème en particulier, comme elle l’explique dans un entretien à Tirthankar Chanda :

Ce titre est en effet directement inspiré de Senghor, de ce magnifique poème de son recueil Chants d’Ombre. Senghor est très érotique dans ce poème, très sensuel, tout en laissant paraître entre les lignes une certaine pudibonderie, une espèce de rigueur moraliste. En fait, la femme est omniprésente dans la poésie de la négritude. Les écrivains appartenant à ce mouvement ont exalté la femme noire, sa beauté, sa sensualité, sa générosité, pour vanter à travers elle le passé, et la grandeur de la civilisation négro-africaine, mais sans jamais vraiment accepter les femmes comme leurs égales. En intitulant mon roman d’après ce célèbre poème de Senghor, j’ai voulu à mon tour m’approprier ces paroles, les investir de toute la violence, les humiliations et la souffrance dont est fait le quotidien de la femme africaine. D’ailleurs, comme je le dis dès le début du roman, les vers extraits de ‘Femme nue, femme noire’ que j’ai mis en exergue n’appartiennent pas à mon arsenal littéraire. Quand je reprends ces vers, c’est pour les vider de leur charge patriarcale. Pour ce faire, je les fais cohabiter avec les mots qui sont les miens, des mots qui choquent, mais qui disent toute la rébellion de la femme noire et sa capacité à être ce que j’appelle des ‘femmes-étoiles’. (Chanda, 2003, p. 42)

On voit bien ici comment Calixthe Beyala s’applique à ménager deux logiques difficiles à concilier, celle du féminisme (jugé raciste à certains égards, comme je le verrai dans la suite de cet article) et celle de la Négritude, jugée « patriarcale » dans la citation qui précède. Le choix de Calixthe Beyala consiste alors à corriger une tendance par l’autre, afin de définir une façon de penser qui lui soit propre et qui ne l’amène à nier ni sa féminité ni sa négritude, selon une logique essentialiste. Le féministe subsaharien de Calixthe Beyala est une négociation identitaire permanente : rejeter le patriarcat sans faire le jeu de la néo-colonisation, valoriser la culture subsaharienne sans accepter la position subalterne de la femme qu’elle comporte parfois. La « féminitude » peut se lire comme une volonté de l’autrice d’être une voix tout à fait singulière, dans les marges, et même dans les marges des marges : féministe, mais dans les marges africaines du féminisme ; africaine, mais dans les marges féministes de l’africanité.

Calixthe Beyala procède à une double essentialisation, de la femme et de l’Africain. Cette position impose une généralisation abusive, comme si toutes les femmes étaient identiques et tous les Africains aussi. On peut faire l’hypothèse que cette généralisation, fréquente dans l’œuvre de Calixthe Beyala, vient du fait qu’elle vit en France depuis plus de quarante ans, et que l’Afrique dont elle parle est une Afrique d’immigrée, une Afrique fantasmée : à l’immigré, la généralisation, qui donne au pays natal les contours du rêve, est peut-être nécessaire.

3. Les enjeux du féminisme des Subsahariennes vivant en France

La femme subsaharienne en France rencontre des difficultés spécifiques à sa situation d’immigrée et de femme, et à la rencontre en elle d’une culture subsaharienne et de la culture française. Ainsi, dans Le Petit Prince de Belleville, Loukoum, un petit garçon, raconte comment la hiérarchie patriarcale de la structure familiale se délite parce que ce sont les femmes, et particulièrement sa mère, qui gagne l’argent du foyer. Cependant, le père continue à jouir de ses avantages, notamment sa mainmise sur l’espace public et son droit à l’infidélité, infidélité qu’il impose à sa femme et qui est jugée acceptable par l’ensemble de la communauté. Dans Maman a un amant, on retrouve les mêmes personnages, mais Maryam, la mère, a décidé de quitter son mari infidèle pour un autre homme, français et blanc. On suit alors la façon dont son infidélité et son désir de liberté sont critiqués par la totalité de la « communauté des Nègres de Belleville », comme les appelle Loukoum. Finalement, Maryam est forcée de revenir auprès de son mari afin de garder contact avec ses enfants, qui prennent le parti du père parce qu’ils suivent la tendance de la communauté. Ces deux romans présentent un schéma récurent dans l’œuvre de Calixthe Beyala, comme l’a remarqué Odile Cazenave :

