Logogriphes. Réflexions sur l’illisibilité des corps comme stratégie politique

Arthur Ségard / New York University / États-Unis

Après avoir établi que le corps s’inscrit dans un système de signification, cet article propose une analyse diachronique de plusieurs corps qui ont été perçus ou se sont présentés comme « illisibles » : le corps de Vellini, femme indépendante et mystérieuse au cœur du roman Une vieille maîtresse de Barbey d’Aurevilly, le corps des « monstres et prodiges » observés par Ambroise Paré au XVIe siècle, et le corps du philosophe Paul B. Preciado, qu’il place au cœur de sa démarche théorique et politique depuis 2005. Parce qu’ils échappent aux structures sociales qui cherchent à les interpréter, à les classifier ou à les normaliser, ces corps ont tous été qualifiés de monstrueux. En mettant en évidence l’origine sociale de cette désignation, cet article interroge les usages politiques possibles de cette « illisibilité », et notamment sa réappropriation par des groupes marginalisés.
Mots-clés : corps ; monstre ; stigmate ; genre ; race

1. Introduction

Le corps est comme un texte. Comme un texte, il s’agit d’un système de signes ; on lit dans les lignes de la main, dans certains regards comme dans un livre ouvert. Il y a des rougeurs, des bleus, des cicatrices qui en disent long. Les médecins, bien sûr, déchiffrent les symptômes et l’inscription du corps dans un espace symbolique est au cœur de la psychanalyse lacanienne. Le corps est une réalité textuelle, parfois littéraire. Dans Une vieille maîtresse de Barbey d’Aurevilly, la première fois que la belle Hermangarde voit l’étrange Vellini, elle est frappée par « ce teint où un sang noir, largement empâté de bile, écrivait à grands traits qu’il appartenait à la même race que ces matelots, fils hâlés du soleil, qui goudronnaient leur bâtiment » (Barbey d’Aurevilly, 1851, p. 181). Un corps porte les traces, les signes de sa propre histoire et de l’histoire collective dans laquelle il s’insère (notamment lorsqu’on se concentre sur les signes du genre ou de la race), si bien que Paul B. Preciado a suggéré, lors de sa conférence du 15 octobre 2020 au Centre Pompidou, de préférer au terme de « corps », qui renvoie à une anatomie « naturelle » et sans histoire, celui de « somathèque », qui rappelle « bibliothèque », et qui permet d’insister sur la relation toujours-déjà existante du corps au langage, aux discours sociaux et aux institutions politiques. Tout corps est toujours pris dans des réseaux de signification qui sont aussi des réseaux de pouvoir : Foucault a par exemple beaucoup parlé de l’examen (y compris l’examen médical) comme forme paradigmatique de pouvoir-savoir. Cet article porte sur des corps qui refusent ou qui déjouent tout examen ; qui, autant que possible, échappent aux réseaux de signification préexistants pour inventer leur propre langage. Qu’est-ce qu’un corps qui ne signifie apparemment rien, qui trouble les systèmes de déchiffrement ? Comment de telles stratégies sont-elles mises en place ? Quelles sont leurs possibles conséquences politiques ? Cet article part d’une question strictement sémiotique, qui s’articule à certains problèmes idéologiques (le corps étant par excellence un objet politique). Du point de vue de la méthode, il reprend donc les « deux gestes » à l’origine des Mythologies de Roland Barthes : « démontage sémiologique » et « critique idéologique » d’un langage social (Barthes, 1957, p. 7). Si l’on peut y croiser certains objets propres aux gender studies et à la critical race theory, ils seront donc subsumés sous une même catégorie d’objets sémiotiques, de biocodes, bref de signes au sein d’un système de signification. On pourra par ailleurs faire des remarques sur certains problèmes spécifiques que posent les biocodes de genre ou les biocodes de race, en gardant à l’esprit que, plutôt que sur ces spécificités, cet article porte avant tout sur des questions générales, qui concernent virtuellement tous les biocodes, tous les signes somatiques lisibles sur un corps donné, et la perturbation de cette lisibilité.

2. Vellini, un puissant logogriphe

J’ai su les femmes autrefois. […] Mais, voyez-vous ! la Vellini n’a pas d’analogue dans mon répertoire de souvenirs. On ne comprend rien à celle-là ! c’est un logogriphe, c’est un hiéroglyphe, c’est un casse-tête chinois, et peut-être est-ce tout cela qui fait sa puissance ! (Barbey d’Aurevilly, 1851, pp. 66-67)

