Ce deuxième numéro de la revue HYBRIDA s’interroge sur les mutations du texte et de la lecture à partir des notions transversales d’hybridation, de métissage, voire de marginalité, tant du point de vue de l’objet textuel en soi que du contenu qu’il véhicule. En effet, les rapides mutations sociales et technologiques du monde actuel, marquées par une succession de crises et de reculs, l’ébranlement de certains principes de nos sociétés occidentales et les phénomènes des migrations et de la mondialisation, liées à toute une révolution scientifique et technologiques propre de ce que l’on a convenu de nommer la « société de la connaissance », nous invitent à revisiter les objets textuels, leur lecture et leur réception en tant que témoins de ces changements, ces nouveaux rites et pratiques, constitutifs de notre complexe et riche réalité d’aujourd’hui.
La révolution de la communication ainsi que la mondialisation des échanges entraînent dans un même mouvement les phénomènes migratoires, la mobilité, le développement du multilinguisme et le questionnement des identités. Ces phénomènes introduisent un contexte permanent de transition, de déplacement des attentes, plus complexes et diversifiées, qui nous contraignent à repenser les modèles historiques de nos réflexions. Notre époque contemporaine placée sous le signe de la mixité, de l’éclatement, de la mutation, du brouillage des normes et des références, ainsi que d’un certain relativisme, suscite des interrogations nouvelles dans nos réflexions concernant les diverses pratiques professionnelles, et concrètement celles de la littérature, qui ébranlent le statut du texte, de l’œuvre et de l’auteur, faisant appel à de nouvelles stratégies lectorales.
On peut affirmer, de nos jours, que ce qui relève du « mutant » a réussi à se constituer en un domaine propre où émergent comme signes identitaires des concepts opérationnels associés tels qu’hybridation, métissage et marginalité convergeant dans une constante postmoderne qui consiste à définir et concevoir l’identité comme le fruit d’une superposition de couches ou encore comme une construction malléable, qualité qui peut être transférée au texte lui-même comme expression de cette réalité : corps mutants, identités mutantes, textes mutants.
Il existe une variété d’identités qui se proposent à l’individu tout au long de son parcours. La notion de l’identité revêt alors de diverses formes, devient dynamique, changeante et évolue à travers des conflits et des ruptures, dans le temps et dans l’espace. Le lecteur et l’écrivain de textes littéraires voltigent entre les espaces géographiques et nationaux, entre les cultures différentes, prennent la posture tantôt d’un moi contemplateur critique, face à l’autre ; ils se plaisent tantôt dans le rôle de l’autre critiqué et observé. On peut ainsi parler d’une sorte d’hybridation des identités et des productions culturelles, qui accorde une place centrale à la mutation des discours, des textes et des genres en y voyant non seulement le lieu frontalier où ces identités se confrontent mais, également, en y voyant le processus pendant lequel ces identités peuvent être sciemment remises en question. Selon cette approche, les textes littéraires offrent un espace dans lequel les frontières linguistiques, culturelles et nationales sont mouvantes, et dans lequel peuvent émerger de nouvelles identités, cette fois-ci transnationales, transgénériques (selon toutes les acceptions des termes), les repères culturels fixes et purs se trouvant déstabilisés.
Le tournant linguistique en philosophie, avec l’apparition de la psychanalyse, démonte les fausses certitudes sur la neutralité et l’innocence du langage. Les langues seules sont dotées de réflexivité et peuvent s’expliquer elles-mêmes. L’écriture traduit d’une certaine façon l’invisible ou l’inaudible en visible, et un savoir possible ; les utilisateurs de différentes langues produisent des contextes différents en parlant ; les différentes écritures s’insèrent différemment dans l’univers parlant.
Dans le présent dossier thématique, nous proposons des réflexions sur les mutations culturelles, littéraires et génériques, observables depuis la nuit des temps. Au sens biologique, une mutation est une modification rare, accidentelle ou provoquée de l’information génétique. L’hybridation signifie le croisement naturel ou artificiel de deux individus (plantes, animaux), d’espèces, de races ou de variétés différentes. D’après ces brèves définitions, nous pouvons conclure que la mutation est une modification accidentelle, dynamique d’un individu, d’une chose ou d’un phénomène, elle complète au cours de l’évolution l’hybridation qui fait référence à un état de mélange fécond et productif de deux choses, deux individus ou de deux qualités, etc.
Dans le domaine de la culture et de la littérature, on peut voir derrière ces deux processus une monture idéologique et philosophique qui voudrait décentrer la langue afin de mettre l’altérité au centre du discours, puisque les turbulences culturelles provoquent des mutations langagières, ce qui engendre une littérature thématisant de sa part ces troubles.
Les études de ce dossier interrogent les multiples modalités et enjeux (institutionnels, culturels, socio-politiques, langagiers, littéraires et génériques) des altérations dans « ces littératures de l’intranquillité »[1]. Ces altérités et mutations se font, la plupart du temps, dans la faille et la marge, dans l’entre-deux, engendrant une poétique du métissage et du divers. Cette hybridation poétique pousse la langue française, milieu culturel et langagier des textes analysés par les auteurs, dans une sorte de chaos, et dévoile des identités complexes y ancrées et ainsi déstabilisées. Cette altérité se produit à travers la langue, à laquelle s’incorporent d’autres langues que le français et d’autres imaginaires au-delà de l’espace linguistique et textuel.
La mutation est ressentie comme une atteinte à l’identité, et par conséquent comme une « perversion » de l’ordre qui engage la communication réussie tant au niveau de la pratique de la langue que des différentes manifestations dans les interactions. Écrivains et artistes ont toujours mélangé des genres pour obtenir un produit ou une œuvre qui transgresse les frontières pour produire des messages dont l’identification est problématique. Les processus possibles partent autant de l’assimilation que de la contamination, autant de la tension expressive que de la rupture créative. Les variantes et les variations mettent en jeu l’organisation et la cohérence. Dans la perspective des études suivantes, deux acceptions du mot genre, gender, se définissent : une construction culturelle de la différence des sexes, et genre qui renvoie à une classification des formes littéraires.
Les articles qui suivent nous invitent à observer une sorte de résistance initiale quand la mutation ne modifie pas essentiellement l’œuvre, de transfert quand la mutation modifie, par inversion de la tension, l’élément nouveau, de transfert indirect et l’efficacité du passage quand la mutation crée un nouveau genre. La question se pose alors à savoir si on assiste à une transition ou plutôt à une rupture avec les anciennes pratiques culturelles. La mutation suscite les jugements de valeur les plus variés. Les sciences humaines et la philosophie tentent d’appréhender cette mutation dans toute sa complexité. Il en va de même pour la littérature.
Anikó Ádám
Université Catholique Pázmány Péter / Hongrie
[1] Expression de Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, [1990] 2005.