Cette évocation est aussi, pour l’auteur, un moyen de rendre compte d’un décalage entre homme et femme face à leur situation d’exil. De fait, Beyala considère les distorsions de style de vie entre hommes et femmes, entre parents et enfants. La femme, elle, recherche une nouvelle liberté, découvre d’autres façons d’être et de faire, en tant que femme, en tant qu’épouse (d’où des transformations physiques que l’homme ne comprend pas et accepte mal). Tout au contraire, l’homme oppose de la nostalgie à cette nouvelle société. Perdu dans ce monde, il porte un regard sur le passé, sans pouvoir désormais communiquer sa peine aux femmes qui ne l’écoutent plus. (Cazenave, 2003, p. 96)

Les deux romans sont des romans chorals : c’est Loukoum le narrateur principal, mais dans Le Petit Prince de Belleville, le père (Abdou) prend souvent la parole pour raconter sa perte d’autorité, et dans Maman a un amant, la mère prend la parole pour dialoguer avec « l’Amie », femme blanche, à qui elle tente d’expliquer les spécificités du patriarcat contre lequel elle se débat. Ce choix du roman choral permet une vision nuancée et systémique du modèle familial. En effet, Calixthe Beyala fait ressentir la souffrance réelle d’Abdou, ce qui permet de donner à ce personnage un aspect touchant et de ne pas le réduire à sa position de phallocrate égoïste. De même, l’innocence d’enfant de Loukoum laisse pourtant transparaître une logique misogyne d’autant plus choquante qu’elle se mélange à l’amour évident que l’enfant éprouve pour sa mère, dont il perçoit la souffrance. Les prises de parole de Maryam permettent de faire de « l’Amie » un double de la lectrice française blanche, et le silence de cette amie renvoie aussi les lectrices à leur difficulté à prêter une oreille ouverte aux problématiques spécifiques des femmes subsahariennes, que Maryam ne cesse de décrire :

Pendant des années, j’ai essayé d’être une bonne épouse.

Je célébrais mon époux comme l’autre mystère de la vie, je répétais sur son corps des galaxies d’étoiles, et à terme la marque du ciel. Je glissais à ses oreilles des tendresses plus fortes et neuves que toutes les nostalgies.

J’étais à lui, bannie du monde, écartée de la lumière.

Mais lui ? Quels sentiments ? Il savait être le centre de l’univers, la somme ou la totalité.

J’étais l’image qui tapissais ses murs et éloignait le froid. (Beyala, 1999, p. 74)

Maryam décrit ici la façon dont elle a tenté de se conformer à ce que son mari et sa société subsaharienne attendait d’elle : elle a accepté le rôle de « bonne épouse » tel qu’il a été forgé par les hommes et accepté par les femmes avant elle. Elle s’est ainsi retrouvée isolée, « bannie du monde », et dépossédée d’elle-même, réduite à l’état d’« image » décorative, rassurante.

La dernière phrase de l’extrait mobilise à la fois le sens concret et le sens abstrait du « froid » : il s’agit du froid de la France, par contraste avec la chaleur subsaharienne (celle du Mali, en l’occurrence dans ce roman), mais aussi du froid de la solitude dans laquelle est plongée l’immigré, solitude qu’Abdou nous a donné à sentir dans Le Petit Prince de Belleville. Demander à Maryam de remettre en question le patriarcat, c’est lui demander de blesser un homme déjà mis en difficulté par le racisme et les difficultés économiques et affectives que lui impose la migration en France. La structure chorale des deux romans permet encore une fois de comprendre la complexité de la situation de la femme subsaharienne immigrée en France : le féminisme est pour Maryam une agression envers son mari dont la douleur l’émeut.

