Daniel Fliege / Université Humboldt de Berlin / Allemagne
Le 29 novembre 2021 Guillaume Dustan aurait eu cinquante-six ans, s’il n’était mort, il y a maintenant seize ans, d’une intoxication médicamenteuse accidentelle.[1] Son premier roman, Dans ma chambre, a été publié il y a déjà vingt-cinq ans, en 1996. Tempus fugit, le temps passe vite et semble avoir emporté avec lui les débats acharnés autour des textes dustaniens – même s’il faut avouer que dans le débat public, à la télévision en particulier, on a moins parlé des livres eux-mêmes que de certaines déclarations provocatrices de l’auteur Dustan concernant les rapports sexuels non protégés dans un contexte marqué par la pandémie du sida ; car il ne faut pas oublier que les circonstances ont changé depuis : en 2021, il existe la trithérapie, les prophylaxies post-exposition (PEP) et pré-exposition (PrEP), de sorte que le sexe bareback a perdu une partie de son caractère scandaleux tel qu’il l’avait encore du vivant de Dustan. Si ses textes – malgré le prix de Flore en 1999 pour Nicolas Pages et à titre posthume le prix Sade en 2013 – « n’ont jamais connu un grand succès » (Kollias, 2008, p. 113), ils ont rencontré la bienveillance et parfois une grande admiration chez certains chercheurs, comme l’exprime par exemple Haderbache affirmant que « Dustan restera, selon [lui], l’auteur le plus doué de sa génération » (Haderbache, 2010, p. 103). Cependant, l’œuvre de Dustan « demeure mal connue, enserrée dans le piège d’un mécanisme qui fait que la réputation [de l’auteur] qui l’entoure dépasse la lecture qui en est faite et limite, (a)critiquement, sa compréhension à une apologie inconditionnée de l’unsafe sex » (Badin, 2014, p. 40). Le fait que Dustan dépeint des rapports sexuels non protégés dans ses livres a déjà été abordé par de nombreux chercheurs et a aussi provoqué de la véritable haine envers l’auteur, comme en témoigne un article d’Act-Up Paris en réaction à la mort de l’écrivain en 2005 sous le titre significatif « Oublier Dustan », article qui résume les irresponsabilités de l’auteur médiatisé Guillaume Dustan.
Le sujet de notre contribution n’est pas la position de l’auteur Dustan sur les rapports sexuels non protégés sur laquelle se sont penchés de nombreux chercheurs.[2] En revanche, nous nous proposons d’étudier le roman Dans ma chambre et le concept de l’autopornographie : la critique utilise en effet souvent ce terme pour décrire les trois premiers romans de Dustan comme une « trilogie autopornographique » (Jacinto, 2017, p. 283) en se référant à l’auteur lui-même qui aurait inventé cette expression. De fait, des chercheurs ont déjà qualifié à plusieurs reprises les œuvres de Dustan d’autobiographiques (Rivas, 2017, p. 33), d’autofictionnelles (Haderbache, 2010, p. 103) ou d’autopornographiques (Kollias, 2008, p. 115 ; Davis, 2009, p. 60 n. 5), mais la critique n’a pas encore analysé dans quelle mesure les textes dustaniens correspondent effectivement à ces catégories génériques et ce que la notion d’autopornographie signifie exactement, en dehors du fait banal qu’un narrateur autodiégétique parle de sa propre vie sexuelle. Nous essayerons dans ce qui suit de donner un sens au terme autopornographie en posant la question de savoir quel est le lien entre l’autobiographie ou bien l’autofiction homosexuelle, la représentation pornographique du sexe et le sida dans l’œuvre de Dustan. Pour répondre à cette question, nous nous focaliserons sur le premier roman, Dans ma chambre, tout en tenant compte des autres textes dustaniens, notamment de la soi-disant ‘trilogie autopornographique’. Or, il n’y a rien d’original, en ce qui concerne la littérature contemporaine, à écrire des autofictions dans lesquelles les narrateurs autodiégétiques se confondent avec les auteurs respectifs, décrivent leur vie sexuelle et créent des scandales au passage. Ce qui fait la particularité de Dans ma chambre, comme nous tenterons de le montrer dans ce qui suit, c’est la liaison étroite de deux motifs : d’abord, la représentation de sa propre (hyper)sexualité pour affirmer son identité en tant qu’homosexuel actif et puissant et, en particulier, en tant que membre de la scène gay parisienne (ou plutôt, d’une scène gay spécifique) et, deuxièmement, l’esthétisation du corps en réaction à l’aliénation corporelle suite à l’infection par le VIH.
Avant d’entrer dans le débat sur l’autopornographie, un bref résumé de Dans ma chambre aidera à suivre nos développements dans les prochains paragraphes : ce roman se compose de deux parties de quinze chapitres chacune qui décrivent généralement une action brève, souvent une rencontre au cours de laquelle se déploient des rapports sexuels. Les chapitres sont dominés par des descriptions de sexe qui ressemblent à de la pornographie.[3] Au-delà, cependant, une narration se déroule : le narrateur autodiégétique Guillaume, homosexuel et séropositif, vivant à Paris au début des années 1990, se sépare de son compagnon Quentin et rencontre Stéphane, avec qui il se met vite en couple et entretient une relation ouverte. Le récit est caractérisé par la description de leurs expériences sexuelles entre eux et avec d’autres hommes qu’ils rencontrent dans les lieux emblématiques de la scène parisienne. La consommation de drogues et d’alcool, un ennui généralisé et des expériences frustrantes et décevantes sont des motifs récurrents. La seconde moitié du livre est dominée par le récit de la lente séparation entre Guillaume et Stéphane : leur relation échoue parce qu’ils s’ennuient et ne savent pas communiquer leurs désirs et leurs sentiments. Le narrateur se rend compte que son mode de vie l’entraîne dans la solitude et la dépression et quitte Paris.