Cet aveu d’ignorance du vicomte de Prosny, « vieux lynx » habitué des cercles mondains et connaisseur des femmes comme tous les dandys aurevilliens, a de quoi surprendre. Comme l’a montré Judith Lyon-Caen, l’auteur met souvent en scène dans ses textes des personnages dotés d’un savoir de flâneurs, qui parviennent à interpréter correctement l’ensemble de l’espace social et pour qui « la ville devient un grand texte à déchiffrer » (Lyon-Caen, 2019, p. 125). C’est ainsi, par exemple, que dans la nouvelle La Vengeance d’une femme, le personnage principal, qui observe le boulevard depuis une position surplombante, décèle immédiatement une prostituée dans la foule grâce à un détail de sa tenue. « Lumineuse et tranchante dans la nuit, la couleur jaune de la robe fait signe vers la prostitution : c’en est même une couleur historique. » (Lyon-Caen, p. 126). Il suit donc cette femme parce qu’il a su lire ce signe. Mais au XIXe et en particulier chez Barbey, plus encore que la ville, c’est le corps qui devient un grand texte à déchiffrer, un système de signes parfaitement lisible. On connaît la tentation physiognomonique des romanciers réalistes français (Forycki, 2016) : chez Balzac, la description physique d’un personnage est toujours-déjà une description morale, parce que chaque élément corporel correspond à une disposition d’esprit ou de caractère bien précise. Depuis ce pionnier qui a donné au roman ses lettres de noblesse, qui a fait « de ce genre roturier une chose admirable » (Baudelaire, 1869, p. 176), jusqu’à la fin du siècle, et notamment jusqu’au mouvement naturaliste, qui ambitionnait de donner au roman une dimension scientifique, la littérature française a beaucoup dialogué avec ces disciplines qui prétendaient déchiffrer les corps de façon systématique et infaillible, la physiognomonie de Lavater, donc, mais aussi la théorie humorale telle que reformulée par Pinel et Esquirol (Starobinski, 2012, pp. 85-89), ou encore la phrénologie popularisée par Gall (Renneville, 2020). Au long du siècle, c’est tout un lexique qui se développe pour « traduire » ce texte qu’est le corps d’une personne, et lire dans la disposition de ses traits, l’éclat de son teint, la forme de son crâne, une vérité sur son moi le plus intime. Les femmes, et notamment les femmes racisées,[1] ont bien sûr été particulièrement soumises à cette herméneutique du corps, qui est aussi un outil de domination (Dorlin, 2009). C’est pourquoi, dans la phrase de Prosny, l’illisibilité du corps de Vellini est immédiatement associée à sa « puissance ». Son corps résiste à l’interprétation. C’est une résistance pour ainsi dire « active », comme le montre un passage, où Prosny soupçonne Vellini d’avoir repris son ancien amant, mais est incapable de confirmer ses soupçons par un signe qu’elle aurait pu laisser transparaître : « Je m’assis en la regardant, espérant assez peu, comtesse, trouver sur son visage les traces qu’avaient dû – je le supposais – y laisser les jours précédents. On ne lit guères dans sa physionomie, à moins qu’une émotion instantanée ne la saisisse. Ces sombres tempes gardent bien leur secret. » On remarque que dans cette dernière phrase « Ces sombres tempes » est en position d’agent. C’est comme si le corps de Vellini refusait délibérément, par stratégie, de se laisser interpréter, comme un suspect qui refuserait de répondre aux questions de la police. Impénétrable, le corps fait acte de résistance. Ce qui, bien sûr, est bénéfique à Vellini, de façon immédiate, sur le plan du récit (Prosny ne parvient pas à confirmer ses soupçons d’adultère, ce qui aurait pu la mêler à un scandale), mais ce qui en fait aussi, tout au long du roman, un personnage fort, capable par exemple d’échapper aux normes patriarcales, comme en témoigne son amant, Ryno de Marigny.

Combinaison singulière de soumission orgueilleuse et de caprice obstiné et despote ! Avec le monde, elle eût fait briller fastueusement à tous les yeux le collier de force sur lequel elle aurait aimé à graver mon nom ; et avec moi, tête-à-tête, au sein de l’amour le mieux partagé, elle l’aurait détaché de son cou, pour le mettre au mien ! (Barbey d’Aurevilly, 1851, p. 204)

Capable, en société, de manier à sa guise les signes du genre, se conformant en public à la soumission féminine qu’on attend d’elle, les choses sont bien différentes dans l’intimité, où c’est elle qui prend le pouvoir, c’est elle qui devient « despote ». Il lui arrive aussi de s’habiller en homme, ce qui n’est pas sans effet sur Marigny. 

Était-ce une illusion dernière ? mais jamais elle ne m’avait paru plus charmante. Ce qu’en elle la femme avait d’irrégulier, de dur, de trop maigre, disparaissait quand elle était habillée en homme. Sa redingote de velours noir, serrée à la taille, dessinait gracieusement son torse nerveux et agile qui provoquait si bien les frémissantes étreintes de l’amour, en les défiant. (Barbey d’Aurevilly, 1851, p. 178)

Cet homoérotisme sur lequel elle joue pour agacer son désir relève bien d’un trouble dans le genre selon au moins deux acceptions de ce mot : « Confusion, désordre » et « Agitation de l’âme, de l’esprit » (Littré, 2000). En troublant les signes de sa féminité, Vellini trouble les sens de son amant. Par cette économie savamment orchestrée du signe, Vellini parvient à rester dominatrice dans la sphère intime et à garder un ascendant sur Marigny après dix ans de relation. En devançant et en perturbant les tentatives de lire son corps, en devenant l’agente de sa propre sémiotisation, mais une sémiotisation paradoxale, puisqu’il s’agit de devenir un signe indéchiffrable, un logogriphe, Vellini développe une « puissance » qui lui permet d’échapper à plusieurs formes d’assignations, de disciplines et de dominations tout au long du texte. « Par définition, un corps féminin n’est jamais complètement normal hors des techniques qui font de lui un corps social hétérosexuel docile » (Preciado, 2008, p. 182) : l’indocile Vellini est bien sûr traitée comme anormale, et l’étrange fidélité qui lui attache son amant ne manque pas d’être considérée comme monstrueuse par le vicomte de Prosny, porte-parole du bon sens germanopratin :

Et la Fidélité après la possession […] continue d’être, parmi les femmes comme il faut, un fabuleux prodige qu’on n’a jamais vu, tandis qu’ailleurs il existe, à l’état de monstruosité, il est vrai, mais enfin de monstruosité réelle et vivante, avec une alcôve pour bocal ! (Barbey, 1851, p. 73)