Sortir de cette image de « bonne épouse » nécessite de se reconstruire entièrement et de remettre en question à la fois un équilibre social et un système moral. Cette redéfinition d’elle-même que Maryam choisit et subit durant le roman est un renoncement :

‘La femme est née à genoux aux pieds de l’homme.’

Cette phrase a bâti mon royaume intérieur. Elle a tissé mon enfance. Elle m’a caressée violemment. Elle me pénètre en grands sanglots, en larmes jaillissantes de laideur et d’espaces interdits. Elle répète ce qu’on appelle des hérésies. Elle affirme mon orgueil que je dois courber malgré moi.

Et dans cette raison supérieure plus que jamais éternelle, je pense à ma mère. (Beyala, 1999, p. 21)

L’utilisation d’une maxime pour affirmer la domination masculine, ainsi que la référence à la mère, montre que pour Maryam, le patriarcat est associé à la culture maternelle, celle justement qu’elle craint de perdre à cause de la distance géographique qui la sépare de son pays d’origine. Refuser cette maxime, c’est détruire « son royaume intérieur » et découdre « son enfance » : c’est un renoncement violent, qui risque de provoquer un délitement identitaire. Cependant, cette maxime est associée à une sorte de viol par les expressions « caressée violemment » et surtout « pénètre en grands sanglots ». Maryam est prise dans un conflit de fidélité, entre elle-même en tant que femme et sa culture maternelle.

Ce passage a pour vertu de défaire dans l’esprit des lectrices le préjugé selon lequel les femmes immigrées qui vivent dans l’ombre du foyer et de leur mari, qui n’apprennent pas ou peu la langue du pays, seraient responsables de leur sort : on comprend que c’est par amour et par fidélité envers sa famille restée au pays que Maryam agit de la sorte. Comment rejeter la culture d’une mère qui nous manque, qui n’est pas là pour s’offrir à la discussion ou la dispute ? Ainsi, lorsque son amant blanc pousse Maryam à apprendre à lire et à écrire, celle-ci comprend qu’elle risque l’exclusion :

Il dit : « Tu dois apprendre à lire et à écrire. »

Une idée qui me fait peur, comme si elle accentuait à distance ma différence d’avec mon voisinage, ma tribu, celle de Belleville. J’imagine déjà en eux tout un bouillonnement de haines tapies et de convoitises qui me tiendraient loin d’eux.

Pourtant, j’ai dû franchir la barrière. Accepter cette préférence d’apprendre à lire et à écrire. Je sais que c’est un scandale qui efface chacune de mes complicités avec la communauté nègre. Un privilège, déporté sur l’éloignement culturel – l’enfer, en somme.

J’ai osé.

J’ai prêté mon cerveau à la magie des raisons contraires. Et dans cette connivence avec le démon, je venge la vie qu’ils me refusaient.

J’apprends à lire et à écrire.

[…] Une route difficile d’accès, surtout quand tu songes, l’Amie, que j’ai un demi-siècle d’emmurement dans l’ignorance. (Beyala, 1999, pp. 208-209)

Il ne s’agit pas simplement pour Maryam de s’ouvrir à la culture française, dans un geste qui serait enrichissant : en se donnant les moyens de découvrir la culture française, elle risque de perdre une seconde fois le pays et la famille qui font référence pour elle. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture évoque même pour Maryam une sorte de pacte faustien (« connivence avec le démon », « magie des raisons contraires », « l’enfer ») : l’accès à la connaissance est aussi renoncement à la communauté humaine qui est la sienne. Si cette rencontre de deux cultures qu’expérimente Maryam peut évoquer la créolité chère à Edouard Glissant (1997), on est pourtant loin d’une expérience joyeuse de l’altérité, d’une construction identitaire ouverte à toutes les influences. L’interculturalité de Maryam est un renoncement douloureux, qui la prive de sa communauté.

L’usage du registre pathétique, omniprésent dans les passages où Maryam est narratrice, contraste fortement avec le ton humoristique de Loukoum, que je présenterai dans la suite de cet article. Ce registre peut être lu à la fois comme l’expression de la souffrance de Maryam et comme une tentative de se faire comprendre de « l’Amie », de la faire entrer en empathie avec des souffrances qu’elle ne connaît pas, elle dont nous avons compris qu’elle est une lectrice intradiégétique.

