Charikleia Magdalini Kefalidou / Université de Caen Normandie / France
https://orcid.org/0000-0002-9521-6941
accorder sur un fil
ce fil tendu en ligne d’horizon du couchant à l’aurore
phrase enfin nette retenue entre dix mille oscillations
chemin
plus fragile qu’un cheveu
à risque d’écriture
où un homme seul – à lui-même tous les hommes – promène aveugle son vertige(Donikian, 1995, p. 11)
L’écrivain et plasticien Denis Donikian est né en 1942 à Vienne en Isère. Il a vécu son enfance autour du Kemp, une usine d’armements désaffectée et transformée en logis provisoire pour les rescapés du génocide arménien. La coexistence de différentes générations d’Arméniens au sein du Kemp a profondément marqué les générations suivantes qui, comme Donikian, baignaient dans le traumatisme et l’exil collectif durant leur enfance. La jeunesse de Donikian a été également marquée par l’expérience traumatique du deuxième déracinement des Arméniens après le génocide, qui décrit la vague de rapatriement des Arméniens de la diaspora en Arménie soviétique.
Donikian militait activement depuis sa première jeunesse en faveur de la reconnaissance du génocide, mais aussi pour la pérennisation de la culture arménienne. Pendant ses études il a intégré le Centre d’Études Arméniennes. La campagne de l’Affiche Noire, instiguée par le Centre, s’alignait sur la campagne mondiale pour l’organisation de la première manifestation pour la reconnaissance du génocide le 24 Avril 1965, le jour du Cinquantenaire du Génocide des Arméniens à Erevan, mais aussi dans le reste du monde. Cette campagne visait à créer le premier évènement collectif de commémoration, au cours duquel les Arméniens de l’Arménie soviétique et de la diaspora étaient appelés à lever leurs voix pour la reconnaissance du crime qui n’était pas, jusqu’à cette époque-là, ouvertement revendiquée.
La mémoire du génocide, transmise par ses parents, le milieu d’exilés dans lequel il a vécu pendant son enfance, sa double scolarisation dans la langue française et arménienne ainsi que son investissement dans les luttes pour la reconnaissance du génocide, ont façonné aussi bien la personnalité de Donikian que son expression littéraire, son identité franco-arménienne et son identité d’écrivain dont l’œuvre oscille entre les deux cultures, voué à pallier au « mal-être né d’une histoire fracturée » (Donikian, 2005, s.p). Le présent article étudie son activité artistique et littéraire. Il est soutenu que le caractère pluriel et expérimental de son œuvre explicite l’existence d’un dialogue permanent entre textes et entre cultures et contribue à la légitimation et à l’acceptation de son identité hybride.
Le partage de Donikian entre l’Arménie de ses ancêtres et la France où il a grandi décrit une situation d’exil, définie comme l’obligation de quitter le territoire d’origine à la suite d’un contexte de violence. L’exil engendre la décentralisation du sujet exilé. Ce dernier entretient un rapport bipolarisé avec le plan de l’espace, oscillant entre le lieu d’origine et les étapes suivantes de sa trajectoire, « étayant une dynamique de multi-appartenance » (Nouss, 2015, p. 29). L’exil implique nécessairement une transformation du sujet exilé, qui ne peut plus s’identifier pleinement ni avec le lieu qu’il a quitté ni avec les espaces qu’il a investis par la suite. Les aspects fondamentaux de l’exil, à savoir son caractère forcé et extrêmement violent, ainsi que la complexité des enjeux identitaires que celui-ci entraîne, nous amènent à réfléchir sur le lien qui existe entre l’exil et la notion de l’hybridité que le présent article a comme objectif de traiter.
Étant initialement utilisé dans le domaine de la biologie et de la botanique, pour décrire des croisements d’espèces animales et végétales, le terme « hybride » a acquis, au fil du temps, des connotations négatives qui pourraient être élucidées par l’étude étymologique du terme. L’adjectif « hybride » signifie à la fois « bâtard », « composé d’éléments d’origines ou de natures différentes souvent avec une nuance péjorative » et « d’une nature composite et mal définie » selon le Dictionnaire de l’Académie Française. Ces définitions remontent à la racine étymologique du mot : du latin ibrida par rapprochement au mot hybris, qui désigne en grec ancien toute attitude d’excès, insolence et violence entraînant le châtiment divin. Par son étymologie, le terme hybride renvoie à la violence et à l’excès qui l’ont engendré et aux rapports conflictuels entre les éléments qui le composent. Tandis que la violence fondatrice constitue le point fondamental liant l’hybridité à l’exil, il existe d’autres points de rapprochement entre les deux termes, puisque l’exil est également à l’origine des identités hybrides. Le caractère conflictuel et inclassable de l’identité hybride pourrait également mener à une forme d’exil, c’est-à-dire à la marginalisation des individus héritiers d’hybridité par les défenseurs de la pureté et de l’unicité.
Afin de surmonter leur condition exilique, leur marginalisation et la violence héritée, les auteurs comme Donikian développent des stratégies identitaires visant à transformer les tensions animant l’identité exilique et hybride en force créatrice et dénonciatrice. Robert J. C. Young dans Colonial Desire: Hybridity in Theory, Culture and Race (1994) s’attarde sur l’aspect problématique du terme « hybridité ». La transposition du terme dans l’étude des cultures et des êtres humains s’avère profondément problématique car elle serait porteuse des préjugés raciaux et des visions essentialistes de la culture. Ces dernières présupposent l’existence des cultures pures produisant des résultats inférieurs par leur croisement. Puisant dans les travaux de Mikhaïl Bakhtine à propos de l’énoncé hybride, Young démontre le clivage entre métissage et hybridation, dont la différence réside dans la visibilité ou l’opacité des composantes du croisement. Young évoque Bakhtine qui, dans L’Imaginaire Dialogique (1981), distingue entre hybridations volontaires et involontaires et insiste sur le caractère profondément subversif de ces dernières. D’après Bakhtine, une hybridation qui rend visible le fait qu’elle soit le produit d’un mélange et d’un croisement, remet en cause l’unicité et relève d’un esprit contestataire. Transposée dans le contexte des identités postcoloniales, l’hybridité évoquée par Bakhtine formerait, selon Young, un discours déstructurant et contestataire, capable de renverser les dichotomies, les binaires et les oppositions sur lesquelles repose le discours hiérarchisant de l’oppresseur (Young, 1994).