3. Des monstres et prodiges

Cette métaphore du monstre dans le bocal pour désigner un corps indocile et indéchiffrable doit être prise au sérieux. Cette conjonction de l’incompréhensible et du monstrueux a une histoire lointaine, qui remonte au moins à la Renaissance. Cette période est marquée par la mise en place d’un régime rationnel d’interprétation du monde, auquel pourtant certains corps échappent, ne se laissant pas réduire à des signes clairement interprétables, à une véritable explication, qu’elle soit théologique ou physiologique. C’est ce qu’Ambroise Paré constate dans son livre Des monstres et prodiges. Chirurgien du roi, Paré a consacré une partie de son œuvre à la recension et à la classification des êtres vivants. Le second livre de ses œuvres complètes (Paré, 1641), consacré aux animaux et à l’homme, est ainsi organisé selon un principe téléologique très clair : le premier chapitre est consacré aux « bestes brutes », puis Paré passe à des créatures de plus en plus « excellentes », il passe des insectes aux oiseaux, des « bestes [qui] peuvent estre apprivoisées » aux « bestes qui sont dociles », et conclut son livre avec des chapitres consacrés à l’excellence de l’homme (« Comme l’Homme est plus excellent & parfaict que toutes les bestes ensemble », « Comme Dieu s’est monstré admirable en la création de l’Homme »). Ce classement ordonné des animaux, selon des critères de perfection ou de noblesse morale, et qui culmine avec l’homme, « plus parfait que nul d’eux », reflète l’ordre du cosmos, parfaitement harmonieux, mais aussi parfaitement connaissable et lisible. Paré ne prétend d’ailleurs pas donner une interprétation de la nature, mais l’expliquer telle qu’elle est, traduire le plus fidèlement possible un ordre inscrit dans les choses mêmes. Les « monstres et prodiges », auxquels est consacré le vingt-cinquième livre de ses œuvres, ce sont justement les faillites de cet ordre, des phénomènes mystérieux qui échappent non seulement à l’explication du savant, mais aussi et surtout à la logique même des choses. Le plus souvent, il s’agit de créatures qui outrepassent une classification bien précise. Ainsi, si Paré notait clairement dans son second livre, qu’« il n’y a point de comparaison » de l’homme aux bêtes, celui-là étant infiniment plus « excellent » que celles-ci, il observe dans son vingt-cinquième livre certaines hybridations entre l’homme et l’animal : « un Monstre demy homme & demy porceau », un enfant à tête de grenouille, des animaux à visage humain, etc. Michel Foucault a d’ailleurs noté qu’à l’époque de Paré, la notion de « monstre » s’assimilait pratiquement à celle de « mixte » :

Le monstre, depuis le Moyen-Âge jusqu’au XVIIIe siècle qui nous occupe, c’est essentiellement le mixte. C’est le mixte de deux règnes, règne animal et règne humain : l’homme à tête de boeuf, l’homme aux pieds d’oiseau – monstres. C’est le mélange de deux espèces, c’est le mixte de deux espèces : le porc qui a une tête de mouton est un monstre. C’est le mixte de deux sexes : celui qui est à la fois homme et femme est un monstre. C’est un mixte de vie et de mort : le fœtus qui vient au jour avec une morphologie telle qu’il ne peut pas vivre, mais qui cependant arrive à subsister pendant quelques minutes, ou quelques jours, est un monstre. Enfin, c’est un mixte de formes : celui qui n’a ni bras ni jambes, comme un serpent, est un monstre. Transgression, par conséquent, des limites naturelles, transgression des classifications, transgression du tableau, transgression de la loi comme tableau : c’est bien de cela, en effet, qu’il est question dans la monstruosité. Le cadre de référence du monstre humain, bien entendu, est la loi. La notion de monstre est essentiellement une notion juridique – juridique, bien sûr, au sens large du terme, puisque ce qui définit le monstre est le fait qu’il est, dans son existence même et dans sa forme, non seulement violation des lois de la société, mais violation des lois de la nature. Il est, sur un double registre, infraction aux lois dans son existence même. (Foucault, 1999, p. 57)

Parmi toutes ces hybridations, la plus scandaleuse pour Paré est bien sûr celle qui mêle l’humain à l’animal, puisqu’elle remet en cause la supériorité absolue de l’homme, créé à l’image de Dieu. Mais il évoque également le « mixte de deux sexes » dans un chapitre consacré aux hermaphrodites, et il s’aventure même hors du domaine biologique lorsqu’il considère un volcan marin (association de deux éléments a priori incompatibles, l’eau et le feu) comme « monstrueux ». De manière générale, cette notion de « monstre » semble indiquer une angoisse envers ce qui va, selon l’expression de Pascal, « hors de son ordre », envers des êtres et des phénomènes qui remettent en cause, par leur seule existence, l’organisation du cosmos selon des catégories bien définies et surtout bien distinctes : l’humain d’un côté, l’animal de l’autre ; l’homme d’un côté, la femme de l’autre ; l’eau d’un côté, le feu de l’autre. Toute transition entre ces ordres est non seulement incompréhensible, puisqu’elle échappe au système d’explication dominant, mais aussi menaçante, puisqu’elle remet en cause le cosmos en tant qu’ensemble parfaitement organisé et déchiffrable. Loin de confirmer l’existence de catégories étanches, le monstre indique la possibilité d’une fluidité entre les règnes, les espèces, les sexes et les formes. C’est ce que montre Paré, peut-être malgré lui, lorsqu’il fait la liste des causes possibles de la génération des monstres.