Le fait de donner le rôle de narrateur principal à l’enfant permet aussi de confirmer que le rejet de la domination masculine, pour Maryam, serait condamné sans aucune nuance par tous, y compris par son fils qui l’aime pourtant tendrement. De plus, il inscrit l’histoire de l’émancipation de Maryam dans l’avenir, puisque le vécu de la mère est perçu par le fils. S’interroger sur la façon dont Loukoum comprend la situation permet d’imaginer qu’il ne perpétuera pas la situation patriarcale que son père a imposé à ses épouses. Ainsi, comme le dit Odile Cazenave : « Sous la plume de Beyala, les questions d’identité, du moi féminin, prennent une ampleur et un tour immédiatement politique ; elles sont liées au devenir de l’Afrique, au devenir de la communauté africaine en France (Cazenave, 2003, p. 103) ».

Loukoum semble prendre le parti de son père, dans le sens où il espère voir revenir sa mère et où il déteste, nous le verrons, Madame Saddock, qui pousse Soumana et Maryam à la révolte. Cependant, la situation est plus nuancée. En effet, l’antipathie de Loukoum contre Madame Saddock est due, je le montrerai dans la partie suivante, au racisme de cette dernière, et non à son féminisme. De plus, dans les lettres qu’il adresse à son amoureuse, Lolita, on lit sa volonté d’échapper au système patriarcal incarnée par la communauté des « Nègres de Belleville ». Maryam a dû réintégrer le foyer pour ne pas perdre ses enfants, et Abdou reprend ses infidélités :

Ce soir, après manger, mon papa a dit :

Il faut que je sorte, j’ai quéque chose d’urgent à faire.

Ah oui ? a fait M’am.

Elle a ramassé les assiettes sales et les a empilées les unes sur les autres.

Marguerite est en ville, M’am a ajouté.

Ce n’était pas une question. Marguerite est cette reine que papa a rencontrée pendant les vacances au Pompidou et qui veut faire de la chanson, du cinéma et être top-model ou quelque chose comme ça que j’ai pas très bien compris.

Papa a baissé la tête, il a croqué sa noix de cola, l’a mâchée, il l’a envoyée valser contre le mur floc-flac ! puis il a dit :

Pau’ve petite ! Il faut vraiment qu’on l’aide.

Bien sûr, elle a fait. Quand est-ce que tu la vois ?

Elle a tenu les assiettes dans ses mains quelques secondes, ensuite elle a tout lâché et ça s’est écrasé sur le sol avec un bruit de catastrophe.

Je ne m’inquiète pas, la bonne humeur proverbiale des Nègres est là et tout finit toujours par s’arranger.

J’espère te voir bientôt, mon amour. Je t’amènerai en Afrique. Finalement pour la maison, j’ai encore reréfléchi. Vaut mieux vivre dans un arbre.

Ton Loukoum qui t’aime et t’adore de tout son cœur. (Beyala, 1999, pp. 256-247)

« La bonne humeur proverbiale des Nègres » est un stéréotype qui ne recouvre pas du tout la réalité de la scène que décrit Loukoum : il voit sa mère obligée d’accepter les infidélités de son mari, alors que lui s’est vu accorder le droit et le devoir, par la communauté, de faire du chantage à l’enfant à sa femme quand celle-ci le trompait. Le « bruit de catastrophe » montre que l’enfant perçoit la violence de la situation. On reconnaît bien ici le jeu de Calixthe Beyala avec les stéréotypes, souligné par exemple par Mireille Rosello, qui explique que : « the texte cheats by inserting fake articulations between so-called facts and their stereotypical explanations » (Rosello, 1998, p. 36). L’Afrique, où il projette d’amener Lolita, s’affirme ici en terre-refuge fantasmée, qui permet à Loukoum de refuser la réalité dans laquelle il vit. Cela est confirmé par la volonté de « vivre dans les arbres », où l’enfance, avec ses rêves de cabane, se mêle à un refus de la vie civilisée, qui se confond ici avec le triomphe violent du patriarcat, notamment à travers la figure du père en train de cracher sa cola, salissant le foyer que la mère est en train de nettoyer, salissure qu’il reproduit métaphoriquement par le mensonge et l’infidélité.