Bien que l’hybridité identitaire de Donikian, que lui-même nomme sa « zébrité » ou son « zébrage », ne soit pas le produit de la colonisation dans le sens traditionnel du terme,[1] elle demeure néanmoins un effet collatéral de l’exil provoqué par une extrême violence impériale. Elle est aussi le fruit d’une hiérarchisation confessionnelle et sociale. Ce rapport de soumission et la violence qui en découle ont jalonné les représentations de soi des survivants arméniens et de leurs descendants. Donikian transforme sa condition de partage et sa « zébrité » en commentaire politique afin de dénoncer les auteurs des actes qui ont initié son malaise identitaire, hérité d’une oppression multiséculaire et de la violence de l’exil. Son malaise identitaire a aussi été exacerbé par le fait que l’hybridation dans laquelle se reconnaît Donikian et qui constitue selon lui une caractéristique commune de toutes les cultures et de tous les êtres humains, souffre encore elle-même des préjugés et du rejet des sociétés et des communautés qui revendiquent une certaine pureté culturelle. L’écriture devient ainsi l’espace de revendication du droit à la singularité et à l’altérité. Les interstices de son identité hybride deviennent non seulement visibles à travers ses écrits, mais aussi légitimes, car elles garantissent la perspicacité de l’auteur. L’hybridation opère comme un tiers-espace caractérisé par la nouveauté et non pas par la dualité. Ce tiers-espace est capable d’apporter une nouvelle perspective à travers une tension interculturelle, une réarticulation des éléments qui n’appartient ni à la sphère de l’identité arménienne ni à l’identité française, mais à ce tiers-espace qui conteste les deux (Bhabha, 1994). L’hybridation mène Donikian à prendre conscience de la relativité culturelle et à défier les règles et l’autorité. Cette posture éthique se manifeste par le biais d’un discours critique face à l’oppression émanant de l’état ou des structures communautaires. Ainsi Donikian se positionne comme un exilé militant, un auteur qui fouille sans relâche dans la question diasporique arménienne, un ardent commentateur et critique véhément de la politique de son pays de naissance, la France, de la diaspora et de l’État arménien.
De fait, plus qu’à l’ambiguïté, je suis condamné au conflit, écartelé entre les injonctions de l’histoire dont je suis le fils et les appels de la vie ordinaire, entre le culte du temps communautaire et la présence du vivant. Dès lors, l’unique synthèse, si synthèse il y a, se trouvera dans la nécessité de transformer le malaise en expression créatrice. […] [Le rôle de l’auteur est de] déranger le consensus, son inquiétude est signe qu’il vit ; elle signe son humanité. Elle lui indique qu’il se doit d’intervenir comme une douce explosion dans le chœur des orthodoxies, d’insinuer un principe d’impureté dans le corps communautaire (Donikian, 1995, p. 111, pp. 118-119).
Donikian a commencé à déployer sa vocation éthique dans le volume de poésie intitulé Ethnos, publié en 1975. Ethnos traite de l’oppression soviétique qui aggrave le sentiment de l’aliénation du peuple arménien. Armé de son langage poétique et du regard extérieur conféré par l’exil, Donikian développe un discours critique de dissident qui lui aurait couté sa liberté s’il avait édité l’œuvre sur place. Les Arméniens de l’Arménie Soviétique sont privés de parole et Donikian, par son statut libérateur d’exilé, tente d’y pallier. L’exil de Donikian se trouve légitimé parce qu’il lui permet la prise de parole pour la dénonciation. L’exil n’est plus un défaut, mais ce qui lui permet de développer cet esprit critique et regagner son humanité primitive, émancipant par sa poésie ceux qui, comme les exilés d’esprit de l’Arménie, ne peuvent pourtant quitter le territoire au sein duquel ils subissent l’oppression :
Ces hommes
À leur patrie sont
Étrangers, qui n’en peuvent saisir
Le Sens, qui n’en pourront s’expatrier. Ces hommes en leur patrie
expatriés, qui n’ont droit
qu’au silence, qu’à l’enfance, qu’à l’exil[…]
Vous m’avez rendu à mon état primitif de fils de l’Homme […] Et il est temps, l’ayant subi, de comprendre le désordre du monde.
Désormais noué à l’homme.
Ayant goût non d’un seul peuple mais de tous les peuples. […] Vous m’avez donné mes distances (Donikian, 1975, p. 284, pp. 273-274).
Par sa posture hybride et par son activité littéraire dénonciatrice et inclassable, Donikian opère souvent depuis la marge du champ littéraire à la fois en France et en Arménie. Né en France, mais plongé entièrement dans l’univers arménien, il serait moins susceptible d’attirer l’attention des médias français et atteindre un lectorat français plus étendu. Son œuvre presque exclusivement développée autour des questions arméniennes et de la diaspora, de surcroit dotée d’un vocabulaire et de références étrangères pour les lecteurs en dehors de la communauté, reste encore peu connue au-delà de la communauté arménienne, et ne jouit pas d’une grande visibilité. En tant qu’auteur d’origine arménienne ayant assimilé les valeurs occidentales, il serait moins apte à satisfaire le canon et l’autorité littéraire de l’Arménie notamment durant la période soviétique, étant donné que son esprit critique et son militantisme n’auraient pas échappé à la censure et au harcèlement institutionnels.