Pareillement aucuns ont attribué les Monstres êtres procréés de la corruption des viandes ordes et sales que les femmes mangent, ou désirent de manger, ou qu’elles abhorrent de voir tôt après qu’elles ont conçu ; ou que l’on aura jeté quelque chose entre leurs tétins, comme une cerise, prune, grenouille, une souris, ou autres choses qui peuvent rendre les enfants monstrueux. (Paré, 2015, pp. 97-98)

Le contact, et même le désir ou l’idée de n’importe quel élément exogène (viande, animal, végétal) peut influencer la génération et produire un monstre. Cette possibilité, selon Paré, pour les femmes enceintes d’être influencées par à peu près n’importe quel élément naturel montre bien qu’elles font elles aussi partie d’une nature instable et fluide, et que l’humain n’est pas autant séparé de l’animal que la représentation d’un cosmos ordonné pourrait le laisser croire.[2] De ce point de vue, ce qui est monstrueux, c’est ce qui sort de la classification, du tableau, pour « transiter », et qui démontre par là les possibilités de transition entre toutes choses.

4. « T », transition, transgression

Les monstres observés par Paré ne choisissent pas de muter, de naître hybrides ou hermaphrodites. C’est bien malgré eux qu’ils transgressent « la loi comme tableau » (Foucault, 1999, p. 57). Ce n’est pas par stratégie que la mère d’un « enfant monstrueux » choisit de se faire influencer par tel ou tel élément naturel. Cependant l’idée d’une telle autopoétique émerge à notre époque contemporaine, par exemple dans le roman Geek Love de Katherine Dunn (1989), où l’on trouve cette image paroxystique d’une femme enceinte qui expérimente sur son propre corps plusieurs types de produits chimiques et radioactifs afin de donner naissance aux freaks les plus réussis, c’est-à-dire dont le corps s’écartera le plus de la norme. Au-delà des représentations fictionnelles, alors qu’une « orthopédie sociale » (Foucault, 1975, p. 318) multiforme, qui se met en place à l’époque moderne et se perfectionne jusqu’à aujourd’hui, redresse les corps, efface leurs caractéristiques « monstrueuses », les érige de plus en plus subtilement en systèmes de signes à déchiffrer par des techniques de plus en plus élaborées, certaines personnes peuvent décider, pour des raisons politiques clairement affirmées, de transgresser la « loi », le « tableau » et de subir l’influence de certaines substances, quitte à se ranger dans cette catégorie des « monstres » qui, depuis la Renaissance, n’a jamais cessé d’être opérationnelle. C’est ainsi qu’autour de 2005, celle/celui qui ne s’appelle pas encore Paul B. Preciado choisit de devenir un logogriphe, d’émettre des signes paradoxaux, indéchiffrables, non seulement par son attitude et ses vêtements, comme Vellini, mais par une modification hormonale, en s’administrant de la testostérone indépendamment de toute procédure officielle médicalement assistée. La « T » est une substance que Paré aurait sans doute rangée dans la catégorie du monstrueux, puisque, de même que les animaux et les plantes peuvent, selon lui, exercer des influences invisibles et multiples sur les corps féminins, elle entraîne une transition physique radicale tout en étant elle-même transitoire, volatile, insaisissable :

Le Testogel, dit le prospectus médical, ne doit en aucun cas être donné à une personne à laquelle il n’a pas été prescrit […], clause commune à la plupart des médicaments antibiotiques, antiviraux, corticoïdes, etc. Dans le cas de la testostérone, le contrôle du « passage de la substance » semble plus compliqué, non seulement parce qu’elle peut faire l’objet d’un trafic et d’une consommation sans prescription médicale, mais surtout parce que le Testogel appliqué sur un corps peut « passer » à un autre corps, de façon imperceptible, par la mise en contact des peaux. La testostérone est une des rares drogues qui se diffuse par la sueur, de peau à peau, de corps à corps.

Comment contrôler le trafic, surveiller la micro-diffusion d’infimes gouttes de sueur, l’importation et l’exportation de vapeurs, la contrebande d’exhalaisons, comment empêcher le contact des buées cristallines, comment contrôler le diable transparent, glissant de la peau de l’autre vers la mienne ? (Preciado, 2008, pp. 61-62)

La testostérone échappe à tout contrôle, à toute régulation, et c’est une propriété qu’elle transmet au corps qui se l’administre : lui aussi devient volatil, fugitif, passe en contrebande les frontières du genre, fait et se fait « infraction aux lois dans son existence même » (Foucault, 1999, p. 57). Paul B. Preciado est bien conscient que l’infraction qu’il commet et qu’il incarne, que son « terrorisme de genre » (Preciado, 2008, p. 87) passe par un travail sur son propre corps comme signe. Reprenant à son compte l’analyse de Teresa De Lauretis (De Lauretis, 1990), qui prend l’appareil cinématographique comme modèle pour penser la production de la subjectivité sexuelle et de genre, il écrit :

Autant dire que le système pharmacopornographique fonctionne comme une machine de représentation somatique où texte, image et corporalité se propagent à l’intérieur d’un circuit cybernétique étalé. Selon cette interprétation sémiotiocopolitique de De Lauretis, le genre est l’effet d’un système de signification englobant modes de production et décodage de signes visuels et textuels politiquement régulés. Le sujet, à la fois producteur et interprète de ces signes, est constamment impliqué dans un processus corporel de signification, de représentation et d’autoreprésentation. (Preciado, 2008, p. 98)