Maryam apparaît comme une femme isolée, incomprise par sa communauté, y compris par sa co-épouse Soumana.

‘Ma sœur (c’est la première fois que je l’entends l’appeler ainsi… M’am a la voix qui sanglote. Son cure-dent tremble avec son menton. Ses yeux sont remplis de larmes). Ce ventre n’a pas porté d’enfant. Pendant des années, j’ai regardé le ciel, rien que le ciel, et j’disais : ‘Seigneur !’ Un jour, le bon Dieu a frappé à ma porte. Et je l’ai pas reconnu tout de suite. Oh, Dieu ! C’était une femme… C’était toi… Au début, il y a eu les efforts. J’étais la plus âgée, c’était à moi de les fournir. S’il faisait trop froid pour garder la fenêtre ouverte, tu me jetais un regard qui disait : ‘Et alors ?’ Si l’heure du coucher était dépassée, la lumière trop faible pour coudre, tu ne bougeais pas, tu disais : ‘Fais-le.’ Je m’exécutais. Tu prenais le meilleur de tout, et tu te servais toujours la première. La meilleure chaise. Le plus gros morceau. La plus jolie nappe. Le ruban le plus éclatant pour tes cheveux. La plus belle robe. Tu m’imitais, tu te souviens ? Tu parlais, tu marchais à ma manière, tu penchais la tête comme moi. Tu représentais plus pour moi que ma propre vie : t’étais la fille que j’avais pas eue. Alors, je laissais… Prends, prends, Mam n’a besoin de rien. Puis t’as touché à autre chose, à quéque chose de terrible, à mon homme… Oui, à l’homme de ma vie. La première fois qu’il est parti dans ta couche, j’ai eu trop de surprise pour que ça me fasse mal. Ensuite, tu le voulais, tu le voulais de plus en plus, il se laissait faire. J’pouvais plus le supporter… j’avais plus rien à donner. Et c’est là que je t’ai détestée. Pas longtemps, bien sûr : T’as fait des enfants – mes enfants –, et je pouvais pas. Personne peut détester le bon Dieu ! J’suis mère et grâce à toi. J’te remercierai jamais assez.’

Soumana l’a regardée. Il y a eu une lueur bizarre dans ses yeux. Elle a éclaté de rire. (Beyala, 2001, pp. 179-180)

Le registre pathétique du discours de Maryam est unique dans Le Petit Prince de Belleville : on le retrouvera, sur un mode plus lyrique, dans Maman a un amant. L’absence de commentaire de Loukoum, qui est portant le narrateur ici, renforce l’effet de surprise que procure la réaction de Soumana. Ce rire, assorti d’une « lueur bizarre dans ses yeux », a de quoi inquiéter, et Soumana mourra de chagrin quelques pages plus tard. On peut comprendre ce rire comme une façon de refuser l’acceptation dont Maryam fait preuve face au système patriarcal dans lequel elle vit, acceptation à laquelle elle mettra fin dans Maman a un amant.

La révolte de Soumana la conduit à la mort : celle de Maryam l’exclut de la communauté. Cet isolement de la femme subsaharienne immigrée féministe est d’autant plus fort que le dialogue avec les féministes blanches est difficile.

4. Un dialogue lacunaire entre féministes subsahariennes immigrées et féministes françaises

Le féminisme intersectionnel afro-américain s’est construit sur la critique du féminisme blanc, qui ne prenait pas en compte la spécificité de la situation des femmes afro-américaines. Pensons par exemple au titre évocateur d’Hazel Carby, « White woman, listen ! », texte traduit dans l’anthologie d’Elsa Dorlin (2012 ; 87-111). On peut encore évoquer le texte de bell hooks, Ne suis-je pas une femme ? (2015 [1986]), où elle explique qu’elle ne se reconnaissait pas dans les propos des féministes blanches.