Le texte est transmis par un narrateur autodiégétique à focalisation interne. Le narrateur utilise un langage de proximité, caractérisé, par exemple, par l’emploi d’expressions familières et vulgaires. Les phrases sont courtes, simples et paratactiques ; il n’y a généralement pas de signes de ponctuation, par exemple pour indiquer un discours direct, ce qui « rend même parfois difficile de savoir qui parle » (Hendrickson / Siegel, 1998, p. 103). Comme l’explique Rivas, ce style rend souvent impossible de distinguer les pensées et les discours et de les attribuer à un personnage, créant « une subjectivité commune partagée entre le narrateur et ses amis et amants [qui] ne peut être réduite à un seul corps » (Rivas, 2017, p. 36). En ce sens, on pourrait qualifier le roman de Dustan d’ethnographique, comme l’ont proposé Naguschewski et Rivas.[4]
Le narrateur de Dans ma chambre lui-même désigne son texte comme « autobiographie érotique sur fond de grégorien-rap, parce que quand j’écris, j’écoute Depeche Mode » (Dustan, 2013a, p. 75). De même dans des entretiens, l’auteur Dustan appelle son œuvre autobiographique, expliquant que « [l]a littérature homosexuelle dit Je. Ce faisant, elle se donne pour sujet le sens même de la vie : devenir soi » (Dustan, 1999, p. 99). Ce n’est pourtant qu’au début de Génie divin que Dustan utilise le terme d’« autopornobiographie » (donc avec -bio- entre autoporno- et -graphie) : sous la rubrique (hiver 01) (du même auteur) il donne une bibliographie de ses œuvres dont les trois premiers romans Dans ma chambre, Je sors ce soir et Plus fort que moi sont classés sous la catégorie d’« autopornobiographie » (Dustan, 2021, p. 392).[5] Dans le même ouvrage, le narrateur explique : « De toutes façons, j’arrête. D’écrire. J’en ai marre. Un dernier n’importe quoi chez moi, à la cool, bien au chaud, pour finir, après celle de l’autocrucifictobiopornographie, la trilogie du bordel monstre » (Dustan, 2021, p. 490). Le terme souligné, un mot-valise, se compose du préfixe auto-, indiquant qu’un auteur écrit sur lui-même, du mot crucificto, combinaison entre fiction et crucifixion, signalant que l’auteur décrit des expériences douloureuses et fictives, du préfixe bio- de biographie, montrant qu’il s’agit d’un récit de la vie d’une personne, et enfin de pornographie, ce qui veut dire que ce récit de vie se focalise sur la sexualité, les rapports sexuels et les désirs du narrateur dans un mode d’écriture qui est censé stimuler le désir des lecteurs. En raison de l’exagération des combinaisons de préfixes d’origine grecque et latine à l’apparence érudite, qui imitent les noms de genres littéraires, ce terme monstrueux est, avant tout, une parodie de ces mêmes termes génériques : le narrateur se moque de la tendance de la critique littéraire de vouloir à tout prix étiqueter ses textes par un genre littéraire. Mais même si l’auteur se moque de la critique, la question se pose de savoir dans quelle mesure des catégories génériques sont adéquates pour décrire l’œuvre dustanienne.
Le narrateur de Dans ma chambre se fait passer pour l’auteur, il s’appelle Guillaume (Dustan, 2013a, p. 93) et raconte qu’il écrit une « autobiographie érotique » ajoutant que « quand [il] écri[t], [il] écoute Depeche Mode » (Dustan, 2013a, p. 75) : en effet, le titre Dans ma chambre s’inspire de la chanson « In your room » de ce groupe de musique. Il s’agit donc d’une mise en abyme dans la mesure où, dans un texte dont le titre s’inspire de Depeche Mode, le narrateur nous explique qu’il raconte un texte autobiographique sur le fond d’une chanson de ce même groupe… le pronom possessif « ma » du titre, au-dessus duquel figure le nom de l’écrivain, semble faire référence à l’auteur en tant qu’instance qui parle : le titre promet au lecteur que l’auteur lui-même le fait entrer dans sa chambre, c’est-à-dire dans le domaine de son intimité, comme dans un texte autobiographique. Rivas interprète le titre comme étant « ironique [parce que] les différentes chambres et appartements que Dustan habite au cours du roman ne sont jamais les siens » (Rivas, 2017, p. 35). Le mot ironique n’est peut-être pas le terme approprié pour décrire ce titre, car le narrateur nous conduit effectivement dans sa chambre, même s’il y entre rarement seul. Nous proposons plutôt de le comprendre non seulement au sens littéral, mais aussi au sens figuré : le narrateur conduit les lecteurs non pas dans une pièce concrète de son appartement parisien, mais aussi dans le monde de ses souhaits (irréalisables), dans la camera mentis de son imagination, ce qui met en évidence que le narrateur nous entraîne dans ses pensées et non nécessairement dans un récit référentiel. L’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage et le titre Dans ma chambre incitent à lire le texte comme autobiographique. En même temps, le texte est toutefois identifié comme « roman » par le paratexte.
Qu’en est-il donc du genre de Dans ma chambre ? Dans des entretiens, l’auteur lui-même nous livre quelques indices sur la façon dont il veut que les lecteurs approchent de son texte (certes, comme lecteurs, nous sommes libres de ne pas respecter les ‘instructions’ de l’auteur) ; ces entretiens montrent que Dustan n’a pas écrit une autobiographie. D’abord, il faut remarquer que l’écrivain est encore inconnu et jeune lorsque le livre paraît – c’est en effet son premier roman et, au moment de la parution, il avait trente ans ; en outre, le nom Guillaume Dustan est un pseudonyme de sorte que l’identité de l’auteur est restée – brièvement – inconnue (rappelons que son vrai nom est William Baranès et qu’il était conseiller de tribunal administratif) : le choix de prendre un pseudonyme met en évidence que le livre n’est pas conçu comme une autobiographie puisque le lecteur ne peut pas référer la vie racontée par le texte à une personne réelle. Les déclarations du narrateur autodiégétique peuvent donc difficilement être vérifiées quant à leur référentialité à la réalité extra-littéraire de la vie de l’auteur empirique. D’ailleurs, l’auteur lui-même disperse des doutes là-dessus dans des entretiens lorsqu’il explique par exemple que :
D’abord il [Dans ma chambre] était adressé à moi pour avoir un exutoire parce que j’avais arrêté une thérapie. J’ai mis deux ans à l’écrire, à partir d’éléments de ma vie personnelle mais c’est aussi un livre. On ne peut pas savoir ce qui est vrai et ce qui n’est pas vrai dans le roman, c’est ça qui est bien. Et c’est un livre qui s’adresse à tout le monde parce que ça peut intéresser n’importe qui. […] c’est un livre qui est fait pour parler de choses qui existent dans la vie, donc tant mieux s’il est lu par des homos et par d’autres. (Dustan / Lefeuve, 1996)
Sur la genèse de Dans ma chambre, Dustan explique ici qu’il est parti d’événements de sa propre vie, mais que son texte est aussi un « livre », ce par quoi il entend probablement qu’il peut prendre la liberté de s’écarter de la réalité extra-littéraire, c’est-à-dire d’ajouter des éléments fictifs de sorte que l’on ne peut plus « savoir ce qui est vrai et ce qui n’est pas vrai » (vrai voulant dire ici que ce qui est raconté se réfère à la réalité extra-littéraire). De plus, son livre contient aussi une autre forme de « vérité » : il parle en effet « de choses qui existent dans la vie » réelle et qui peuvent intéresser les lecteurs, sans que les éléments particuliers du récit puissent nécessairement être référés tels quels à la réalité.