On le voit à des expressions telles que « représentation somatique » ou « processus corporel de signification » : dans cette analyse, le corps est coextensif à son existence sociale en tant que signe. Il est, de façon constitutive, un signe. D’où cette non distinction entre « texte, image et corporalité » : le corps est toujours, d’une certaine façon, sa propre mise en texte, sa propre représentation, et inversement l’image du corps participe pleinement de sa corporalité. D’un point de vue stratégique, Paul B. Preciado insiste donc sur la nécessité de se réapproprier à la fois son corps, dans sa dimension purement physique, organique, technique, hormonale et son corps comme signe et comme représentation, dans sa dimension textuelle, symbolique, interprétative :

Le régime pharmacopornographique de la sexualité – on ne le répétera jamais assez – ne peut fonctionner sans la circulation d’une énorme quantité de flux sémiotechniques : flux d’hormones, de silicone, flux digital, textuel et de représentations… En définitive, sans un trafic constant de biocodes de genre. Dans cette économie politique du sexe, la normalisation de la différence dépend du contrôle de la réappropriation et de l’utilisation de ces flux de genre. Nul pouvoir politique sans le contrôle des biocodes de production du genre. La démocratisation effective des corps se mesure toujours à ces critères essentiels : la participation et l’accès aux biocodes, à sa circulation et à son interprétation. (Preciado, 2008, p. 106)

Ce qui fait, pour lui, non pas seulement la puissance d’un corps, mais son « pouvoir politique », c’est la maîtrise des « biocodes », une notion que l’auteur ne définit pas, mais qui conjoint les notions de physicalité, de vie (βίος) et de signification, de texte (cōdex) : la première étape de toute agentivité politique sur le terrain du genre est de reconnaître cette conjonction entre physique et signe, déjà établie par Paré et renforcée par les disciplines scientifiques du XIXsiècle, pour être capable enfin d’écrire soi-même, de composer, de créer, dans ce langage à la fois somatique et sémiotique de son propre corps, de muter comme on l’entend, mutation qui peut avoir des effets politiques majeurs. En 2016, presque dix ans après la parution de Testo Junkie, et alors que ses expérimentations de « gender hacker » (Preciado, 2008, p. 53) se sont transformées en un parcours de transition « officiel », à la fois physique et juridique, Paul B. Preciado fait paraître un texte intitulé « Mon corps n’existe pas » :

L’administration continue de testostérone entraîne des mutations de plus en plus manifestes de mon corps, en même temps que j’entreprends un processus légal de réassignation sexuelle qui doit me permettre – si le juge accepte ma demande – de changer de prénom sur ma carte d’identité. Les deux procédures – bio-morphologique et politico-administrative – ne sont pas convergentes. […] À mesure que je me rapproche de l’acquisition du nouveau document, je réalise avec effarement que mon corps trans n’existe pas et n’existera pas aux yeux de la loi. Faisant acte d’idéalisme politicoscientifique, les médecins et les juges nient la réalité de mon corps trans afin de pouvoir continuer à affirmer la vérité du régime sexuel binaire. Alors la nation existe. Alors le juge existe. Alors l’archive existe. […] La loi existe. […] Même Dieu existe. Mais mon corps trans n’existe pas.

[…] Ils affirment qu’il n’existe exclusivement que comme corollaire d’une ethnographie de la perversion. Ils déclarent que mes organes sexuels n’existent pas, sinon comme déficit ou prothèse. […] Mais si mon sexe n’existe pas, alors est-ce que mes organes restent humains ? La croissance du poil ne se conforme pas aux consignes d’une rectification de ma subjectivité vers la masculinité : sur le visage, les poils poussent dans des endroits qui n’ont pas de signification évidente, ou cessent de pousser là où leur présence indiquerait la présence « correcte » d’une barbe. Le réagencement de la masse corporelle et du muscle ne me rend pas plus viril. Simplement plus trans : bien que cette dénomination ne rencontre pas de traduction immédiate en termes de binôme homme-femme. (Preciado, 2019, pp. 216-218) 

Le corps de l’auteur (à la fois dans sa dimension physique et comme signe, donc) s’inscrit en faux par rapport à toute une série d’institutions qui supportent le « régime sexuel binaire ». Illisible selon les codes de ce régime (sa pilosité ou sa musculature, par exemple, ne correspondent à aucune « signification évidente » de virilité), il est considéré comme quelque chose qui ne devrait pas exister, qui n’est pas dans l’ordre des choses, pas dans l’ordre cosmique (Preciado va jusqu’à faire référence à Dieu). En bref, il est traité de la même façon par ces institutions qu’un hermaphrodite ou un enfant à tête de grenouille par Ambroise Paré : un scandale « dans son existence même ». La différence, de taille, c’est que, contrairement aux « monstres » de Paré, Preciado parle, écrit, et peut politiser cette existence scandaleuse qui est la sienne. Il peut replacer cet étrange signe qu’est son corps au sein d’un discours. Il devient alors un signe paradoxal, qui refuse d’être « assigné », un signe illisible, exorbitant, qui ne « signale » rien d’autre que l’inanité du système interprétatif au sein duquel il était censé prendre place. C’est ainsi que Preciado conclut son texte :

Mon corps trans est une institution insurgée dépourvue de constitution. Un paradoxe épistémologique et administratif. […] Mon corps trans se retourne contre la langue de ceux qui le nomment pour le nier. Mon corps trans existe comme réalité matérielle, comme ensemble de désirs et de pratiques, et son inexistante existence remet tout en jeu : la nation, le juge, l’archive […], la loi […], Dieu. Mon corps trans existe. (Preciado, 2019, pp. 216-218)