Ce manque de communication est mis en scène à travers le personnage de Madame Saddock. Dans Le Petit Prince de Belleville, Maryam et sa co-épouse Soumana rencontrent Mme Saddock, une féministe blanche, qui vient régulièrement leur parler de leurs droits chez elles :

Elle explique aux femmes leurs droits et tout le tartouin-bidune-pour-femme-mal-baisée. Quand elle parle, elle fait des gestes, s’émeut et finit même par se fâcher sérieusement. Pas parce qu’elle est furieuse, mais parce qu’elle veut dire plus de choses encore et que mes mamans ne peuvent pas toujours comprendre avec leurs moyens de sous-quartier. Il lui faudrait des mots en diamant pour fourrer dans leurs crânes toutes les merveilleuses choses de la vie, croit-elle. (Beyala, 2001, p. 116)

On voit dans cet extrait le mépris de Loukoum pour le féminisme, et la façon dont il réduit les frustrations féminines à des frustrations sexuelles : il témoigne ainsi de la façon dont il est habité par la logique patriarcale de son père et des amis de celui-ci. Nous avons vu que ce mépris est petit à petit mis à mal dans Maman a un amant, Loukoum constatant, sans jamais la nommer, l’injustice dont est victime sa mère. Cependant, l’enfant est aussi sensible au mépris de Madame Saddock pour sa mère et la co-épouse : la formule « moyens de sous-quartier » témoigne de cela, tout comme l’idée qu’aurait Madame Saddock de « fourrer leur crâne », ce qui sous-entend qu’avant cela ces crânes sont vides, et l’hyperbole « les merveilleuses choses de la vie », qui montre que Madame Saddock n’est pas prête à remettre en question ses convictions. Un peu plus tard, Loukoum montre que Madame Saddock est incapable de comprendre la situation particulière de sa mère et de la co-épouse :

Et Madame Saddock se chagrine. Elle crie :

À votre place, j’irais là, je ferais ci, je ferais ça.

Et justement, elle n’est pas à leur place elle n’a pas à s’occuper de c’qui la regarde pas. Les mariages en Afrique, elle sait pas c’que c’est. Elle comprend rien à notre système de vie. (Beyala, 2001, p. 117)

Ce que Madame Saddock ne perçoit pas, c’est la culture subsaharienne, mais aussi le fonctionnement de la communauté immigrée de Belleville, que Loukoum s’attribue par le déterminant possessif « notre ». Notons au passage que cette occurrence de « l’Afrique », porteuse de généralisation, est ici dans la bouche d’un petit garçon qui ne semble pas connaître précisément le continent africain : la généralisation est bien de l’ordre du fantasme culturel. Cette incompréhension devient dramatique parce que Soumana, la co-épouse, tombe malade à cause du fait que son mari se désintéresse d’elle pour une femme plus jeune, et le féminisme de Madame Saddock ne parvient pas à l’aider à dépasser cette humiliation. Il semble que Soumana se décide à abandonner complètement le modèle de l’épouse subsaharienne, mais sans parvenir à adopter celui de la femme occidentale libérée : elle meurt de cet entre-deux aigre, de cette double exclusion subie. Maryam raconte ainsi la rencontre de Soumana avec la féministe blanche, associant Madame Saddock et la mystérieuse Amie à qui elle adresse ses confidences :

Elle te cherchait, l’Amie, elle t’a vue.

Elle te regardait, monumentale, princière, elle voulait être toi.

Tu plantais tes théories dans l’eau et l’eau nous apportait leurs reflets.

Je regardais, muette.

Soumana agissait.

Elle attrapait ton regard et l’ombre ne régnait plus.