En fin de compte, la vie décrite dans Dans ma chambre n’est pas une biographie singulière digne d’être imitée, mais elle est représentative de la vie de nombreuses personnes de l’époque, notamment des membres de la communauté gay, qui souffrent d’isolement, de solitude, de dépressions et du sida, des personnes qui se sauvent dans des rapports sexuels éphémères sans y trouver le bonheur recherché, et qui peuvent se reconnaître dans le je qui parle à travers les livres de Dustan, comme Dustan lui-même l’explique :
[L]’auto(fiction) est comme la techno : révolutionnaire au sens où elle met le spectateur au centre de l’acte créateur : comme le danseur techno fait la soirée, l’auto(fiction) écrit des livres dont vous êtes le héros : lire « je », c’est devenir l’autre, et c’est donc retrouver, au bout de la plus extrême passivité (passivité dont Eco dit à juste titre qu’elle est au cœur de l’écrit – Lector in fabula) (je suis [comme vampirisé par] l’autre) le pouvoir d’être actif au sein de la lecture, parce que plus provoqué qu’on ne l’a jamais été (ce je peut-il être moi?). (Dustan, 2004, p. 46 ; les parenthèses et crochets sont de Dustan)
Dustan souligne ici que ce n’est pas l’auteur (le DJ) qui est au cœur de l’autofiction (de la soirée techno), mais le lecteur (le danseur) : le lecteur est le protagoniste de l’autofiction, il s’identifie lui-même au narrateur à la première personne en se demandant : « ce je [qui raconte l’histoire] peut-il être moi [qui suis en train de lire le texte] ? ». Dustan est donc favorable à une lecture identificatoire et, en faisant référence à Lector in Fabula d’Umberto Eco, il adopte une approche de l’esthétique de la réception dans laquelle le lecteur se voit attribuer le rôle décisif dans la production du sens d’un texte. Comme l’écrit Dustan, « le centre de gravité de l’écrit se déplace alors de la belle écriture à la vérité d’un moi-ça qui s’explore » (Dustan, 2004, p. 46) : l’enjeu est pour le lecteur d’actualiser le texte pour lui-même, d’essayer de s’identifier avec le narrateur et de se découvrir dans le “je” qui parle. Le lecteur est censé participer activement au texte en se mettant dans le “je” et en se questionnant – il ne s’agit donc pas du tout de rapporter ce qui est raconté par le narrateur à l’auteur comme dans une autobiographie. Peu importe, au fond, que les textes de Dustan puissent être référés à la réalité extra-littéraire de la vie de l’auteur : comme Dustan l’avoue dans les passages cités ci-dessous, il « par[t] d’éléments de [s]a vie personnelle », ce qui veut dire a contrario qu’il se permet aussi de s’en éloigner. Ce qui compte, c’est que le lecteur se reconnaisse dans le “je” qui parle ou, du moins, dans certains éléments de ce qu’il raconte.
Comme l’a montré Christina Schäfer, la différence entre autobiographie et autofiction réside en effet moins dans la factualité de ce qui est raconté (voir Schäfer, 2008) : car les deux formes de texte contiennent principalement des éléments qui sont présentés comme factuels (Dustan « par[t] » des faits de sa vie personnelle). L’autofiction signifie tout bonnement qu’elle met davantage l’accent sur le caractère construit de ces faits en montrant que les faits ne sont pas simplement “là”, mais qu’ils sont eux aussi construits : les facta sont en effet le résultat d’un processus (de sélection, focalisation, présentation, organisation, etc.). C’est aussi le sens premier du mot « fiction » : la fictio n’est rien d’autre que le processus de construire (fingere), comme le rappelle également l’inventeur du terme, Serge Doubrovsky (1980, p. 96). L’autofiction rappelle donc au lecteur que ce qu’elle raconte comme « faits » est construit, ce qu’il ne faut pas confondre avec « inventé », le sens moderne de fiction. Par conséquent, l’autofiction a également une visée différente de celle de l’autobiographie : pour le dire de façon plus pointue, les autobiographies racontent la vie d’une personne réelle, les autofictions se concentrent, en revanche, beaucoup plus sur un aspect de la vie (dans le cas de Dustan : la vie sexuelle) en mettant l’accent sur le caractère construit du récit, par exemple en suscitant le doute ou en incorporant délibérément des éléments fictifs. L’autofiction ne s’intéresse pas à la différence entre fait et fiction (au sens moderne du terme), elle ne se préoccupe pas de conserver pour l’éternité la vie d’hommes célèbres, mais plutôt de jouer littérairement avec la langue.
Dominique Maingueneau (2007, p. 102) a observé que dans la littérature contemporaine « il existe un nombre important de textes qui prétendent rester de la littérature et qui investissent l’écriture pornographique ». Il a tenté d’expliquer ce phénomène en affirmant que la littérature perd de plus en plus l’attention du grand public par rapport aux autres médias et que, par conséquent, elle a tendance à se porter vers les extrêmes et à briser de plus en plus de tabous, y compris la représentation explicite des rapports sexuels (Maingueneau, 2007, p. 101). Selon lui, la littérature contemporaine tente de regagner l’attention des lecteurs en révélant la vie intime, y compris sexuelle, d’auteurs réels. C’est ce qui rend le récit sensationnel, surtout lorsqu’il s’agit de personnes (plus ou moins) connues, comme Catherine Millet, rédactrice en chef de la revue art press.
Selon Renonçay, les auteurs de cette littérature cherchent « une vérité parfaitement exposée, incontestable puisque puisée dans la réalité factuelle de leur vie » (Renonçay, 2008, p. 157). Selon lui, ces œuvres reposent sur « une conception de la vérité comme exposition totale, mise au jour, ivresse de transparence à laquelle nul n’échappe, le privé ni l’intime » (2008, p. 157), et cela inclut les sphères privées et intimes non seulement des auteurs, mais aussi de tiers. Par « vérité », il entend « le nu et le cru où tout espace, unifié sous cette clarté implacable, doit livrer son dû » (2008, p. 160), c’est-à-dire comme référentialité à une réalité qui devrait plutôt être dissimulée et tue et rester secrète, comme justement la vie sexuelle, ce qui ne correspond pas aux attentes morales de l’époque. Renonçay explique que, dans ce contexte, l’autofiction a « adopt[é] les contours d’une forme ultime et encore inédite : la pornographie », qu’il considère comme le « [d]évoilement absolu d’une vérité qui, identifiée au réel, l’expose sans limites, extériorité et intériorité déployées, confondues, dans un à-plat sidérant » (2008, p. 160). En ce sens, il existe un lien inhérent entre l’autofiction et la pornographie : toutes les deux se caractérisent par une esthétique d’un « hyperréalisme » prétendu et en même temps par l’abolition des limites de la pudeur, dont l’exagération fait douter la crédibilité de ce qui est raconté.
L’autopornographie combine en conséquence deux tendances propres à l’autofiction et à la pornographie : comme dans l’autofiction, les frontières de la pudeur et des tabous sont systématiquement brisées et les « vérités », au sens de révélation de tout, y compris de la sexualité, sont révélées ; comme dans la pornographie, les corps et les pratiques sexuelles sont montrés dans tous leurs détails et poussés à des extrêmes qui dépassent les concepts socioculturels et moraux de la pudeur. Le terme d’autopornobiographie (avec la syllabe -bio-), forgé par Dustan, indique clairement que dans ses textes, la vie du narrateur est réduite au sexe : non seulement parce que le narrateur sélectionne la représentation de sa vie de sorte que la plupart des autres éléments sont omis (on n’apprend rien sur la famille, l’enfance, la formation, le travail du narrateur), mais aussi parce que le sexe constitue le véritable centre de sa vie.