La posture critique de Donikian à l’égard de sa communauté d’origine ainsi que ses positionnements anti-essentialistes au sujet de l’identité reflètent sa marginalité à la fois imposée par sa condition d’exil mais aussi cultivée et intentionnelle. En assumant son hétérogénéité et son malaise identitaire, Donikian adopte des postures sévèrement critiques et iconoclastes. Il défend son identité d’exilé et sa parole subversive qui s’opposent à la tradition, aux normes et à l’idée de la pureté véhiculées au sein de sa communauté, qu’il regroupe sous la catégorie des « orthodoxies » pour souligner leur caractère doctrinal. Donikian a eu des prises de positions parfois très polémiques concernant l’avenir de la communauté arménienne de France mais aussi la misère sociale à laquelle sont soumis les Arméniens d’Arménie. Les thèmes de la misère et de l’exclusion sociale sont également abordés dans son roman Vidures, où il touche également au sujet tabou des travailleurs arméniens (dont des femmes travailleuses du sexe) qui, poussés par le chômage, s’installent, le plus souvent illégalement, en Turquie.
Sa critique acerbe face à la corruption politique de l’État d’Arménie et à ce qu’il considère comme des pratiques délétères au sein des institutions culturelles arméniennes en France contribue aussi à sa marginalisation. Sa critique exprime sa résistance à une identité arménienne fataliste et communautariste qu’il considère comme repliée en soi et porteuse des malheurs de l’Histoire. D’après Donikian, l’importance démesurée accordée à l’étude de l’Histoire comme vecteur de culture et comme outil de résistance au négationnisme, relègue au second rang la nécessité de développement d’une culture littéraire arménienne occidentale. Prioriser la littérature arménienne et arménophone de la diaspora ainsi que les arts serait selon Donikian d’une nécessité absolue pour garantir l’épanouissement culturel des Arméniens de France.
L’auteur n’hésite pas à aborder les conséquences de sa franchise sur la réception de son œuvre lors de ses entretiens avec la presse mais aussi dans son œuvre. Interviewé pour la parution de son livre Un Notre Pays par Nouvelles d’Arménie Magazine (NAM) en Septembre 2003, Donikian a fait allusion à la réception quelque peu froide ou indifférente de la part des associations et revues arméniennes, mais aussi de la presse française au sujet de ce livre qui creuse sur le malaise identitaire ressenti par les Arméniens de la diaspora. Le titre Un Notre Pays consiste en un jeu de mots représentatif du positionnement dans l’entre-deux et de l’identité hybride de l’auteur qui ne s’identifie pleinement ni à la France où il est né, ni à la République d’Arménie dont le territoire ne correspond pas au pays de ses ancêtres, l’Asie Mineure. La critique du livre Un Notre Pays, rédigée par Micha Meroujean et parue dans le même numéro des Nouvelles d’Arménie Magazine, souligne la marginalisation subie par Donikian à cause de ses positionnements : « Un Notre Pays de Denis Donikian fouette, sans réticence, les non-dits arméniens. Cela justifie-t-il l’ostracisme dont il fait l’objet, en particulier dans la presse arménienne de France ? » (Meroujean, 2003, p. 61).
La critique de Donikian ne s’adresse pas uniquement à la communauté arménienne, ses acteurs et ses institutions, mais vise également les acteurs du champ littéraire français, comme les éditeurs dont la démarche commerciale encourage les classifications de la littérature (en genre, en pays de provenance) et décourage les écrivains qui souhaitent expérimenter. En cela, Donikian défend l’aspect idéaliste de l’art, qui se tient à l’écart des maisons d’édition et des masses, et défend son ethos et sa vocation morale d’écrivain. Il insiste également sur le fait que l’originalité de sa démarche n’est pas uniquement justifiée par son statut d’exilé qui motive sa posture de lanceur d’alerte au sein de la communauté, mais que son hybridité le pousse à expérimenter avec tous les genres littéraires et artistiques et multiplier les voix au sein de son œuvre afin de construire un discours varié à l’image de la variation humaine. Son ethos d’écrivain exilé le conduit vers l’élaboration d’une poétique hybride, caractérisée par l’ambiguïté, la polyphonie et le relativisme culturel. La poétique hybride est reflétée dans son œuvre par une mise en exergue du dialogue qui anime les textes et les cultures. La reconnaissance de l’existence de ce dialogue ne néglige ou ne sape pas pour autant les discontinuités et les conflits de l’identité qui découlent de la multiplication des contacts des langues et des cultures dans le contexte exilique.
La seconde partie de l’article vise à fournir un aperçu de cette poétique, qui traverse aussi bien le contenu que la forme de son œuvre et résiste aux classifications essentialistes. Les différents éléments qui composent cette poétique seront évoqués, comme les rapports compliqués de Donikian avec les deux langues qui représentent sa double culture, le français et l’arménien. Ensuite sera abordée la question de l’articulation d’une parole nouvelle par le biais du bricolage linguistique et du dialogue entre textes. Cette parole nouvelle a permis à Donikian de surmonter son étrangéité vis-à-vis ses deux cultures et revendiquer ainsi une identité hybride qui reflète les aspirations universelles de son œuvre. Nous allons finalement nous attarder sur le rôle fondamental de l’hybridation des formes littéraires dans l’articulation de l’identité hybride de Donikian.
Le rapport de Donikian avec la langue française et arménienne n’est pas exempt des problématiques susmentionnées, puisant dans sa propre ambiguïté identitaire. Donikian justifie la prévalence « irrémédiable » du français sur l’arménien en faisant allusion à ses lectures françaises d’enfance qui ont suscité en lui son envie de devenir écrivain. Ses œuvres de jeunesse véhiculent son profond sentiment d’extranéité par rapport à la France. Donikian avoue que dans sa jeunesse il écrivait en français mais pour les Arméniens vivant en France, car il ne se sentait ni assez Français pour s’adresser à un lectorat français, ni assez Arménien pour écrire en arménien.
La question de l’usage de la langue dans son œuvre atteste du perpétuel tiraillement entre les deux cultures et de l’impossibilité d’habiter la langue arménienne qui constitue pourtant le réceptacle de la culture ancestrale. Le « zébrage » de Donikian reflète l’inévitable hybridation franco-arménienne dans son œuvre, autant par les thèmes arméniens abordés en langue française que par des mots reliquats arméniens faisant irruption dans le texte écrit en français. L’écrivain appose partout le cachet de son héritage arménien tout en témoignant de l’impossibilité d’écrire en arménien. L’héritage de ce « zébrage » empêche le classement de son œuvre, émanant d’une franco-arménité inclassable et davantage perturbante puisqu’elle est pétrie par un exil spirituel transformateur le vouant à un perpétuel égarement, à savoir une marginalisation à la fois dans le champ littéraire français et au sein de sa communauté.
