Analyse discursive de l’interlangue dans Babyface de Koffi Kwahulé : Plurilinguisme, positionnement et scénographie carnavalesque

Daouda Coulibaly / Université Peleforo Gon Coulibaly / Côte d’Ivoire

 

Résumé. Les romanciers de la nouvelle génération transgressent, sans aucune gêne, la norme grammaticale. Ce genre de discours, qui dans la deuxième moitié du XXe siècle semblait une innovation, est devenu une norme en ce début du XXIe siècle dans les littératures négro-africaines. L’œuvre de K. Kwahulé s’inscrit dans cette mouvance. Babyface est un roman construit en bric-broc. Le discours est un entrelacs de phénomènes linguistiques et sociaux disparates composés sur un fond jazzistique. L’architectonique du roman se singularise par sa dimension chaotique. Ce fatras discursif laisse transparaître les marques de la carnavalisation, symbole de l’hybridité extrême. La scène d’énonciation de ce chaos est caractérisée par une écriture eschatologique et scatologique. Cette écriture caractéristique de la déraison et de la violence se présente comme un tsunami textuel. L’objectif de cet article est double. Il vise à mettre en lumière l’hybridité extrême dans le roman africain et à montrer le mécanisme par lequel la carnavalisation concourt au renouvellement de l’écriture romanesque.

Mots-Clés : carnavalisation ; scène d’énonciation ; hybridité ; polyphonie

1. Introduction

Le renouvellement de l’écriture romanesque africain, amorcé depuis les années 1960, s’est bonifié au fil du temps par les romanciers de la nouvelle génération depuis la publication de Le Devoir de violence par Yambo Ouologuem (1968) et Les Soleils des indépendances par Ahmadou Kourouma (1968). Ces récits princeps attestent que le roman africain s’est non seulement affranchi des carcans de l’ère balzacien, mais il se démarque de la production de la Négritude. Les récits sont empreints à la déraison et à l’excès. Les romanciers violent, sans aucune gêne, la norme grammaticale. Ce style qui, dans la deuxième moitié du XXème siècle, semblait une innovation, dans les littératures africaines, est devenu une norme en ce début du XXIème siècle. L’œuvre de Koffi Kwahulé s’inscrit dans cette mouvance. Babyface est un roman construit en bric-broc. Le discours est un entrelacs de phénomènes linguistiques et sociaux disparates composés sur un fond jazzistique.

Pour interroger et comprendre les motivations d’un tel langage, nous nous proposons de réfléchir sur le sujet suivant : Analyse discursive de l’interlangue dans Babyface de Koffi Kwahulé : Plurilinguisme, positionnement et scénographie carnavalesque. Telle que formulée, l’étude s’articule autour des concepts d’interlangue, de plurilinguisme, de scénographie, de positionnement et de carnavalesque. Nous les définirons au prisme de la discursivité et de la socialité. Le discours désigne, ici, un ensemble d’énonciations en rapport avec leurs conditions historiques, sociales et idéologiques de production. Il repose sur le positionnement, l’inscription et la relation intertextuelle (Sarfarti, 2005). Suivant le contexte, l’activité énonciative permet à l’usager de la langue de se construire une identité. Celle-ci émerge, dans l’œuvre, à travers la paratopie. Dépendant du contexte social, elle est à la fois condition et produit du processus de création. La paratopie définit la position de l’écrivain dans l’espace littéraire lorsqu’il est confronté à l’interaction des langues et de leurs usages, c’est-à-dire son positionnement dans l’interlangue (Maingueneau, 2004). Elle est solidaire du carnavalesque lorsque l’auteur transgresse outrancièrement les normes linguistico-sociales.