Dans Dans ma chambre, l’exposition de sa propre (homo)sexualité est le facteur central pour former l’identité du narrateur ; en effet, « la sexualité, qui est jugée déviante dans le dispositif de sexualité donné, devient d’abord l’occasion, puis la raison et le centre de l’écriture ; l’autobiographie gay est par définition (con)centrée sur l’identité sexuelle de l’autobiographe » (Ingenschay, 1997, p. 49). Par conséquent, « des éléments pornographiques sont une composante constitutive et nécessaire de l’autobiographie » homosexuelle, selon Ingenschay (1997, p. 25). En ce sens, l’expression ouverte d’une sexualité, qui ne correspond pas aux normes du « dispositif de sexualité », est également politique, comme on peut le reconnaître dans les déclarations du narrateur de Dans ma chambre : « je ne pouvais pas le prendre dans mes bras parce qu’on était dans un endroit public » (Dustan, 2013a, p. 67), « on se fait la bise sur la bouche juste devant les flics » (“Dustan, 2013a, p. 66).[6] L’espace public est dangereux, le narrateur craint la violence, symbolisée par la police qui représente la force publique. C’est pourquoi il se retire « dans [s]a chambre », c’est-à-dire d’une part dans des lieux d’intimité où il peut vivre librement sa sexualité sans danger, d’autre part dans son imagination qu’est le texte littéraire où il peut exprimer librement ses désirs sexuels. En effet, selon Naguschewski, « la représentation plaisante de la sexualité, qui est encore disqualifiée par certains comme déviante, sert aussi dans l’intention affirmative de Dustan à former une conscience de soi intacte et à la montrer » (Naguschewski, 2001, p. 255).[7] À cela, il faut ajouter l’infection par le VIH : la représentation de rapports sexuels par des personnes séropositives peut se comprendre comme un acte d’affirmation de soi dans la mesure où la révélation publique du statut séropositif exige du courage, à une époque où les personnes vivant avec le VIH risquent de rencontrer de réactions négatives et discriminatoires (cf. Brunschwig, 2008, p. 147).
Cette attention portée à la sexualité va de pair avec un deuxième mouvement : l’esthétisation du corps sain et bien formé, qui pourrait être une réaction à la pandémie du sida.[8] En effet, on peut observer, d’une part, que la communauté gay, en réaction à la pandémie, promeut une esthétique de l’hygiène et de la santé (ce qui est un phénomène de société dans son ensemble)[9] et une homonormativité socialement acceptée. Cependant, cela concerne principalement les séronégatifs, pour lesquels s’est d’ailleurs établi le terme discriminatoire de clean (‘propres’), impliquant que les personnes séropositives sont ‘sales’. D’un autre côté, l’entraînement physique et l’esthétisation du corps servent aussi à réduire les conséquences de l’infection ou à les dissimuler ; car, dans les années 1990, on continue à représenter les personnes infectées par le VIH comme étant émaciées et malades ; les changements physiques accompagnent par surcroît le traitement médicamenteux et ses effets secondaires (cf. Brunschwig, 2008, p. 150). En général, on considère les corps infectés ou malades comme étant non sexuellement excitants, mais dégoûtants[10] (même s’il existe des phénomènes opposés dans lesquels le risque d’infection stimule le désir, comme dans le bugchasing). L’exercice physique, en revanche, sert à montrer aux regards des autres que le corps n’est pas malade, mais au contraire en bonne santé et puissant :
Dans une communauté qui compte de nombreuses personnes atteintes du sida, être trop mince peut être assimilé à être malade. Le fait d’être musclé est donc une méthode possible – même si elle est irrationnelle – pour éloigner la maladie, pour ne pas disparaître. (Hendrickson / Siegel, 1998, p. 108)[11]
De plus, comme l’a analysé Brunschwig, l’infection par le VIH elle-même est à l’origine d’une aliénation du corps, ce qui est important pour comprendre l’esthétisation et la recherche de sexe dans Dans ma chambre :
Le patient [séropositif], par impossibilité de percevoir ce qui l’affecte, est désemparé de son corps, le lieu qu’il habite. […] Lors de l’annonce d’une séropositivité non compliquée, c’est un plus ou moins long silence dans le champ des sensations qui est soudain révélé. Et par conséquent l’impossibilité, pour le sujet, d’organiser sa relation avec ce qui affecte son corps physique par un acte de perception. Cette impossibilité concernant autant le passé que l’avenir. De plus, au sens strict, même lorsqu’une complication survient, ce n’est pas la virose elle-même qui est perçue, mais ce sont ses conséquences (infectieuses, tumorales…). […] Aucune sensation, c’est-à-dire aucune manifestation d’une jouissance pulsionnelle, donc aucun savoir issu du corps, ne permettait ici au sujet de se faire une idée propre quant à ce qui fait irruption dans sa vie, et notamment de juger si c’est grave, dangereux, ou si cela laisse une place à l’espoir que cela cesse un jour. (Brunschwig, 2008, p. 152-153)
En conséquence, la personne infectée est complètement dépendante du jugement de la médecine, « de l’Autre médical, qui se propose à s’emparer de cette nouveauté [de l’infection] » (Brunschwig, 2008, p. 153). Le patient ne peut en aucune façon ressentir l’infection en lui-même, il ne peut pas percevoir le virus dans son corps. Ce n’est que lorsque le virus a déjà affaibli le système immunitaire que le patient constate des conséquences physiques, mais là encore, il ne s’agit pas du virus lui-même qu’il ressent, mais des maladies opportunistes. La personne séropositive est donc totalement exposée à d’autres qui mesurent régulièrement ses cellules CD4, décident des traitements médicamenteux et évaluent son état de santé à sa place. La perfidie du VIH réside de plus dans le fait qu’il s’implante dans les cellules CD4, réécrit leur ADN de sorte que ces cellules produisent désormais des virus alors que dans le même temps le système immunitaire est détruit par ce processus de transcriptase : en un sens, le virus devient une partie du corps humain et de son ADN sans que la personne infectée ne s’en rende compte. Le corps est perçu comme aliéné à tel point que « [l]e fantasme d’autonomie, central à notre époque dominée par l’idéal individualiste, est puissamment contré » (Brunschwig, 2008, p. 155).