Les fleurs du temps s’ouvraient, le passé se recomposait. Tu faisais un geste, l’obscur devenait clarté, le chaos s’organisait. Tes cloches sonnaient et résonnaient désespérément en elle l’envie de te ressembler, de vivre. Elle hurlait : « Où vas-tu, Abdou ? Où étais-tu ? Tu as vu l’heure ? » Abdou regardait ailleurs. Elle parlait et sa parole tombait sur un linceul de mort. Elle grouillait dans sa grandeur défunte, à sa place de femme, à ras du sol. Puis ses paroles sont allées decrescendo, la lumière s’épaississait, ses rêves se mouraient dans l’enchevêtrement des chaînes et des liens. Soumana est morte, j’ai hérité de ses enfants. (Beyala, 1999, p. 143)

L’image des théories plantées dans l’eau témoigne de la façon dont l’Amie ne prend pas en compte le contexte dans lequel évolue Soumana. Les théories féministes, dans ce contexte, deviennent des « reflets », déchargées de leur puissance concrète. La métaphore de la clarté et de l’obscurité raconte ici les tentatives désespérées de Soumana pour se libérer. D’abord, c’est l’Amie qui amène la clarté, mais ensuite « la lumière s’épaississait » : formule étrange, puisque d’ordinaire, c’est l’obscurité qui s’épaissit. La lumière du féminisme occidentale se fait ombre opaque dans l’esprit de Soumana, prisonnière « des chaînes et des liens. » Si les liens, dans ce contexte, évoquent sans doute les liens familiaux, amoureux, qui lient Soumana à Abdou, les chaînes connotent l’esclavage : l’histoire coloniale vient ainsi brouiller la relation de la féministe blanche et de la féministe subsaharienne.

Les dialogues de Maryam avec L’Amie reprennent cette situation d’incompréhension sur le mode lyrique : Maryam se livre mais L’Amie ne répond jamais. On peut même se demander si cette dernière n’est pas fantasmée par Maryam, témoin alors de l’impossibilité de trouver une interlocutrice féministe blanche réelle :

Tu ignores jusqu’à mon existence. Qui suis-je, après tout ? Un courant d’air qui passe et qui bouleverse la géographie de ton pays. Une bouche encombrante, génératrice d’autres bouches encombrantes et qui t’arrache chaque jour des miettes de pain.

Mais, écoute-moi encore, l’Amie : au bout des interdits, des peines, des haines et des chagrins, la tolérance est la seule rigueur qui vaille. (Beyala, 1999, p. 199)

Maryam souligne ici les préjugés racistes (bouche à nourrir qui fait trop d’enfants, perturbation de la tradition française) qui empêchent l’Amie de l’entendre, de la considérer comme une alliée. L’appel à la tolérance de Maryam est une tolérance entre femme, une invitation à ne pas juger trop vite les actions de certaines femmes subsahariennes immigrées, comme Maryam obligée de renoncer à son amant et de retourner, sous l’opprobre générale, auprès de son mari infidèle. La seule victoire qu’elle obtiendra, est d’être appelée par son prénom, Maryam, et pas M’ammaryam, surnom qui la réduit à sa fonction maternelle et qu’utilisent ses enfants, son mari et même elle, lorsqu’elle signe ses lettres à « L’Amie ». Bien faible gain d’indépendance, jugeraient sans doute Madame Saddock et l’Amie, ignorant les trésors de courage et d’indépendance qu’a dû déployer Maryam pour l’obtenir.

L’égalité des sexes, c’est du domaine de l’abstrait.

Cela sonne faux dans ta tête, je le sais. Mes hivers insomniaques me séparent de toi. Je me perds dans la viande de ta mémoire sélective, gardienne d’autres mémoires globales, plus généreuses, mais prises dans un tourbillon d’images pour apaiser tes désirs et tromper la jouissance ;

Ta légende dit que je porte le soleil, que la couleur dégouline de mon lit, que mes pleurs sont un rire, un chant d’oiseau perché sur un nid de miel. Je ne te juge pas, l’Amie. Ta culture diffère de la mienne. D’autres problèmes t’encombrent. Et puis, après tout, qui suis-je ?

Un oiseau apatride qui vole sans trouver la marche du soleil.