Dans la plupart des romans africains en plus de l’hétérolinguisme, des échos polyphoniques, de l’empreinte des figures de style etc., on assiste à l’enchevêtrement de deux ou plusieurs intrigues. Pour décrypter ce type de production, il convient de convoquer une méthode appropriée. Aujourd’hui, les instruments de chantiers de l’analyse des textes littéraires africains paraissent inefficaces pour étudier les œuvres de notre époque, surtout lorsqu’on les considère comme des genres de discours. La stratégie discursive et les conditions de production sont des éléments déterminants pour décrire le réseau énonciatif de l’œuvre. Dans cette perspective, l’analyse du discours littéraire rend compte de la production discursive en contexte. La discipline a vu le jour, en 1990, dans le giron de l’analyse du discours. Elle s’est développée au confluent de la linguistique et de la rhétorique. Elle est un alliage des sciences du langage et de la sociologie de la littérature. Ces différents domaines en font un champ théorique particulièrement efficace pour l’analyse de tous les genres de discours.                   

Pour mener cette étude à bon port, nous allons la structurer en trois axes principaux. Le premier axe intitulé la superstructure du discours carnavalesque consiste à démonter le langage en jeu dans le roman. Le deuxième axe aborde la scénographie de l’œuvre. Il met un accent sur la satire sociale. Le troisième axe étudie la carnavalisation qui explore dans l’œuvre les marques de l’extrême.

2. La superstructure du discours carnavalesque, Babyface, entre plurilinguisme et énonciation sociolectale : le positionnement de Koffi Kwahulé dans l’interlangue

La langue française est l’un des moules discursifs à partir desquels l’écrivain africain francophone exprime sa vision du monde, en dépit des contingences sociales. En interaction avec sa langue maternelle et d’autres langues, il invente un code langagier qui n’obéit qu’aux exigences de la littérature. Souventefois en décalage avec l’usage normatif, ce code résulte de l’interlangue appréhendé comme l’interactivité de plusieurs langues dans une scène d’énonciation spécifique. Maingueneau (2004, p. 140) est précis lorsqu’il écrit : « on entendra les relations, dans une conjoncture donnée, entre les variétés de la même langue, mais aussi entre cette langue et les autres, passées ou contemporaines. » L’interlangue est le fer de lance du plurilinguisme. Elle produit des occurrences accidentelles responsables de nombreux statalismes langagiers.            

Le roman, à l’instar de tous les genres de discours, se caractérise par la disposition du matériel primitif sur la feuille. Ses nervures se présentent comme un ensemble d’énoncés organisés en réseaux et ses strates se caractérisent par un système de relations caractéristiques du discours prosaïque. Le discours carnavalesque bien qu’obéissant à cette structuration se matérialise par une construction extrême. Étudier la structure de ce type de discours revient à démonter la structure des énoncés transphrastiques. Elle implique un examen du plan de texte dans lequel les énoncés sont configurés.

À l’observation, l’architectonie de Babyface est bouleversante. Les configurations graphiques, séquentielles et la structure narrative rompent  avec l’architectonique du roman classique. La typographie des énoncés se spécifie par une structuration extrêmement subversive. Le roman apparaît comme un agrégat de discours, en sorte qu’il s’offre au lecteur moyen comme une verbigération. En clair, l’incohérence du discours est assortie de répétitions et de nombreux néologismes assimilables à celui que tiennent certains malades atteints de manies. Il est assimilable à celui que tiennent certains malades atteints de manies. Elle est semblable à un trouble de la communication par le langage écrit. Les extraits suivants le soulignent aisément :

jelesaisjelesaisjelesais
Jesaisdoncqu’ellen’estpas
Sensuelleetpulpeuseetbell
Eetmerveilleuseetfascinan
Teetunasdetrucsdecegenre (Kwahulé, 2006, p. 52)

Cette écriture illisible est la matérialité d’un trouble de la production verbale. Les énoncés produits par le narrateur sont incongrus. Les phrases sont contraires à l’agencement des mots dans la grammaire française. Ce dysgrammatisme est également perceptible à travers la glossomanie. Le discours est marqué par des répétitions, par une altération parfois ennuyeuse de morphèmes lexicaux qui perturbent la réception du message. Les propos du narrateur le démontrent :

Mais moi je dis que la vérité, ça rougit les yeux mais ça ne les casse pas et qu’on doit asseoir Pamela et lui dire la vérité, zyeux dans zyeux. Parce que soit Pamela, elle a du caca dans les yeux, soit c’est une vraie broussarde si elle ne sent pas ce qui est en train de pourrir sous son nez. (Kwahulé, 2006, p. 38)