C’est sur cette trame qu’il faut comprendre l’exposition du corps et de la sexualité dans Dans ma chambre : l’esthétisation du corps, la recherche des plaisirs corporels dans le sexe sont une réaction à cette aliénation corporelle, la tentative de se réapproprier son propre corps, même si cela s’avère finalement futile. C’est pourquoi, pour continuer à faire partie de la communauté gay hypersexualisée, il faut que le corps reste sexuellement attrayant grâce à l’entraînement physique. Ainsi, le narrateur de Dans ma chambre explique :
Tous les pédés que je fréquente font de la muscu. Sinon ils font de la natation. Ils sont presque tous séropositifs. C’est fou ce qu’ils durent. Ils sortent toujours. Ils baisent toujours. Il y en a plein qui font des trucs, des méningites, des diarrhées, un zona, un kaposi, une pneumocystose. Et puis ça va. Certains sont seulement un peu plus maigres. Ceux qui font un cmv [cytomégalovirus] ou d’autres trucs plus flippants, on ne les a pas vus en général depuis déjà un bout de temps. On n’en parle pas. Aucun de mes copains proches n’est mort cela dit. Quatre mecs avec qui j’ai baisé sont morts, je le sais. J’en soupçonne d’autres. Pas beaucoup. Les gens ne meurent pas beaucoup apparemment. Il paraît que le sida évolue vers un truc comme le diabète. (Dustan, 2013a, p. 83)
Le corps gay sexuellement actif est présenté ici comme bien musclé et vital ; il est toujours sexuellement puissant et persévérant si bien que l’on ne peut pas voir les traces de l’infection sur lui. À cela s’opposent de nombreuses maladies et la mort, mais le narrateur fait comprendre que, dans sa communauté, l’on omet de mentionner de tels sujets : « On n’en parle pas ». Le fait qu’il ne voit plus les personnes atteintes de maladies opportunistes graves, tel qu’« un cmv », est un euphémisme exprimant que ces personnes sont déjà mortes ou vont bientôt mourir et que, au sens figuré, elles sont mortes depuis longtemps pour la communauté : ils ne sont plus vus, plus perçus et disparaissent du « ghetto ».[12] L’acronyme « cmv » montre que le narrateur utilise un langage propre à sa communauté, et même si on apprend ce que cette abréviation désigne, cela ne veut pas dire que l’on sache que ce virus est souvent mortel pour les malades du sida ou qu’en général ce sont les maladies opportunistes qui sont responsables de la mort des malades. Aucun des amis du narrateur n’est mort, « seulement » quatre hommes avec lesquels il a eu des relations sexuelles. L’hypersexualité et la vitalité des corps servent de mécanisme de refoulement de la maladie : à cette fin, le narrateur pousse son corps à ses limites :
Je suis devenu très conscient de mon corps, de son extérieur comme de son intérieur, grâce à ça, je pense. Je travaille. Mes seins, mon cul, mes éjaculations, mes prestations. (Dustan, 2013a, p. 82-83).
Je suis une machine à séduire. […] Techniquement je suis au top. Je suis une machine à plaisir. […] Tout est parfaitement mis au point. (Dustan, 2013c, p. 324)
Ma priorité numéro 1, ce n’est pas de me connaître mieux, de m’accepter, d’être plus moi, non. Ma priorité absolue, je le confesse, c’est d’avoir un corps beau. Qu’on regarde mon cul, pas mes yeux, pas ma tête. C’est-à-dire : qu’on me donne le pouvoir. Le vrai. Le pouvoir du cul. (Dustan, 2021, p. 508)
Le narrateur s’efforce de maintenir son corps attirant afin de conserver sa puissance sexuelle : en effet, ce qui permet au narrateur d’être membre de la communauté hypersexualisée de la ‘scène’, c’est le simple fait de démontrer sa puissance sexuelle. Comme un acteur porno professionnel, le narrateur est capable d’utiliser son corps dans toutes les positions et tous les actes sexuels. Ce qui compte pour lui, c’est avant tout l’apparence de son corps. Dans le roman, le sexe ne sert pas à satisfaire des désirs, mais constitue une fin en soi et une contrainte pour maintenir l’identité d’homosexuel puissant, car, bien que le narrateur connaisse des orgasmes au cours du récit, ceux-ci sont secondaires : il s’agit de ressentir son corps – peu importe d’ailleurs si c’est par le plaisir ou par la souffrance –,[13] de se le réapproprier et de vivre l’identité sexuelle en tant que telle dans le sexe lui-même, d’avoir des rapports sexuels et de prouver le « pouvoir du cul », à soi-même et surtout au regard des autres – alors que le sexe lui-même peut aussi être ennuyeux et insatisfaisant : « le dégoût faisait aussi partie du plaisir. Quand on veut baiser tout le temps, on n’a pas toujours le choix » (Dustan, 2013c, p. 280) : le choix des partenaires est également secondaire, ce qui est important c’est le rapport sexuel en tant que tel. Le sexe ne sert qu’une fin en soi et surtout pas à des choses comme l’amour ou la procréation. Le corps devient un produit vide, commercialisé comme une marque, qui n’a pas d’autre but, pas d’autre « apport » que d’être toujours disponible sexuellement, ce qui est un élément central de la pornographie, et d’être vu par les autres (cf. Boisseron, 2003, p. 84).
C’est donc à travers ces deux mouvements – focalisation sur la sexualité et la sur-esthétisation du corps puissant et vital – que la pornographisation s’établit. Le texte suit ces mouvements en visant une visibilité absolue du corps et du sexe : afin de confirmer sa propre puissance, la beauté de son propre corps et donc son identité sexuelle, le narrateur met en scène sa vie sexuelle devant les autres – à la fois à travers le sexe devant des tiers dans des lieux publics (des boîtes de nuit, des backrooms, des toilettes), et devant les lecteurs (cf. Kollias, 2008, p. 118). Dans Dans ma chambre, d’une part, de nombreuses scènes sont décrites dans lesquelles des rapports sexuels sont observés par le narrateur ou les personnages, et d’autre part, le lecteur devient un voyeur qui est censé confirmer l’identité du narrateur en voyant la puissance et l’activité sexuelles – c’est du moins ce que souhaite le narrateur : cependant, sa solitude et sa dépression croissante lui font comprendre que la vie dans le ghetto ne le satisfait pas, raison pour laquelle il quitte Paris à la fin du récit.
Le narrateur vit dans un monde où tout tourne autour du sexe et où les relations interpersonnelles sont considérées comme un obstacle : ce qui compte, c’est la disposition physique et non la personnalité – comme dans la pornographie :
Avec les réguliers la baise est toujours meilleure. Le problème, c’est qu’il y a du relationnel à gérer. Mais Quentin est un peu schizophrène, alors ça ne le gêne pas. Quand personne n’existe vraiment, il y a de la place pour tout le monde. (Dustan, 2013a, p. 104)
[…] les mecs s’attachent à moi, et puis quand ils ont quelque chose qui ne va pas, je le change. (Dustan 2013a, p. 66)
Si les participants de cette société, centrée sur le plaisir et la « fête » (voir Haderbache, 2001), pouvaient se réduire à leur corporalité et éliminer leurs autres sentiments interpersonnels (surtout l’amour et la jalousie), il y aurait de la place pour tout le monde. Quand quelqu’un ressent de l’affection pour Guillaume et commence à « s’attach[er] », le narrateur le change : les hommes sont remplaçables et interchangeables. Le ghetto décrit par Dustan est « une scène gay caractérisée par l’anonymat [qui] fonctionne comme un marché où l’orgasme est échangé contre un orgasme » (Naguschewski, 2001, p. 251), ce qui entre également dans le cadre de la pornographisation.