Un cri, une nostalgie et la peau tannée du rêve. (Beyala, 1999, p. 5)

Les stéréotypes, s’ils sont plus mélioratifs que ceux de la citation précédente, n’en restent pas moins une façon d’exotiser la femme noire, d’en faire une Autre absolue : « Ta légende dit que je porte le soleil, que la couleur dégouline de mon lit, que mes pleurs sont un rire, un chant d’oiseau perché sur un nid de miel. » C’est la peine de Maryam, sa douleur, qui est niée ici, à travers des images teintées de racisme : « je porte le soleil » convoque une image stéréotypée de l’Afrique solaire, « la couleur dégouline de mon lit » associe la femme noire à une sexualité débridée vaguement répugnante, « mes pleurs sont un rire » reprend à la fois le stéréotype du Noir toujours de bonne humeur et mime la surdité de « l’Amie » face à la douleur de Maryam, et le « chant d’oiseau perché sur un nid de miel » évoque à la fois la terre d’Afrique comme Canaan avec le miel, et l’animalisation des Noirs et des femmes avec l’oiseau, symboliquement gracieux et peu intelligent. Maryam elle-même assume cette difficulté à se définir autrement que dans le regard de l’autre lorsqu’elle se décrit comme « la peau tannée du rêve », associant sa couleur de peau à un ensemble de fantasmes dont il est difficile de sortir, fantasmes porteurs de violence : l’expression « la viande de ta mémoire sélective », là où on attendrait plutôt « ta mémoire sélective » ou « les méandres de ta mémoire sélective » ancre « l’Amie » dans la réalité des corps et des désirs, en en faisant une forme d’ogresse dangereuse, capable de dévorer cette Autre incarnée par Maryam pour « apaiser tes désir et tromper ta jouissance. »

La douceur de ton de Maryam est ambiguë : elle ne semble pas reprocher à « l’Amie » son racisme et son absence d’empathie, tout en les soulignant abondamment. Elle explicite cette absence de reproche par le « Je ne te juge pas, l’Amie » : c’est bien un appel plein d’espoir à la sororité que fait entendre ici Maryam. Le contraste entre « l’Amie » et Madame Saddock permet de saisir que c’est dans le regard de l’Autre, au moins autant que dans les actes du sujet, que se construit la valeur axiologique de chacun. « L’Amie » est bonne, son manque de solidarité est un manque de compréhension, manque que Maryam espère combler par ses lettres ; au contraire, Madame Saddock, dont le racisme n’est pas plus prononcé que celui de « l’Amie », est jugée sans appel par Loukoum, et condamnée implicitement par la diégèse puisque Soumana meurt seule, sans aide.

5. Conclusion

Calixthe Beyala, à travers ses romans et ses essais, nous fait percevoir la spécificité du féminisme de la Subsaharienne immigrée en France, confrontée à des difficultés qui ne sont pas celles des féministes blanches, prise dans un conflit de fidélité avec sa culture maternelle, rejetée parfois par les préjugés racistes des féministes blanches, confrontée à une communauté blessée et agressive.

C’est cependant un appel à la tolérance et à l’union qui transparaît partout : en affirmant les difficultés que posent cette union, en réclamant une écoute débarrassée des stéréotypes et capable d’intégrer l’oppression patriarcale spécifique que subit la femme subsaharienne immigrée, Calixthe Beyala tente de poser les bases d’une association respectueuse et puissante. Les blanches sont des « sœurs occidentales », et ce mot met à l’honneur l’espoir d’une sororité par-delà les divergences culturelles.

Références bibliographiques

Notes

1] J’utilise ici le passé, parce que le féminisme au Sénégal a évolué depuis 2012, notamment dans la mouvance MeToo, qui a donné les hashtags #Nopiwouma et #Doyna. 

[2] On pense par exemple au féminisme essentialiste de Luce Irigaray (1977, par exemple), dont la pensée se rapproche nettement plus de celle de Calixthe Beyala que celles des féministes universalistes, dans la mouvance de Simone de Beauvoir. Pour explorer la diversité des féminismes français, et ce dès la naissance du MLF, on peut renvoyer à l’ouvrage de référence de Françoise Picq (1983).