Ce type d’énoncé, agrammatical et asémantique, est caractéristique de la jargonaphasie. Elle se signale par un débit rapide de la parole, par une déformation de la phonétique et par des néologismes qui rendent le discours incompréhensible. Coulibaly (2019, p. 10) pense que « l’invention d’une langue dans la langue est le symbole d’une affirmation des écrivains vis-à-vis des contraintes institutionnelles et de la langue normative. » Le roman est un travestissement des pratiques linguistiques. L’auteur prend ces distances vis-à-vis des conventions linguistiques qui sont contraignantes pour inventer un langage qui ne se met à aucune correction orthographique et grammaticale. Cette action est le résultat d’une double pression, découlant de l’opération de sélection et de transformation, auquel se trouve soumis le matériau sociolinguistique lorsqu’il est littérarisé. Pour Maingueneau (2004, p. 140), le phénomène émane de l’interaction des lois qui régissent les échanges verbaux et les normes présidant à la liberté d’écriture :

En fonction du champ littéraire et de la position qu’il y occupe, l’écrivain négocie à travers l’interlangue un code langagier qui lui est propre. Dans cette notion s’associent étroitement l’acception de « code », comme système de règles et de signes permettant une communication avec celle de « code » comme ensemble de prescriptions : par définition, l’usage de la langue qu’implique l’œuvre se donne comme la manière dont il faut énoncer, car la seule conforme à l’univers qu’elle instaure.

Le roman est un syncrétisme de tous les genres littéraires. Sans aucune transition, on y retrouve de la poésie, du théâtre, du mythe etc., ces différents genres font de l’œuvre de K. Kwahulé un fourre-tout :

Le roman permet d’introduire dans son entité toutes espèces de genres, tant littéraires (nouvelles, poésie, saynètes). En principe, n’importe quel genre peut s’introduire dans la structure d’un roman, et il n’est guère facile de découvrir un seul genre qui n’ait pas été, un jour ou l’autre, incorporé par un auteur ou un autre. (Bakhtine, 1978, p. 141)

La multiplicité des digressions, des anecdotes, des figures de rhétorique, la similitude avec le journal intime, des scènes dialoguées… et autres collages soulignent son aspect dialogique. Le langage des comparses se mêle aux propos du héros et à celui du narrateur principal (qui n’est plus la seule instance du récit). L’hybridité narrative perceptible à travers les différents langages qui s’entremêlent dans le texte exprime la réalité sociale. Les narrateurs multiples tranchent avec le narrateur omniscient du roman traditionnel. Cette écriture polymorphe et polyphonique répond à deux principes esthétiques. D’une part, elle brise la linéarité du récit et d’autre part, elle contribue à l’éclatement du texte.  

De plus, la valeur esthétique du texte est soutenue par la prégnance du pérégrinisme. Ce phénomène linguistique consiste à transposer des idiomes ou des tournures provenant d’une langue quelconque dans une autre langue sans les assimiler. L’incorporation du nouchi (français populaire ivoirien) et d’autres langues dans la langue d’emprunt (la langue française) créent une hétérogénéité que le lecteur décèle en harmonisant les différents codes linguistiques en jeu. En termes de registre de langue, on observe une variation diatopique. La déclaration d’amour de « Streaker à Mo’Akissi » en est un exemple :

Heureusement. Il est donc revenu supplier à genoux. Mo’ Akissi de le reprendre avec des tonnes de Tequiero I love you N’bi fè Ich liebedich N’cloho Moi amore je t’aime Na linguiyo je t’aime N’bifè je t’aime (…) Chérie coco.  (Kwahulé, 2006, p. 112)

Pour exprimer son amour à « Mo’Akissi », « Streaker » combine l’anglais, le dioula, l’allemand, l’agni, l’espagnol, le français, le lingala. Ce plurilinguisme n’est pas sans conséquence pour le lecteur francophone unilingue. Dominique Combe (1995, p. 140) le relève en ces termes : « le problème crucial du texte francophone est celui de la cohérence linguistique : l’entrelacement [du français et de la langue maternelle] devient rapidement fastidieux pour le français [unilingue] ». Le roman francophone africain peut sembler soporifique pour le locuteur qui ne parle que le français.