À travers la métaphore du « zébrage », Donikian évoque la douleur communautaire provoquée par l’impossibilité de renverser et d’assumer le désastre de la langue et l’inévitabilité de l’hybridation que son travail étaie par son existence même, ainsi que par son « investissement » linguistique et idéologique partagé entre les deux cultures. Son rapport avec la langue en général est caractérisé par l’étrangéité, que l’écrivain essaie de conquérir sans cesse à travers l’écriture, à l’instar de son effort de trouver sa place dans le monde, perpétuellement tiraillé entre les deux pays et les deux cultures mais aussi entre l’humanité et la déshumanisation dans laquelle il est condamné par le déni du génocide. La question de la langue dépasse les limites du duel entre la langue française et la langue arménienne et atteint le cœur du discours de l’écrivain comme sujet exilé. Dans le contexte d’une négociation difficile entre deux langues et deux cultures, le renouvellement de la langue se situe au cœur de la stratégie de négociation identitaire. Le besoin d’articuler une parole nouvelle répond au malaise existentiel de l’exilé. Comment légitimer sa prise de parole en français à propos des sujets arméniens ? Comment légitimer et affirmer son identité franco-arménienne par le discours ? Et finalement quelle langue pourrait exprimer l’histoire et l’identité multiséculaire du peuple arménien, riche en brassages, mais aussi traumatisante et fragmentée ?
Alors qu’une grande partie de l’œuvre de Donikian est écrite en français, les cas où l’auteur procède à des pratiques translingues ne sont pas négligeables, notamment dans ses textes parodiques ou humoristiques où figurent des personnages arméniens ou qui portent sur des sujets arméniens ; ou encore lorsque Donikian procède à des jeux de mots humoristiques qui s’appuient sur sa double identité. Le premier roman expérimental de Donikian intitulé Vidures, paru en 2011, se déroule en Arménie, et fait état de la société et de la vie politique arméniennes post-soviétiques à travers les regards de plusieurs habitants de la ville d’Erevan. En raison de sa préoccupation envers la société arménienne et de son approche polyphonique facilitée par le genre romanesque, Vidures constitue un excellent exemple du bricolage linguistique opéré par Donikian. Dans Vidures, Donikian développe un discours caractérisé par une mise en dialogue continue entre différentes langues, des hybridations et des pratiques translingues audacieuses qui complimentent le dialogue entre textes que nous allons aborder par la suite.
Tandis que le roman est principalement rédigé en français, il est agrémenté avec de très nombreuses hybridations franco-arméniennes tantôt écrites en alphabet arménien, tantôt transcrites en alphabet latin. Dans le texte figurent aussi des courtes phrases écrites entièrement en arménien ainsi que des mots et des phrases en grec, en hébreu et en italien. Il est intéressant d’observer que le texte n’est pas seulement écrit par quelqu’un qui se positionne entre différentes langues et cultures, ou qui revendique une identité hybride et se positionne dans un espace tiers, mais il cible également un public ayant des expériences similaires. En effet, un message bilingue ou plurilingue ne peut être pleinement appréhendé que par un récepteur qui présente des caractéristiques similaires à celles du transmetteur du message, revendiquant ainsi simultanément plus d’une identité sociale (Angermeyer, 2005). Le message fait ainsi appel aux porteurs d’un bagage culturel et linguistique similaire ou assez élargi, c’est-à-dire hybride. Des explications et des traductions sont citées par l’auteur de Vidures dans des notes en bas de page. Cependant, le caractère encastré et labyrinthique, voire cryptique des références interculturelles ainsi que la pratique translingue et la mobilisation des alphabets variés relèguent le lecteur monolingue dans une position désavantageuse. Le lecteur monolingue est en effet obligé à avoir recours à la traduction pour saisir le sens de certaines références, tandis que les subtilités des jeux de mots et de l’humour bilingues pourraient lui échapper malgré la traduction.
Dans Vidures la pratique translingue et l’alternance de codes linguistiques occupent une place privilégiée, précisément parce que l’auteur veut brouiller les frontières linguistiques. La polyphonie du roman reflète l’histoire bouleversée de l’Arménie à travers les siècles et les parcours multiples des Arméniens qui habitent désormais l’Arménie : des Arméniens rescapés du génocide, des Arméniens du Moyen-Orient, des Arméniens rapatriés de plusieurs pays du monde, porteurs d’un bagage culturel différent, mais aussi des Arméniens porteurs d’un héritage russe impérial et soviétique. Pays enclavé et subissant des tensions frontalières avec la Turquie mais doté d’une grande diaspora et habité par des populations jadis issues de plusieurs empires, l’Arménie telle qu’elle est présentée dans Vidures réunit sur son territoire des personnes héritières du passé ottoman et soviétique. Vidures fait également écho aux contacts de l’Arménie avec la culture du pays considéré « rival », la Turquie, ainsi qu’avec les cultures des pays voisins du Caucase.