C’est cette stratégie du corps-signe exorbitant que Preciado répète et accentue dans son dernier ouvrage, transcription de son discours devant 3500 psychanalystes lors des journées internationales de la Cause Freudienne à Paris. Lui, homme trans, qui est donc, selon un analyse psychanalytique classique, une sorte de « monstre » (on l’a vu, dans un cadre épistémologique donné, cette qualification de « monstre » constitue souvent moins une explication qu’une faillite de l’explication), prend la parole à partir de cette position pour invalider l’épistémologie psychanalytique qui l’exclut. « Le monstre est celui qui vit en transition. Celui dont le visage, le corps et les pratiques ne peuvent encore être considérés comme vrais dans un régime de savoir et de pouvoir déterminés. » (Preciado, 2020, p. 49) La transition dont il est question ici n’est plus seulement la « simple » transition d’un genre à l’autre, mais une transition beaucoup plus radicale vers une autre épistémologie, une autre répartition du savoir et du pouvoir, bref, un autre monde. En acceptant de faire de façon très consciente de son corps un texte à déchiffrer, un texte-monstre, effrayant et paradoxal, aussi complexe et palimpsestique qu’une ville, Paul B. Preciado déjoue toute « assignation » et reste absolument maître de son corps, à la fois dans sa réalité physique et dans sa signification, ce qui lui permet de faire signe vers un avenir utopique, révolutionnaire, décolonisé :

Mon corps vivant […] qui englobe tout dans sa mutation constante et ses multiples évolutions, est comme une ville grecque, où coexistent, avec des différences des niveaux énergétiques, des bâtiments trans contemporains, une architecture lesbienne post-moderne et de belles maisons Art déco, mais aussi des vieilles bâtisses champêtres, sous les fondations desquelles subsistent des ruines classiques animales ou végétales, des fondations minérales et chimiques volontiers invisibles. […] Je préfère ma nouvelle condition de monstre à celle d’homme ou de femme, car cette condition est comme un pied qui avance dans le vide en indiquant la voie vers un autre monde. […]

Faire une transition de genre, c’est inventer un agencement machinique avec l’hormone ou avec un autre code vivant – le code peut être une langue, une musique, une forme, une plante, un animal ou un autre être vivant. Faire une transition du genre c’est établir une communication transversale avec l’hormone, qui efface ou mieux éclipse ce que vous appelez le phénotype féminin et qui permet l’éveil d’une autre généalogie. Ce réveil est une révolution. […] Un assaut contre le pouvoir de l’ego hétéro-patriarcal, de l’identité et du nom. C’est un processus de décolonisation du corps. (Preciado, 2019, pp. 47-50)

5. τέρας : corps illisibles ou corps polyglottes ?

Le mot τέρας, en grec, renvoie à la fois au « signe » et au « monstre ». Dans l’Antiquité grecque, la naissance d’un « monstre » était généralement interprétée comme un signe divin ; la Pythie, qui délivrait la parole des dieux, tire d’ailleurs son nom de Python, le serpent monstrueux qui aurait vécu à l’emplacement du sanctuaire de Delphes. Les corps superlativement anormaux étaient donc consubstantiels aux signes superlativement signifiants. Mais les signes issus de ces corps ne relevaient pas d’une lisibilité évidente. Qu’on pense justement aux oracles de Delphes ou aux énigmes de la Sphinge, ces paroles nécessitaient un déchiffrement – et tout contresens pouvait avoir des conséquences fatales. Jusqu’à aujourd’hui, et notamment dans la culture populaire, les figures monstrueuses restent associées à des signes énigmatiques, illisibles, exorbitants. Dans le segment du film collectif Tokyo! réalisé par Leos Carax, l’étrange Monsieur Merde « parle » le « merdogon », une langue de gestes et d’onomatopées (qui excède donc le seul « langage »), d’autant plus aberrante qu’elle ne semble pouvoir être comprise que par deux êtres dans l’univers. De même Tolkien, dans The Lord of the Rings, imagine pour le monstrueux Sauron et ses sbires les Nazgûl le « noir parler » (« Black Speech »), une langue d’hapax, dont les deux vers gravés sur l’Anneau unique sont la seule véritable occurrence dans toute la saga. L’exemple de Cthulhu, entité cosmique imaginée par Lovecraft, terrifiante justement parce qu’elle échappe à toute possibilité de compréhension humaine, est peut-être l’exemple le plus probant à cet égard, le monstre qui échappe le mieux à la langue commune, puisque selon l’auteur, l’appareil vocalique de l’homme est impropre à prononcer son nom.[3] Que penser d’un signe si exorbitant qu’il n’est pas physiquement articulable par le corps humain ?