Cependant, stylistiquement, cette technique discursive est enrichissante en ce qu’elle donne lieu à deux phénomènes langagiers imbriqués : la diglossie littéraire et la diglossie textuelle. Ces deux phénomènes opèrent sur le plan linguistique et sur le plan textuel. La diglossie littéraire « est l’art par lequel un auteur traduit de manière littérale une lexie d’une langue à une autre langue. C’est une pratique intertextuelle à travers laquelle certains auteurs transposent directement certaines tournures de la langue maternelle dans la langue d’écriture ». (Coulibaly, 2019, p. 4) En pratique, elle consiste à produire une œuvre en recherchant un équilibre entre les langues. La diglossie textuelle, en revanche, se manifeste à l’intérieur d’un texte qui devient une bibliothèque qui porte les indices d’une première écriture dans la langue de l’auteur. Elle se solde par l’insertion de divers types d’intertextes dans l’œuvre. La pression exercée sur les langues crée une tension entre les langues et le texte. Ce qui donne lieu à des pratiques intertextuelles et à une variation diastratique qui génèrent des échos à l’intérieur des œuvres. L’opération permet au romancier de préserver ou d’affirmer son identité culturelle.      

Les idiomes: « zyeux dans zyeux » (Kwahulé, 2006, p. 38), « parce que son nom là ya trop papier longuer dedans » (Kwahulé, 2006, p. 42), « un gaou » (Kwahulé, 2006, p. 40), « petite djantras » (Kwahulé, 2006, p. 43), « maquillés on dirait toutou » (Kwahulé, 2006, p. 10), « un faux-type » (Kwahulé, 2006, p. 46), « woyo-woyo » (Kwahulé, 2006, p. 78), « samusement » (Kwahulé, 2006, p. 198), « maquis » (Kwahulé, 2006, p. 55) ; « les boyrodjans » (Kwahulé, 2006, p. 55), « la classe était finie » (Kwahulé, 2006, p. 22), « okpo ! » (Kwahulé, 2006, p. 47) le confirment. Ces expressions usitées par les personnages sont des sociolectes qui témoignent de cette volonté de préserver l’identité culturelle. L’œuvre est un décalque d’une énonciation spécifique à un groupe social, à une communauté. Le nouchi comme l’explique P. N’da (2003, p. 119) est la langue parlée partout en Côte d’Ivoire :

Il repose sur des éléments essentiels de la langue française, notamment le nom et le verbe ; il est quotidiennement utilisé en ville et même dans les villages par les populations ivoiriennes non scolarisées […] il permet de communiquer facilement, de commercer et de se comprendre partout en Côte d’Ivoire où il existe une multitude de langues différentes, d’une région à l’autre..

Les différentes expressions usitées par les personnages ressortissent à différentes connotations sociolinguistiques propres à la Côte d’Ivoire. En absence d’une langue nationale, le nouchi est l’identité linguistique du pays. Cet idiome est parlé partout dans le pays tant par les étudiants que par les déscolarisés. La prééminence du « nouchi » et les phénomènes langagiers subséquents apparaissent comme la marque d’authentification du roman de Kwahulé. L’enracinement culturel passe, absolument, par la textualisation de la société et par des marques d’individuations, symbole de la labellisation de l’écriture. Le phénomène correspond à une « scène d’énonciation » dans laquelle toutes les pratiques sociales sont exposées dans un style burlesque.

3. Scénographie d’un roman protéiforme : du plurilinguisme à la satire sociale 

La scénographie part du principe selon lequel l’énonciateur aménage, à travers son énonciation, un cadre qui légitime son dire. Babyface est un discours qui dénonce les travers de la société africaine en général et ivoirienne en particulier. Il s’inscrit dans une scénographie de la satire sociale. La gabegie politique, les viols, l’inceste et la guerre sont hélas les thèmes majeurs de l’œuvre.       