Les contacts avec les pays voisins dans le passé mais aussi dans le présent sont reflétés dans Vidures dans la pratique du parler r’abiz, de l’arménien argotique et populaire influencé par les expressions et l’alternance de codes linguistiques attestées dans la musique r’abiz. Le terme r’abiz proviendrait de l’acronyme russe « RABIS » (RAbotniki ISkusstva, professionnels « travailleurs » de l’art en Union soviétique) prononcé en arménien. L’étymologie exacte du terme demeure incertaine et serait même retracée à la langue turque, arabe ou même à l’Urdu (De la Bretèque & Stoichita, 2012). Le r’abiz désigne aussi un genre de musique devenu très populaire dans les années quatre-vingt-dix, associant des influences musicales orientales, pop et électroniques, fortement influencé par la musique arabe et turque mais aussi par les différentes traditions musicales des pays de l’Union soviétique. De nos jours le r’abiz arménien se réfère à la fois à ce style musical mais aussi à une culture r’abiz : à un mode de vie, à un style vestimentaire et à une variété de langue influencée par les paroles des chansons r’abiz (Abrahamian, 2006). La particularité du parler r’abiz repose largement sur son aspect transculturel : l’usage des mots russes, turcs, kurdes et azerbaïdjanais qui imitent l’alternance de codes linguistiques pratiquée par certains chanteurs de r’abiz populaires, reflète la circulation des rythmes et des paroles des chansons entre la Turquie, la Russie et les pays du Caucase et cela malgré les relations parfois très tendues entre eux. Donikian incorpore des références au parler r’abiz dans son texte mais aussi des références à des chansons, car l’humeur mélancolique et souvent fataliste des paroles des chansons r’abiz correspondrait parfaitement à la situation de désolation sociale des Arméniens rapportée dans Vidures. La marque d’hybridation apposée dans le texte par les références au parler r’abiz est complétée par des hybrides lexicaux crées par Donikian, comme des verbes composés d’un préfixe arménien et d’un suffixe (-er) français.
L’hybridation linguistique constatée dans Vidures ne pourrait être dissociée du rôle des références intertextuelles et interculturelles dans le développement de la poétique hybride de Donikian. Vidures est une œuvre d’étrangéité caractérisée par le nomadisme spirituel, découlant d’un malaise légitimé et sublimé à travers la création artistique. La suspension de l’écrivain dans un entre-deux linguistique, identitaire et spatial lui permet de créer cette œuvre singulière et étrange qui ne serait pas possible autrement. Dans une série d’interviews réalisées à la suite de la parution du livre traduit en Arménie, Donikian précise qu’une œuvre aussi polyphonique et qui assume son hybridité n’aurait pas pu sortir de la plume d’un auteur monolingue ou d’un auteur qui croit aux identités cloisonnées ou exclusives :
Je revendique […] une morale de l’ambiguïté. On est d’un pays et on est d’un autre. Et on n’est ni de l’un, ni de l’autre. […] Vidures, tel qu’il est, n’aurait pu être écrit par un Arménien de l’Arménie ni par un Français de souche. Il fallait la conjonction de ces deux sources pour en mener l’écriture à bien (Donikian, 2016, p. 56).
Alors que les définitions de l’intertextualité par ses théoriciens principaux (Bakhtine, Kristeva, Barthes, Genette, Riffaterre) varient selon leurs parcours, les théories de l’intertextualité convergent sur les bases théoriques avancées par Bakhtine et Volonchinov, qui soulignent que tout texte comme forme de discours est produit à travers une mise en relation, un dialogue avec d’autres textes et discours, écartant la possibilité qu’un texte soit produit en vase clos (Peytard, 1990). En juxtaposant la théorie de l’intertextualité qui rejette l’existence des textes autoréférentiels et « purs » à la théorie de l’hybridité avancée par Young, nous pouvons déduire que dans les textes qui assument d’emblée leur caractère hybride, les références intertextuelles joueraient de surcroît un rôle contestataire, voire politique. Les textes hybrides à caractère contestataire visent précisément à expliciter l’immanence du dialogue continu qui existe entre textes, comme entre cultures en opposition à la conception des textes et des cultures comme univers clos. L’étude des phénomènes intertextuels ébranle les catégorisations et décloisonne la littérature de ses rapports avec l’espace mais aussi avec le temps, « [ouvrant] la perspective d’une herméneutique littéraire dégagée de l’histoire littéraire » (Rabau, 2002, p. 16).
L’œuvre de Donikian fourmille de références intertextuelles qu’il exploite systématiquement aussi bien dans ses écrits fragmentés que dans ses journaux, ses textes expérimentaux et ses romans, qui portent tous les traces d’un dialogue ou d’une allusion à d’autres textes, assez souvent dans une langue autre que le français. Ce dialogue entre textes signale l’influence d’autres cultures sur son écriture. Pour Donikian il est nécessaire de faire émerger dans son texte son étrangéité, cette condition de nomadisme intellectuel signalé par son apatridie et son hybridation qui façonne sa pensée et qui doit être mis à la lumière du jour. À cet égard, l’intertextualité fait partie des mécanismes du texte que l’auteur cherche à rendre visibles au lecteur. Sa démarche d’écrivain militant considère la littérature comme un moyen de multiplier les réflexions et accroître la conscience sur le caractère rhizomatique, c’est-à-dire non hiérarchique et relationnel, de la pensée, de l’écriture et de la culture, fonctionnant dans un réseau et « [mettant] en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes » (Deleuze & Guattari, 1980, p. 30). Tels les hyphes d’un mycélium, le rhizome met en exergue la prégnance des relations et des liens qui connectent la pensée, la mémoire, l’écriture et les cultures humaines.
L’hybridation de Vidures se manifeste à travers les effets combinés d’une configuration polyphonique assurée par le basculement du point de vue et du narrateur tout au long du roman. La variation formelle au sein du texte et l’introduction de références à d’autres mediums (musique, dessin) et à d’autres textes évoqués ou paraphrasés dans leur langue d’origine ou bien transcrits en français alertent le lecteur par leur étrangéité. Un effet profondément troublant et déstabilisant est accompli par une multitude de variations typographiques, aussi bien dans la forme, la taille et le type de police typographique que dans les marges de textes qui s’agrandissent lorsque l’auteur incorpore un autre texte dans le roman. La présentation du texte et ses modes narratifs contribuent à l’amplification de l’étrangéité de l’œuvre.