Peut-être plus surprenant·e·s encore sont ces militant·e·s et ces intellectuel·le·s qui choisissent de s’exprimer à partir de la position et du langage paradoxaux des « monstres ». C’est un acte locutoire périlleux que de dire « Je suis un monstre qui vous parle ». C’est une façon d’assumer, au sein d’un paradigme donné, une position radicalement marginale, illégitime, stigmatisée, parfois même pathologisée ou qui « n’existe […] que comme corollaire d’une ethnographie de la perversion » (Preciado, 2019 p. 217). Et c’est pourtant un acte fort, qui permet de dépasser le langage commun pour atteindre parfois (comme la Pythie ou Preciado annonçant un autre monde) à une parole prophétique, une parole excessive, qui remet en cause le logos, la rationalité commune. C’est la quête de ce dépassement, de cette remise en cause qui pousse Virginie Despentes à s’identifier à King Kong plutôt qu’à Kate Moss (Despentes, 2006, p. 11) et Renate Lorenz à se vivre comme un « freak » (Lorenz, 2012), dans des gestes politiques qui dépassent une simple posture d’autrice pour mettre en jeu leur corps et leur existence entière : le livre de Despentes s’élabore autour d’une écriture de soi qui engage son intimité la plus profonde – elle y relate le viol qu’elle a subi ; le livre de Lorenz est une extension de son travail de performer et constitue une stratégie politique vouée à s’actualiser au quotidien. Le devenir-monstre est sans doute un geste révolutionnaire : davantage qu’une simple discipline du corps ou qu’un travail textuel, il s’agit de faire de soi-même un scandale incarné, d’être une infraction à l’ordre des choses dans son existence même.

Il ne peut bien sûr pas y avoir de règle absolue en la matière. Comme le rappellent les directeur·rice·s de l’ouvrage collectif The Emergence of Trans dans leur introduction, retourner le stigmate de la monstruosité n’est pas un geste univoque : il existe après tout une grande variété de monstres.

It is precisely the monster’s ambivalent ability to speak to oppression and negative affect that appeals to trans* people reclaiming the monster for their own voices. […] This multiplicity of voices is important, for we do not have to be the same monster; while many of us may find ways to embrace our strangeness and aberration, monsters come in different shapes with different configurations of skin and teeth. (Pearce et al., 2019, p. 6)

De plus, si les monstres peuvent parfaitement se reconnaître entre eux et, au sein de leur communauté, exposer leurs différences et leurs beautés, montrer leurs dents, faire luire leurs écailles et déployer leurs ailes, il faut tout de même souligner qu’un corps « illisible », et notamment, dans un système sexe-genre binaire, un corps qu’on ne peut pas rattacher de façon évidente au « masculin » ni au « féminin », peut être objet de violences – qu’on pense, pour ne prendre qu’un seul exemple, aux mutilations auxquelles sont soumis, aujourd’hui encore, les enfants intersexes. « Dans la terminologie médicale on parle de « désordre », « anomalie », « trouble du développement », « syndrome », alors que ce ne sont que des variations du vivant qui n’ont rien à voir avec la santé de l’enfant. » (Pineau, 2021, p. 112)

Tout le monde ne peut pas se permettre d’afficher son corps comme un mystère flamboyant. Et bien sûr, celles et ceux qui s’identifient aux freaks, aux monstres et à King Kong ne font pas forcément de cette identification, toujours plus ou moins recréée, reconfigurée, renégociée, une identité fixe. Aussi radicale que soit leur démarche, il est parfois nécessaire, dans certains espaces sociaux (aéroports, douanes, hôpitaux) ou dans certaines situations (contrôles de police) que leurs corps répondent de façon minimale aux normes dominantes, ne serait-ce que pour préserver leur intégrité ou leur liberté de circulation (Preciado, 2019, pp. 212-215). Plutôt que de corps « illisibles », il serait donc peut-être plus juste de parler de corps « polyglottes », de corps qui pour se protéger parviennent parfois à s’adapter à la norme, à parler son langage, à lui obéir juste assez pour ne pas se mettre en danger, sans « surobéir », ce qui est peut-être la clé de la désobéissance (Gros, 2017, pp. 53-69), en tous cas à déjouer ses appareils de contrôle et de reconnaissance, à passer – au sens de passing (Silvermint, 2018), de passer sous le radar, de passer les frontières…

Je suis conscient que les actions que j’énumère ici ne sont pas réalisables par toutes et tous : pour filer la métaphore du plurilinguisme, il s’agit d’une compétence complexe, et à ce titre accessible uniquement à certaines personnes, souvent valides, qui ont le temps et les moyens de la développer… Tous les corps ne peuvent pas devenir parfaitement « polyglottes », s’adapter à la norme et passer. Dans la communauté trans, certaines personnes parlent même de passing privilege (Duck-Chong, 2018), une notion qui a le mérite de souligner cette inégalité devant la norme, selon qu’on a la possibilité ou non de lui obéir (c’est-à-dire, en l’occurrence, d’avoir l’air cis), mais une notion toutefois très controversée, notamment dans la mesure où ce terme de « privilège » n’est sans doute pas le plus adapté pour parler de personnes oppressées de façon systémique en raison de leur genre (Kline, 2017 ; White, 2017). Le passing racial pose également un certain nombre de problèmes spécifiques, déjà soulevés par Fanon dans Peau noire, masques blancs.

Jean-Paul Sartre, dans Réflexions sur la question juive, écrit : « Ils [les Juifs] se sont laissés empoisonner par une certaine représentation que les autres ont d’eux […]. »

Toutefois le Juif peut être ignoré dans sa juiverie. Il n’est pas intégralement ce qu’il est. […] Ses actes, son comportement décident en dernier ressort. C’est un Blanc, et, hormis quelques traits assez discutables, il lui arrive de passer inaperçu. Il appartient à la race de ceux qui de tout temps ont ignoré l’anthropophagie. Quelle idée aussi de dévorer son père ! C’est bien fait, on n’a qu’à ne pas être nègre. […] Le Juif n’est pas aimé à partir du moment où il est dépisté. Mais avec moi tout prend un visage nouveau. Aucune chance ne m’est permise. Je suis sur-déterminé de l’extérieur. Je ne suis pas esclave de « l’idée » que les autres ont de moi, mais de mon apparaître. (Fanon, 1952, p. 113)