Le rejet de la dimension relationnelle est lui aussi, en partie au moins, lié au sida : en effet, Brunschwig a mis en évidence dans quelle mesure une infection par le VIH est liée à une « dimension relationnelle [avec l’autre qui] est présente dès le début par la contamination, puis définitivement par l’orientation des relations sociales et les conséquences possibles de transmission du virus à l’autre » (Brunschwig, 2008, p. 149). Dustan nous montre un être humain infecté par le VIH qui est incapable d’avoir des relations avec d’autres hommes : comme l’infection et la médicine ont pour conséquence une aliénation du corps, on pourrait comprendre les tentatives du narrateur comme une réaction à la maladie : il essaie de regagner le corps dont l’infection et la médecine l’ont privé, mais en même temps, il repousse toute relation interpersonnelle, car l’Autre porte toujours le danger de prononcer une définition de lui (en tant que séropositif, malade) qui ne correspond pas à l’affirmation de soi du narrateur (comme homosexuel actif, puissant, attrayant, libre, autonome etc.). Néanmoins, le narrateur dépend, bien sûr, du regard de l’autre, mais ce regard doit toujours s’en tenir à la surface, à l’apparence et voir l’extérieur et non l’intérieur : ni les sentiments – absents dans les rapports sexuels de Dans ma chambre – comme le font les amants et amis, ni le statut sérologique – caché derrière une esthétique physique musclé – comme le font les médecins.
Cela se manifeste également par le fait que les descriptions des rapports sexuels sont étrangement dépourvues de sentiments, ce qui, d’après Sontag (2010, pp. 371-374), est une caractéristique de la pornographie en tant que telle :
L’ennui c’est que c’est inconfortable et que je ne sens pas grand-chose. Je le passe à Stéphane. Stéphane le bourre. Ça me réexite. Il me le repasse, etc., etc. On finit par débander. Il veut qu’on lui gicle dessus. Je dis à Stéphane T’as envie de lui gicler dessus toi ? Il fait Bof. Je dis Moi non plus j’ai pas envie de me gâcher je préférerais faire quelque chose à l’hôtel avec mon habituel. Donc on ne gicle pas. (Dustan, 2013a, p. 111).
Dans ce passage, les personnages ne sont pas seulement relativement dépourvus d’affects, ils sont aussi ennuyés, indifférents et sans envie, ce qui ressort de l’expression « Bof ». Le sexe est ici clairement une fin en soi : ce qui compte c’est d’avoir des rapports sexuels, peu importe si l’on ressent de l’envie et du plaisir.
C’est aussi le point sur lequel la relation entre Guillaume et Stéphane se détériore. Le texte montre que les deux ne sont pas seulement des corps vides, mais qu’ils éprouvent des sentiments l’un pour l’autre, sont jaloux et éprouvent de la frustration, c’est-à-dire que, contrairement à l’utopie pornographique, le sexe n’est pas toujours disponible et satisfaisant. Comme dans la pornographie, la communauté gay dans laquelle se trouve Guillaume exige des corps qui ont toujours envie, qui sont disponibles et peuvent avoir des rapports sexuels sans limites, sans que la maladie et les relations personnelles ne s’y opposent : il n’y a pas de limites ici, ou du moins il ne devrait pas y en avoir.
Toutefois, Guillaume ne trouve de satisfaction ni dans le sexe en série, parce que malgré tout « le désir d’une relation fonctionnelle entre deux individus » (Naguschewski, 2001, p. 251) persiste, ni dans la relation (sexuelle) avec Stéphane parce qu’il croit avoir besoin de nouveaux partenaires sexuels « non consommés » et ne reconnaît pas les sentiments qu’il éprouve pour Stéphane. Le résultat en est que Guillaume est de plus en plus déprimé et que les deux ne peuvent pas communiquer l’un avec l’autre :[14]
J’étais déjà déprimé. […] Je bandais mou, puis plus dur, puis plus mou, puis plus dur. Ça a duré une bonne demi-heure comme ça. J’ai dit Bon on va finir à la maison c’est plus confortable. Je n’ai pas dit un mot dans la voiture. On est remontés. J’ai roulé un pétard en silence. On a recommencé. Je débandais. J’ai fini par lui dire un tas d’horreurs. T’es pas excitant. […] (Dustan, 2013a, p. 79)
On ne se parle presque plus. Parfois on pleure. On se couche sans se toucher. (Dustan, 2013a, p. 115)
Le narrateur reproche à Stéphane que celui-ci n’est pas « excitant », c’est-à-dire que le narrateur ne peut pas vivre ses désirs sexuels avec lui ; car entre eux « il y a du relationnel », ils « s’attachent » : ils ne sont plus des chairs vides de la pornographie l’un pour l’autre, mais des personnes. Enfin, même la communication physique – le sexe – ne fonctionne plus entre eux. Ils ne parlent pas, ils pleurent et dorment sans se toucher.
De même, la plupart des autres rencontres du narrateur sont marquées par la frustration et la déception :
Je commence à m’emmerder. […] J’ai la haine contre l’endroit. La musique est trop chiante. Les gens sont trop snobs. […] Il m’énerve. Je dis à Stéphane Je ne peux plus supporter tous ces gens. […] Ça m’énerve. […] J’en ai marre. (Dustan, 2013a, p. 110)
En réponse à son insatisfaction, le narrateur se lance dans des pratiques de plus en plus extrêmes. En effet, pour le narrateur, l’identité en tant qu’homosexuel dépend fortement de la sexualité elle-même : « La représentation explicite d’actes sexuels et leur démesure ostensible illustrent la dépendance de l’affirmation, de l’amour et de la satisfaction vécus dans la sexualité, qui pousse le narrateur dans sa quête à des situations de plus en plus extrêmes qui l’amènent à ses limites physiques et au danger, mais apparemment pas à son but » (Naguschewski, 2001, p. 262).[15] Cependant, le narrateur tente de se convaincre du contraire, parce qu’il pense qu’il doit ressentir des sensations positives :
Il m’a entrainé vers les chiottes. Je me suis dit C’est cool il sait ce qu’il veut. J’ai suivi sans résistance. […] Je me suis laissé glisser à genoux par terre. Il a sorti sa super belle bite et je l’ai prise dans la gueule en me branlant pendant cinq minutes. C’était cool. Après j’ai dit Bon il y a mon mec qui nous attend il faut qu’on y aille ok ? Il a dit Ok. Stéphane attendait au bar avec les verres, toujours très cool comme d’habitude. […] Le son est super. On goûte sa poudre. Il faudrait filmer. On se dessape. Il est sublime. Super bite, très large et longue, grosses couilles pleines de peau. Je le suce. (Dustan, 2013a, p. 87)
Stéphane s’endort pour m’oublier dès qu’on est rentrés. Il est quatre heures. On aurait pu baiser. Je me branle. C’est super. […] Au retour de Londres j’ai dit à Stéphane que je le quittais. Il m’a dit que ça ne le surprenait pas. Il est sorti faire la tournée des bars. Je me suis branlé. C’était super. (Dustan, 2013a, p. 113)
La répétition des mots « super » et « cool » semble trop spécifique, comme si le narrateur essayait de se rassurer que tout va bien, même s’il ne ressent aucun plaisir ; de plus, ces deux mots sont des anglicismes superficiels. Des adverbes sont ajoutés pour confirmer leur valeur positive (« super belle, très cool, très large »). Le narrateur lui-même souligne combien il est important pour lui d’être observé : « Il faudrait filmer », le médium du film renvoyant à la pornographie : le narrateur veut capturer sa vie sexuelle comme dans un film porno. Cependant, la scène n’est ici pas filmée, elle est décrite en détail aux lecteurs. Autrement dit, le narrateur ne tourne pas un film porno, mais écrit une autopornographie.