Les cas de références intertextuelles multiples au sein d’une même page sont récurrents. Prenons par exemple les trois premières pages du chapitre treize de Vidures, qui débute avec une contemplation des portes de la décharge située aux confins de la ville de Erevan où se déroule le roman. Gam’, le protagoniste du roman et journaliste ayant trouvé refuge dans la décharge car persécuté par le gouvernement pour ses articles contestataires, compare les portes de la décharge au Chant III de l’Enfer, qui évoque le moment où Dante franchit les portes de l’Enfer. Il qualifie d’an(n)us horribilis sa vie à la décharge depuis une année, phrase prononcée par la Reine d’Angleterre dans son discours annuel datant de 1992 (Lagarde, 2020), que Donikian parodie en omettant le deuxième -n. Cette phrase constitue aussi un détournement par la Reine du titre du poème Annus Mirabilis (1667) de John Dryden. L’année horrible de la Reine est ainsi à nouveau détournée en anus horrible par Donikian/Gam’, description qui résume avec humour l’insalubrité de la décharge où se cache le protagoniste.
Dans les deux pages qui suivent, Donikian mobilise de différentes références intertextuelles afin de signaler le positionnement liminal de son protagoniste accessoirement au sien. Gam’ a l’apparence d’un paria et est un intellectuel en cachette : son allure de chiffonnier couvert de saletés s’oppose à la puissance de son esprit et de son érudition, manifestée par ses exercices linguistiques de citation de phrases contenant la lettre -e en français et -e/ye Էen Arménien, qui est en occurrence la première lettre du mot Éden/ Yedem [ճդճմ] en arménien et en français cité par Donikian, mais aussi du mot Enfer et du nom de la capitale de l’Arménie, Erevan. La lettre -e/ye Է figure également sur le seuil de la décharge sous lequel se tient le protagoniste. Cet exercice résonne comme un détournement de la pratique oulipienne du lipogramme, en particulier de la lettre -e dans la Disparition (1969) de Georges Perec, d’autant plus puisque Donikian avait intégré des exercices oulipiens dans ses œuvres et partage la vision oulipienne d’une littérature amplifiée par les contraintes.
Au sein des références aux détournements des exercices oulipiens se cachent d’autres références intertextuelles. Les phrases citées par Gam’ portent sur l’Histoire et la religion arméniennes. Une phrase attribuée à l’historien arménien Yerishé (Élisée) : « La mort qu’on ne comprend pas est bien la mort ; mais la mort, qu’on comprend, c’est l’immortalité » (Elisée, 1869, p. 187) est citée par Donikian en arménien dans le texte. Le protagoniste cite également une phrase en italien dans l’original, tirée d’un incident raconté par le personnage de La Vielle dans Candide de Voltaire (1759), d’un homme émasculé qui regrettait ne pas pouvoir la violer : « O, che sciagura d’essere senza coglioni ! » (Donikian, 2011, p. 95). Ce tableau polyphonique et multilingue est complété par une référence aux mots prononcés par le Christ sur la Croix : « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Alors que la langue originale, l’araméen, est maintenue, Donikian transcrit la phrase en grec ce qui donne le résultat suivant : « Ήλι ήλι, λαμά σαβαχθανί » (Donikian, 2011, p. 95). Ces exercices translingues problématisent la position du protagoniste au seuil de deux mondes, entre l’Éden recherché et l’Enfer de la décharge et explorent des notions opposées tels qu’apparition/disparition, mort/immortalité, Éden/Enfer et soulignent également la pratique translingue du protagoniste mais aussi de l’auteur.
Nous venons de constater que l’hybridité énonciative, l’immanence du dialogue entre textes, la polyphonie et la pratique translingue dans l’œuvre de Donikian visent à contester l’hégémonie du monolinguisme et toute prétention à une origine ex nihilo du texte littéraire. Ces éléments ne constituent qu’un aspect de la poétique de l’hybridation chez Donikian. Les transgressions et renouvellements formels sont tout aussi essentiels au développement d’une écriture hybride, car ils visent à bouleverser les habitudes de lecture et remettre en cause le principe de séparation des genres et de cohérence du texte littéraire.
En parcourant l’œuvre de Donikian, la variation formelle et l’intermédialité sont impressionnantes. Débutant sa carrière par la poésie, Donikian évolue continuellement dans différentes formes artistiques (sculpture, peinture, installations audiovisuelles) et vers un mélange et une variation formelle, sans hésiter à « saboter » l’uniformité formelle au sein d’une seule et même œuvre littéraire. La variation formelle introduit un élément d’impureté qui convoque le lecteur à s’intéresser à l’agencement des textes et à leur morphologie, jetant encore une fois de la lumière sur les interstices du texte. Ses déambulations formelles l’ont mené vers une forme textuelle sans doute parmi les plus représentatives de sa condition d’exilé, mais aussi des fonctions que la littérature est censée représenter pour lui. Le fragment, que Donikian mobilise de plus en plus à partir des années quatre-vingt-dix, constitue le summum de l’expression de l’apatridie, de sa non-appartenance à un lieu ou une culture uniques. La fragmentation en tant que technique littéraire introduit un élément contestataire et « impur » dans un monde conçu et découpé selon les principes de la nation. Cependant cette impureté, à savoir l’absence de catégorisation autre que celle de l’espèce humaine, désigne « une impureté fondamentale, c’est-à-dire fondatrice de l’humanité » (Donikian, 1995, s.p.). Fragments de figures apatrides parue en 1995, est une collection de textes de formes variées, juxtaposés à des sculptures et des dessins réalisés par Donikian. Tel un écrilibriste, terme qui décrit sa situation d’individu doté de deux cultures qu’il ne parvient à concilier qu’en écrivant, Donikian navigue parmi les pays, les styles, les formes d’écriture :
Toute poésie positiviste, celle qui émaille de métaphores ce qui n’est que démonstration, qui produit des mots justes et les frappe pour les faire résonner […] bâillonne en quelque sorte le lecteur, bâillonne ce qu’il porte en lui d’inconnu et d’imprévisible. Mais la poésie ne sait pas ce qu’elle est, le texte ne sait pas où il va, ni ce qu’il va faire surgir au fil de sa durée. La création étonne le créateur et dépasse la vision qu’il en avait au départ. Dans une perspective plurielle de création métissée, où le mélange des formes fait loi, les genres, loin de rester confinés dans leurs frontières, sont appelés à se féconder mutuellement. […] Le texte devient alors un lieu de conjonction, d’interpénétration des territoires. (Donikian, 1995, pp. 120-121)
Le fragment libère également le lecteur, qui devient acteur à travers la lecture engageante. Cette approche évoquée par Donikian dans l’extrait ci-dessus rebondit sur les théories barthiennes de l’écriture. Dans S/Z (1970), Barthes oppose le texte traditionnel qu’il nomme texte lisible et passif comparable à la poésie destinée à la démonstration à laquelle fait allusion Donikian ci-dessus, au texte scriptible c’est-à-dire le texte moderne et libre qui constituerait pour lui le texte idéal. Le texte scriptible engagerait le lecteur et lui permettrait d’aller au-delà de la lecture passive et constituerait un texte « écrit, réécrit, désiré » (Barthes, 1970, p. 12). Il s’agit d’un texte réfléchissant « qui a transgressé la barre paradigmatique [...] que l’institution littéraire avait maintenue entre le fabricant et l’usager du texte, le texte littéraire et le texte critique » (Ange, 2007, p. 30). Le rapport que la forme du fragment entretient avec cette configuration barthienne est évident. Le fragment échappe aussi bien aux formes qu’aux modalités de lecture traditionnelles et permet au lecteur de se prendre à la lecture à sa guise. Pour revenir à la définition du scriptible proposée par Barthes, celui-ci ne dispose aucune trame de lecture définie d’emblée, car il revient plutôt au lecteur de la définir et de la redéfinir à chaque lecture.