Ces questions n’ont bien sûr rien d’évident, et plutôt que vouloir les résoudre de façon générale, il est sans doute plus cohérent de les examiner dans leur spécificité – la racialisation des Juifs et les problèmes spécifiques qui lui sont liés ont ainsi suscité une riche littérature (Gilman, 1992 ; Birnbaum, 1998 ; Brodkin, 1998). Ce texte ne vise de toute façon ni à prescrire ni à juger des stratégies de résistance ; il ne s’agit pas d’établir soit le « passing » soit l’« illisibilité » comme unique stratégie politique valable, d’autant que la réalité vécue des personnes oppressées suppose plutôt une négociation, la recherche d’un équilibre entre perturbation des biocodes et obéissance à la norme. Et bien sûr chaque corps, chaque « somathèque » particulière doit composer avec sa propre histoire, ses propres possibilités, ses propres choix existentiels.

Une stratégie politique d’illisibilité des corps est-elle vraiment efficace ? Dans certains cas, sans doute. Il est bien sûr possible, individuellement, de choisir de rendre son corps illisible, ou de ne pas tenter de déchiffrer le corps des autres (par exemple en voulant absolument assigner à une personne androgyne un genre précis). Mais plus qu’un travail individuel sur ses propres biocodes ou sur ses propres réflexes de catégorisation, seul un travail plus large sur notre rapport collectif à ces biocodes, et sur le système au sein duquel ils prennent place, pourrait faire évoluer les relations de pouvoir-savoir qui structurent notre société. Seuls un changement radical de paradigme politique et l’abolition de certaines institutions de classification et de surveillance pourra mettre fin à ce régime de la lisibilité des corps dans lequel nous nous trouvons depuis le XVIe siècle. S’il n’est sans doute pas possible de vivre parmi des corps absolument illisibles et dégagés de toute signification, il reste à inventer un monde où les différents biocodes (notamment de genre) puissent être subjectivement réappropriés et où un corps soit « signifié » en toute liberté, à la première personne et non pas de l’extérieur, d’autorité, dans un contexte plus ou moins évident de contrôle social. En attendant cette « révolution » (comme dit Preciado) plus ou moins probable, dans une société qui voit encore certains corps indociles, non-conformes ou hors-catégories comme monstrueux, qui confine certaines personnes à cette identité de monstres et les pousse parfois à l’épouser une fois pour toutes, toutes griffes dehors, dans cette société, les monstres les plus redoutables ne sont-ils pas justement ceux qui connaissent le regard dominant, son orientation, son appareillage, sa façon de les percevoir, de les classer, de les assigner, et aussi la façon dont ce regard peut être trompé, dévié, perturbé ? Les monstres les plus redoutables ne sont-ils pas ceux qui comme le Predator (McTiernan, 1987) savent le mieux se camoufler, jusqu’à se rendre invisibles ou qui comme les aliens de They Live! (Capenter, 1988) peuvent prendre l’apparence de citoyen·ne·s parfaitement normaux·le·s, et si bien se mêler à la foule qu’il devient impossible de les distinguer à l’œil nu ? Le dernier raffinement des monstres est peut-être de savoir prendre les atours de la norme, comme le singe auquel Preciado se compare, animal maîtrisant la complexité du langage des hommes, ou comme Vellini, sorcière acclimatée aux usages du boulevard Saint-Germain.

Références bibliographiques

Notes

[1] Il faut d’ailleurs noter que, dans le roman de Barbey, Vellini est racisée : c’est une étrangère, une Espagnole à la peau brune, rattachée par le sang aux sorcières andalouses : « Il y avait dans cette brune fille de Malaga, dernière palpitation peut-être de ce sang Mauresque qui, en coulant, pendant des siècles, sur tous les bûchers de l’Espagne, les avait mieux allumés que les torches des bourreaux, une sensuelle ardeur incorrigible qui se retrouvait encore dans les plus chastes instincts de son être. » (Barbey d’Aurevilly, 1851, p. 210)

[2] Comme l’a noté Emanuele Coccia, l’une des ruptures épistémologiques les plus profondes des découvertes de Darwin a d’ailleurs été, loin de renforcer « la loi comme tableau » et de multiplier les classifications rigides, de souligner cette fluidité du vivant, et les possibilités de « transition » d’une espèce à l’autre : « C’est la signification la plus profonde de la théorie de l’évolution darwinienne, celle que la biologie et le discours public ne veulent pas entendre : les espèces ne sont pas des substances, des entités réelles. Elles sont des « jeux de vie » (au même sens que l’on parle de jeu de langage pour le discours), des configurations instables et nécessairement éphémères d’une vie qui aime transiter et circuler d’une forme à l’autre. […] Toute identité spécifique définit exclusivement la formule de la continuité (et de la métamorphose) avec les autres espèces. » Coccia, 2020, pp. 6-7.

[3] Lovecraft précise dans une lettre : « The name of the hellish entity was invented by beings whose vocal organs were not like man’s, hence it has no relation to the human speech equipment. The syllables were determined by a physiological equipment wholly unlike ours, hence could never be uttered perfectly by human throats. » (Lovecraft, 1999, p. 963)


Arthur Ségard est doctorant à New York University (Department of French Literature, Thought and Cul­ture / Institute of French Studies). Il travaille notamment sur les techniques de normalisation des corps et sur la représentation transmédiale des corps anormaux (littérature, cinéma, performance).