Le roman africain, depuis l’indépendance, peint sans tabou les faits et les méfaits du quotidien. On assiste à la désacralisation des mœurs et à l’immonde. De ce fait, le roman reflète la société qui le produit. Celui de Koffi Kwahulé est le témoignage d’une société à l’agonie, de la société africaine en perte de vitesse. Le contexte extralinguistique montre que l’œuvre relate la décennie de crise que la Côte d’Ivoire a connue. Le toponyme « République Démocratique d’Éburnéa » et les propos du narrateur de Babyface le justifient :

Les étrangers étaient devenus la source matricielle de tous les problèmes que connaissent les éburneans. Un groupe d’intellectuels dénommé le FER, le Front Eburnéan du Refus, faisant montre d’une irresponsabilité criminelle avait inventé le douteux concept d’éburnité : un Eburnéan pur ! La loi du sang. Qui n’était pas né de père et de mère éburnéans eux-mêmes éburnnéans de naissance n’étaient pas éburnéan. (Kwahulé, 2006, p. 55)

En réalité, le roman de Koffi Kwahulé est une satire de la société ivoirienne. La périphrase « République Démocratique d’Éburnéa » réfère à la Côte d’Ivoire. Le terme éburné renvoie à l’apparence de l’ivoire. Il a été usité par les premiers explorateurs pour désigner la Côte d’Ivoire. L’analyse du contenu révèle que l’extrait est une parodie de la constitution ivoirienne de 2000 qui en son article trente-cinq (art. 35) stipule que  pour exercer à la magistrature suprême le candidat: « […] doit être ivoirien d’origine, né de père et de mère eux-mêmes ivoiriens d’origine ».[1] Cet article, selon les observateurs de la vie politique, est en partie lié à la crise survenue en 2002. La référence à la crise ivoirienne est également corroborée par la déclaration du personnage éponyme « Babyface » :

Je pars à la guerre…je vais rejoindre les rebelles du nord […] je mets mes études en suspens. A quoi me serviraient mes diplômes dans un pays brisé ? il faut que je sois là où souffre mon pays. Les études attendront.  (Kwahulé, 2006, p. 108)

Ces différentes séquences montrent que le roman de Kwahulé n’est pas contemplateur. L’oeuvre est factuelle car elle s’inspire de la réalité pour dénoncer et instaurer une nation plus démocratique. Mais Babyface est aussi une scénarisation de pratiques obscènes. Le lecteur qui le découvre est frappé par le vocabulaire érotique qui l’inonde. L’intrigue se noue autour du viol, d’actes incestueux et autres pratiques qui choquent la morale. L’auteur dépeint avec toute la force du terme la perversité de la société ivoirienne. Le roman est l’expression de la sensualité et de la sexualité débridée. Le « poème de Abibi », un des personnages de cette oeuvre à sa dulcinée, justifie cette affirmation.

« poème LIII » (de Abibi à la Muse)
[…]
Ou je ne dis pas
Que tu es sensuel
Et pulpeuse
Et belle
Et merveilleuse » (Kwahulé, 2006, p. 51)

L’analyse de ce poème montre que la connexion des termes « sensuel », « pulpeuse », « belle », « merveilleuse » par leurs contenus sémantiques et connotatifs mettent en exergue la concupiscence, l’érotisme et le charnel. Par ailleurs, la structure laconique du poème laisse transparaitre le fond sonore Jazzifié sur lequel se noue l’intrigue. La présence des multiples didascalies apparaît comme un chapeau à l’action. Ces indications scéniques, par leur typographie, n’appartiennent pas au texte. Elles apparaissent comme une injonction donnée au praticien. Pour Jean-Marie Schaeffer (1995, p. 748–749), au théâtre « les didascalies n’appartiennent qu’au texte écrit : directement assumées par l’auteur de la pièce, elles fonctionnent d’abord comme des prescriptions linguistiques appelées à être transposées scéniquement ». Les didascalies traduisent une volonté de théâtraliser le récit. Le romancier, il faut le souligner, est dramaturge de formation. Il renouvelle le roman africain par l’intégration des codes théâtraux et musicaux. Les mouvements d’« Adama Katajé » et de « Babyface » s’apparentent à de véritables mises en scène maillées dans le récit. Les scènes de viol et les ébats sexuels s’inscrivent dans cette dynamique. Dans le roman, les propos sont empreints à l’apologie du sexe. Cette technique de narrativisation rompt avec celle du roman classique. Les expressions qui irriguent le texte : « fesses », « sale petite djantras », « cul », « jambes en l’air », « con » bousculent la pudeur et la morale. Dans l’imaginaire et le langage populaire ivoirien, elles connotent sexuellement l’œuvre. Ce discours, soutenu par les propos, de l’écolière violée par « Monsieur Dieusibon » le souligne :