Le narrateur est lui-même séropositif à une époque, en 1994, où il n’existait aucun traitement efficace (dans le texte lui-même, le narrateur dit qu’il prend de l’AZT)[16] et il devait s’attendre à mourir dans un avenir proche :
Si je reste ici je vais mourir. Je vais finir par mettre du sperme dans le cul de tout le monde et par me faire pareil. La vérité, c’est qu’il n’y a plus que ça que j’ai envie de faire. [...] J’attendrai d’être malade. Ça ne durera sûrement pas longtemps. Alors je me dégoûterai tellement que ce sera enfin le moment de me tuer (Dustan, 2013a, p. 129).
Si le narrateur continuait à agir comme il le fait, il « mourrait » : d’un côté, le style de vie excessif avec les drogues et l’alcool, la réduction de lui-même au sexe conduit à une mort métaphorique par laquelle il se dissout en tant que sujet en devenant un objet de la volonté sexuelle collective ; de l’autre côté, le narrateur est certain qu’il va bientôt tomber malade du sida et mourir au sens propre du terme. Dans le monde du narrateur, la mort est toujours présente puisque des personnes meurent du sida dans son entourage ou parce qu’ils essaient de se suicider ; mais la mort ne convient pas à la vie sexuelle excessive de la scène gay telle qu’elle se présente dans le roman. La mort et la maladie représentent des frontières, rendent les corps indisponibles et n’ont pas leur place, à première vue, dans le monde de la pornographie.
De plus, le narrateur souhaite à certains moments contaminer ses partenaires :
Quand il a joui je décule et j’enlève ma capote et je pense à lui gicler sur le trou et à étaler pour bien faire pénétrer la mort et je me branle et puis ma bite hyper tuméfiée reprend le dessus et comme je suis près de jouir je ne pense plus et puis j’explose en geyser et c’est comme dans un hyper bon film porno, et tout de suite après je me remets à penser. (Dustan, 2013a, p. 70)
La mort est ici présentée comme le moment ultime du désir sexuel, comme l’a déjà postulé Sontag en définissant la pornographie : « C’est au désir de la mort, suprême et dernier soulagement de la tension de l’éros, que doit aboutir toute recherche véritable de “l’obscène” ». (Sontag, 2010, p. 381) Le désir de mort conduit le narrateur à l’orgasme, au cours duquel il peut cesser de penser. Comme ici, le sexe sert souvent au narrateur à arrêter de penser et à se vider comme dans un porno. Le narrateur de Je sors ce soir explique :
Je ne pense pas.
Je ne pense pas à Alain.
Je ne pense pas à Terrier.
Je ne pense pas à Quentin.
Je ne pense pas à Vincent avec qui la capote a claqué l’année dernière, il y avait du sang, et trois mois après il était séropositif.
Je ne pense pas à Marcelo. Je ne pense pas que j’ai peur qu’il soit malade. Je ne pense pas que je ne peux pas le faire venir ici parce que ce n’est pas une femme.
Je ne pense pas que ça fait sept ans que j’attends de mourir.
Je ne pense pas que l’amour est impossible. (Dustan, 2013b, p. 196)
Le narrateur refoule ses amis et amants qui sont déjà morts du sida, qui se sont séparés de lui, qu’il a contaminés ou peut-être infectés. Il ne veut plus penser au fait qu’il est lui-même infecté et qu’il va bientôt mourir. Les pensées du sida et de la mort pèsent lourdement sur le narrateur qui essaie par conséquent de ne pas penser, mais d’agir et de se sentir comme un corps, de se réapproprier le corps qu’il a perdu par l’aliénation causée par l’infection. Les excès de drogue, d’alcool et de sexe sont censés l’y aider, mais ils le conduisent plutôt à la mort de sorte que le narrateur décide de quitter ce monde.
Le roman est à la fois une célébration des plaisirs (libres, dangereux, irresponsables) de la scène gay et l’expression d’une profonde frustration et dépression au début des années 1990. Il témoigne d’un milieu gay où tout tourne autour du sexe, où l’identité en tant que membre de la scène est déterminée uniquement par le sexe et où les corps doivent être esthétisés et musclés, afin de refouler la pandémie du sida. Il s’agit moins de l’autobiographie d’un auteur ou d’un narrateur unique que de l’histoire collective de nombreux homosexuels de la scène de l’époque.
[1] Cet article est issu d’un projet plus vaste portant sur l’(auto)pornographie et le sida dans les littératures francophones, projet qui est implanté à l’Université Humboldt de Berlin.
[2] Sur ce sujet et les controverses avec Act Up-Paris en particulier, voir Haderbache, 2001 ; Evans, 2015, et Najm, 2016. En général sur la culture du bareback, voir Dean, 2009.
[3] Dans le cadre de cet article, nous ne pouvons pas entrer dans les discussions sur la définition de la pornographie : nous comprenons la pornographie comme la représentation d’un rapport sexuel dans lequel au moins un partenaire est excité et, éventuellement, stimule aussi sexuellement les spectateurs ou les lecteurs (cet objectif peut pourtant trop souvent échouer, une pornographie peut répugner, dégoûter ou faire peur). Elle utilise un langage direct et vulgaire et suspend les frontières sociales, morales et culturelles afin que le sexe soit possible à tout moment, en tout lieu et avec toute personne, ce qui la fait clairement apparaître comme une fiction, mais elle prétend toujours dépeindre une réalité en montrant tous les détails – même désagréables, choquants et dégoûtants – pour y parvenir.
[4] « [L]’approche de Dustan à l’écriture de soi est plus ethnographique que proprement autobiographique. Malgré la première personne, la narration prend la forme d’une description dépassionnée dépourvue d’introspection ou d’autoréflexivité » (Rivas, 2017, p. 36). Cf. Naguschewski, 2001, p. 261.
[5] Il est impossible de dire avec certitude d’où viennent les termes autopornographie, autobiopornographie ou autopornobiographie – les trois formes sont utilisées indistinctement par les chercheurs – et quand il a été utilisé pour la première fois. En 1996, dans un compte-rendu de Dans ma chambre, Éric Loret a écrit dans Libération que ce roman serait un « texte autobiopornographique » (Loret, 1996), ce qui est à notre connaissance la première occurrence du terme.
[6] Cf. la description du « ghetto » homosexuel dans Je sors ce soir : « Que des pédés. Que des mecs que je peux regarder sans aucun risque de me faire casser la gueule. Même si c’est dans les yeux. Que de mecs à qui ça fait a priori plaisir que je puisse avoir envie d’eux. Un endroit où je n’ai plus à être sur la défensive. Un endroit où je ne suis plus un animal qu’on attaque. Le paradis » (Dustan, 2013b, p. 152).
[7] Nous traduisons toutes les citations de langue étrangère, notamment de l’allemand, en français.