Donikian défend cette absence de trame de lecture conférée par le fragment et généralement par l’écriture fragmentée et la variation formelle. Dans la collection des textes publiés initialement en ligne sur le forum de Nouvelles d’Arménie Magazine et ensuite parus dans un volume papier sous le titre Hayoutioun : Chronique d’une Arménie virtuelle (2005), Donikian opère des transgressions littéraires multiples. Son ouvrage échappe aux catégorisations traditionnelles littéraires car il conserve intentionnellement le format du journal numérique. Ces textes étant initialement publiés en ligne et parfois en réaction à des commentaires de la part des lecteurs, l’ouvrage témoigne d’un lien immédiat et direct avec les lecteurs et avec la réalité et l’actualité extratextuelles.
Malgré le fait qu’elle limite sérieusement, voire même anéantit toute chance de rémunération des auteurs, la publication des textes de littérature en ligne constitue une démarche transgressive. En contournant le marché éditorial, l’auteur contourne aussi les contraintes éditoriales qui concernent la forme et le contenu de l’œuvre. L’auteur se libère également des notions de réputation et de rentabilité qui jouent un rôle important dans le milieu éditorial, car elles déterminent les opportunités de parution d’une œuvre par une maison d’édition. La plateforme du blog et du forum est également particulièrement propice à la discussion et au commentaire rendant ainsi encore plus visible la réception du texte tout en permettant d’initier le dialogue entre lecteur et auteur. Ceci est flagrant dans l’œuvre de Donikian, rédigée en grande partie sur des plateformes d’échange numériques telles que la blogosphère et le forum. La dématérialisation, la publication et la diffusion des textes sur les différentes plateformes et blogs permettent un maximum d’accessibilité et de visibilité ainsi qu’assurent la liberté d’expression des auteurs dont les textes résistent à l’autorité éditoriale. Ces formes de socialisation littéraires reflètent la mutation de nos sociétés vers la numérisation de l’écriture, de la publication et de la lecture qui réarticule les rapports entre auteur, éditeur et lecteur. Le modèle sur lequel repose le blog et le forum encourage l’échange et brouille la frontière entre lecture et écriture, permettant au lecteur d’agir en tant qu’auteur et à l’auteur en tant que lecteur dans un rapport de « va-et-vient entre la lecture et l’écriture », valorisant « la figure d’un nouveau type de consommateur culturel, libéré des contraintes sociales et techniques qui interdisent son expression personnelle, et capable de ce fait de participer à la création littéraire et artistique » (Leverato & Leontsini, 2008, p. 48). Le support numérique joue un rôle primordial dans la poétique de l’hybridité de Donikian pour une raison supplémentaire : le réseau internet forme aussi un rhizome qui est, de surcroît, doté par une nouvelle expression d’intertextualité, celle de l’hyperlien. À cet égard, il dispose d’un potentiel heuristique accru pour la compréhension de la structure relationnelle du monde à laquelle aspire la démarche littéraire de Donikian.
L’œuvre de Donikian fait aussi preuve d’une grande variété de formes textuelles, littéraires ou non, fictives ou non fictives. Dans Hayoutioun : Chronique d’une Arménie virtuelle s’entremêlent des poèmes, des fragments, des traductions, des extraits de la presse, des variations oulipiennes, des essais, des aphorismes, des commentaires, des dialogues pour ne citer que certains types de texte qui apparaissent dans cet ouvrage. Donikian précise que le format a été maintenu afin de faciliter la lecture buissonnière. Aussi bien la fragmentation interne des textes que leur contenu et forme variables permettent les associations libres entre les fragments de texte. La lecture ressemble ainsi à un voyage dans lequel les lecteurs peuvent embarquer à n’importe quel moment du trajet. Il serait facile de retracer dans cette entreprise l’approche barthienne concernant les textes libres et actifs. De même pour Une année mots pour maux (1999), journal intime expérimental où le lecteur parcourt les expériences et les impressions de Donikian durant une année entière à travers une série de textes composés de fragments de différents textes ou des récits fragmentés et des variations formelles sur des sujets de l’actualité. La fragmentation des Fragments des figures apatrides retrouve toute sa splendeur dans Une année mots pour maux car la fragmentation s’étend dans le domaine de la mémoire et brouille également les frontières du temps et de l’espace, créant une toile composée d’une multitude d’associations spatiotemporelles, de références socioculturelles et personnelles multiples qui deviennent plus complexes et difficiles à déchiffrer et à décomposer au fur et à mesure que le lecteur creuse dans le texte.
Le fragment ne trouve pas seulement des applications dans l’écriture mais aussi dans les arts visuels. Dans Fragments de figures apatrides, la fragmentation des textes rejoint la fragmentation des sculptures qui sont juxtaposés aux textes, fabriquées à partir d’objets hétéroclites trouvés (poupées, montres, objets domestiques, pierres) et de la colle symbolisant inévitablement la fragmentation de l’identité et son hybridation mais aussi la valeur et la visibilité que l’auteur-sculpteur apporte aux interstices de l’identité comme expression subversive. Les points de jonction des fragments sculpturaux sont très souvent réalisés avec de la colle dorée, rappelant la technique japonaise du kintsugi qui répare un objet brisé avec une laque enrichie de poudre d’or, mettant ainsi en valeur et embellissant le recollage des points de brisure. La puissance symbolique et métaphorique du langage visuel met en lumière cette existence fragmentée, composée de différents fragments hétéroclites dont les interstices sont glorifiés. Sur la couverture du livre figure un masque fabriqué à partir de fragments hétéroclites. Des couches superposées de colle présentant un intense relief ressemblant à une peau cicatrisée après une brulure forment le front, œil et joue du masque, alors que le reste du visage est composé de fragments avec des textures et des couleurs différentes. La bouche blanche s’ouvre pour pousser un Cri Blanc, comme ils sont d’ailleurs intitulés la sculpture et le texte qui l’accompagne. Les fractures du masque sont sublimées par le kintsugi (Figure 1). À l’intérieur du livre, des corps sans tête, des têtes sans corps, des têtes reliés à des corps étranges faits d’objets domestiques ou encore des têtes et des corps renversés présentent des traumatismes mais aussi des mutations identitaires (Figures 2, 3).
La colle en elle-même symbolise la matière peu noble et précaire qui répare l’instabilité et la « faille » de la brisure. Elle constitue en effet le medium préféré de Donikian pour dessiner ses écrilibristes, personnages nomades, instables qui se réalisent uniquement à travers l’écriture. La colle devient ainsi la métaphore de l’écriture comme activité qui permet aux fragments de soi de se figer, de produire une certaine cohérence dans une situation d’incohérence. Cette démarche renvoie à l’importance primordiale du récit pour l’articulation de soi, notamment dans des situations de rupture violente telles que l’exil.
Notre analyse du parcours et de la création littéraire et artistique de Donikian révèle le rôle de la littérature aussi bien comme un refuge que comme une découverte à travers l’imagination, une errance qui vise à détruire les barrières et les stéréotypes culturels, nationaux et politiques, ainsi que promouvoir l’esprit critique et le changement. Denis Donikian avait déjà, vers le début des années soixante-dix, avec la parution d’Ethnos, formulé sa vocation d’écrivain comme étant à la fois le résultat et la solution à sa souffrance exilique, la procédure qui transforme son exil en privilège. Sa vocation lui permet de renouer avec toute l’humanité au développement d’une identité qui ne puise pas dans la filiation mais dans l’affiliation, ce que Édouard Glissant appelle, inspiré par Deleuze et Guattari et leur concept de rhizome, « une identité-relation antigénéalogique » (Glissant, 1990, p. 158). L’identité-relation se développe par le contact des cultures dans le cas des sociétés contemporaines de plus en plus multiculturelles, lorsque l’identité verticale-héritée côtoie les autres et se développe de manière horizontale, dans un rapport à l’Autre et est soumise à des mutations, changements et évolutions.
Les textes de Donikian sont la preuve d’un dialogue et d’une négociation continuelle entre l’identité héritée par les ancêtres, perçue comme filiation et l’identité comme affiliation, ce que Donikian définit comme « zébrité » et qui exprime sa franco-arménité. Cette littérature « zébrée » est porteuse d’un grand paradoxe car elle entretient le mythe de la langue sans pour autant être écrite exclusivement dans cette langue. Ce paradoxe traduit une expérience diasporique : celle d’une jeunesse éduquée dans les valeurs communautaires et familiales par le biais desquelles le mythe de la langue se transmet, mais confrontée à la domination de la langue majoritaire à l’école, dans la vie quotidienne ainsi que dans le champ littéraire.
Le sentiment de marginalité éprouvé par Donikian qui ne se reconnait pas dans des identités figées et canoniques, se reflète dans ses textes qui revendiquent une identité apatride qui remonte aux origines de l’humanité. Ses textes contestent le mythe de l’uniformité du peuple, conçu dans son aspect figé, telle une identité héritée et inaltérable à travers le temps et l’espace. À travers une poétique de l’hybridité se dessine la multitude des configurations identitaires potentielles des personnes issues des communautés diasporiques. Le caractère rhizomatique et relationnel de la poétique de Donikian révèle une conception très personnelle de l’identité ainsi que ses différentes intersections, exposant le dynamisme des identités plurielles et en mouvement permanent.
Références bibliographiques
[1] Les réflexions à propos de la transformation de l’Empire Ottoman en pouvoir colonial au début du XXe siècle résultent d’un tournant historique relativement récent, influencé par les études postcoloniales. Pour un bref aperçu et une analyse critique de ce tournant historique, voir : Özgür Türesay, 2013, pp. 127-145.
Charikleia Magdalini Kefalidou a soutenu en 2019 une thèse en Littératures Comparées portant sur les représentations de la mémoire et de l’identité dans l’œuvre des auteurs français et américains d’origine arménienne. Elle a été boursière de la Fondation Calouste Gulbenkian sur critères universitaires pour ses recherches en thèse. Entre 2019 et 2020, elle a été ATER à l’Université de Strasbourg, où elle a enseigné la littérature, l’histoire culturelle et les études culturelles. Depuis 2020, elle enseigne l’anglais à l’Université de Caen. Elle est également traductrice diplômée en anglais, français et grec moderne.
Ses recherches portent principalement sur les minorités, les migrations et les interactions culturelles ainsi que sur la représentation de l’exil et de la marginalité dans la littérature et les arts. Ses travaux puisent dans la polysémie de l’exil afin de révéler le lien entre ses formes multiples (exil géographique, idéologique/politique, linguistique etc…) et la création littéraire et artistique en tant qu’expression de singularité qui conditionne l’exil créatif.