[8] Cf. Andersson, 2019, p. 2994-2995 : « L’homonormativité, non seulement en tant que politique, mais aussi en tant qu’esthétique, a été profondément façonnée par le sida. […] Derrière les références abstraites à l’image “propre” des espaces urbains masculins gays dans les années 1990 [...], nous pouvons voir l’émergence d’une esthétique homonormative qui a déployé les thèmes de l’hygiène et de la prospérité comme ressources symboliques contre les stigmates du sida » ; Andersson, 2019, p. 3004 : « Le corps musclé est devenu hégémonique sur la scène gay londonienne au début des années 1990 [...]. Si le corps gay musclé a été compris comme un moyen de déplacer et de purifier les peurs liées au sida, ses origines sont antérieures à la crise sanitaire ». Andersson ne s’intéresse qu’au quartier de Soho à Londres, mais ses observations pourraient également être transposées au Marais. En ce qui concerne l’esthétique des corps entraînés, on peut clairement la reconnaître chez Dustan. Ce qui est différent, cependant, c’est que dans la représentation du ghetto parisien chez Dustan, on ne retrouve pas les caractéristiques d’un “mouvement de propreté” qui prête attention à la pureté, à l’hygiène, à l’ouverture, comme Andersson le constate pour Soho. Le ghetto de Dustan est caractérisé par des lieux souterrains sombres (backrooms) et surtout par des lieux “sales” comme les toilettes.
[9] Cf. Ferez / Perera, 2018, p. 97 : « Elles [les pratiques d’entretien du corps] s’inscrivent dans des stratégies pour préserver le corps de l’usure et du déclin. Elles sont par ailleurs largement encouragées par les discours de santé publique, notamment dans le cadre de la gestion des maladies chroniques. Ici, la pratique physique doit participer à une nouvelle hygiène de vie. […] Dans tous les cas, la beauté et la santé sont à cultiver, sous peine d’être soupçonné de négligence et de laisser-aller ».
[10] Cf. Menninghaus, 2003, p. 390 : « [Le sida] a renforcé à la fois le vieux stéréotype de l’homosexuel (masculin) dégoûtant et la perception qu’ont les homosexuels eux-mêmes de leur condition abjecte. Les esthéticiens classiques avaient, sans exception, considéré les maladies de la peau et des organes sexuels comme “dégoûtantes”. Ce faisant, ils ne pensaient pas tant à l’occurrence de l’infection elle-même qu’à la défiguration visible de la surface corporelle. En revanche, quiconque est diagnostiqué séropositif devient un objet potentiel de dégoût dès la “simple idée” du contact physique. Ce dégoût n’est pas fondé sur le fait de voir, de toucher ou de sentir quoi que ce soit, mais uniquement sur la connaissance théorique de la voie d’infection la plus courante – les rapports homosexuels anaux – et des conséquences fatales d’une infection invisible qui pourrait, d’une manière ou d’une autre, envahir aussi notre intégrité corporelle. […] Le sang, le sperme, le plaisir anal – éléments primordiaux dans l’éveil du dégoût [...] – apparaissent, sous le signe du sida, doublement sujets au dégoût, car infectés de manière particulièrement perfide : infectés par ce principe même de l’infection qui consiste en la désactivation générale du système immunitaire ».
[11] Cf. Ferez / Perera, 2018, p. 114 : « Le corps musclé obtenu par un travail régulier à la salle de musculation peut “escamoter” les effets secondaires des traitements qui s’imposent aux [personnes vivant avec le VIH]. Il peut ainsi aider à maintenir une certaine continuité de l’existence. La pratique du body-building devient alors un moyen de résister à l’assignation de l’identité de “malade”, une manière de (re) prendre le contrôle de sa vie ».
[12] Cf. Naguschewski, 2001 ; Hendrickson / Siegel, 1998, p. 99.
[13] Cf. le passage sur le piercing : comme réaction à la séparation d’avec Stéphane, le narrateur se fait percer les testicules par quelqu’un qu’il a trouvé sur minitel : « Le matin du déménagement, un type qui m’avait branché deux mois plus tôt sur minitel m’a appelé au téléphone pour me proposer de me percer. […] C’était un des seuls trucs que je n’avais pas déjà faits. Et puis j’avais envie de faire quelque chose de grave. […] Il a eu du mal à visser la petite boule de fermeture à cause du sang qui faisait glisser ses gants de latex. Il a désinfecté. J’ai tenu le pansement parce que ça saignait. Il a passé un coup de fil sur son portable. Un autre piercing. Un sein je crois. Il est parti. J’ai attendu Stéphane avec qui j’avais rendez-vous pour transporter des trucs. Ça n’arrêtait pas de saigner. Stéphane est arrivé en retard, l’air vachement content de me voir. Je lui ai dit qu’il y avait un problème, que je venais de me faire percer les couilles et que ça n’arrêtait pas de saigner. Il m’a dit Mais ça veut dire qu’on ne va pas pouvoir baiser combien de temps ? J’ai dit Deux trois semaines. Il a gémi comme si je l’avais frappé. Il a tapé du poing contre le mur. Je me suis rendu compte que je venais de foutre en l’air notre nouveau départ » (Dustan, 2013a, 115-116).
[14] Cf. Naguschewski, 2001, p. 261 : « Dustan, lui aussi, parle de la réalisation de l’amour véritable et romantique, en dépit de tout pornographisme superficiel ».
[15] Cf. Naguschewski, 2001, p. 263 : « Dans l’œuvre de Dustan, elle [la représentation du sexe] est l’expression d’une recherche futile de réalisation de soi dans le cadre d’un amour heureux, mais elle est aussi l’affirmation d’une humanité générale qui peut s’exprimer dans des formes de sexualité toutes différentes ». Cf. Kollias, 2008, p. 116 : « Le sexe est central pour Dustan dans la mesure où il constitue le noyau d’une identité sociale et personnelle qui se construit autour de lui ».
[16] Cf. Dustan, 2013a, p. 61 : « Je vais me brosser les dents, c’est le round hygiénique du soir, azt, dents, verrues. […] Je me vois dans le miroir, et je me trouve beau ». Cf. Rivas, 2017, p. 45 : « La gestion du VIH dans Dans ma chambre est, contrairement [à la littérature française sur le sida d’un Hervé Guibert], une question traitée avec autant de simplicité et de nonchalance que l’hygiène dentaire. D’ailleurs, la prise d’AZT et le brossage des dents partagent le même résultat désiré : le maintien de son apparence physique (“et je me trouve beau”) ».
Daniel Fliege a étudié lettres modernes à l’Université la Sorbonne (Paris IV) et a été élève de l’École normale supérieure. Il a obtenu son doctorat en cotutelle des universités de Hambourg et de la Sorbonne avec une thèse sur la poésie spirituelle de Vittoria Colonna et Marguerite de Navarre. Après avoir travaillé dans une école doctorale sur l’interconfessionnalité dans la première modernité (Hambourg) et un laboratoire sur les anticlassicismes dans le Cinquecento (Hambourg-Munich-Klagenfurt), il travaille actuellement à l’Université Humboldt de Berlin et enseigne les littératures française et italienne. Ses recherches portent sur la poésie spirituelle du XVIe siècle en France et en Italie, en particulier sur le pétrarquisme, ainsi que sur l’hagiographie post-tridentine en France au XVIIe siècle. Dans le cadre de son projet d’habilitation, il travaille actuellement sur la littérature francophone contemporaine sur le thème du sida.