 La voix du maître n’était plus la voix du maître ; mon cœur est devenu fou. […] le voilà comme sa mère l’a vu pour la première fois, allant et venant avec cette chose énervée, tendue entre les jambes […] c’est avec ça qu’on obtient des bonnes notes […] continue.et regarde-moi dans les yeux. […] J’ai dit je suis blessée. Il m’a répondu ce n’est rien c’est normal. (Kwahulé, 2006, pp. 24–29)

Les constructions métaphoriques « mon cœur est devenu fou », « cette chose énervée, tendue entre les jambes » et les énoncés « c’est avec ça qu’on obtient les bonnes notes » décrivent la transmission sexuelle des notes dans les écoles et le chantage de certains enseignants véreux. L’auteur met les projecteurs sur la violence basée sur le genre et les attouchements sexuels. Cette écriture de la débauche sexuelle est saisissable dans les énoncés suivants :

Ils se contentent de te serrer en passant leurs mains entre tes fesses et en glissant leur langue dans ton oreille » (Kwahulé, 2006, p. 47). Il lui passe la main ici, il lui passe la main là, partout, jusque dans les endroits où la main ne doit pas passer en public. On dirait film porno. (Kwahulé, 2006, p. 78)

Les constructions périphrastiques « leurs mains entre tes fesses », « en glissant leur langue dans ton oreille », « film porno », les déictiques « ici », « là », « partout » « les endroits » décrivent avec précision la débauche qui transpire dans le roman. Cet autre extrait relate l’acte incestueux de « Streaker » amant de « Mo’Akissi » :

Et ce petit con de Streaker, pendant que Mo’Akiss se crève le cul au travail, qu’est ce qu’il fait ? De la poésie entre les cuisses de Nolivé, la propre petite sœur de Mo’Akissi. Même père même mère (…) même pas treize ans elle joue avec chose de sa grande sœur. Et dans leur lit en plus. (Kwahulé, 2006, p. 46–47)

La dénonciation des violences sexistes se traduit par une atteinte à la pudeur, par des relations sexuelles avec des mineures. Les constructions déballent l’impudicité en œuvre dans le roman : « De la poésie entre les cuisses de Nolivé », « même pas treize ans », « elle joue avec chose de sa grande sœur », « Et dans leur lit en plus ». Elles génèrent dans la discursivité des figures telles que l’hyperbate et l’anacoluthe. Ces figures impriment dans l’œuvre des disjonctions syntaxiques de style oral. Elles fixent dans le roman une énonciation propre à un groupe social.

4. Restauration du monde par l’immonde : exploration de la carnavalisation dans Babyface de Koffi Kwahulé

La carnavalisation, terme qui relève de l’anthropologie culturelle, est une fête licencieuse transgressant les normes sociales. La théorisation de la notion dans le champ littéraire est l’œuvre de Mikhaïl Bakhtine dans L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et la Renaissance (1982), puis dans Problèmes de poétique de Dostoïevski (1998). Julia Kristeva a dans une large mesure contribuée à l’expansion du concept dans l’espace francophone. Les hypothèses émises dans ces deux ouvrages sont les signes avant-coureurs d’un ensemble d’études sur la transgression discursive. Un discours est qualifié de carnavalesque, lorsqu’il y a une transposition matérielle des caractéristiques du carnaval dans la forme et dans le fond. Il s’agit d’une déconstruction du langage ordinaire. En littérature, le carnavalesque est un ramas d’éléments disparates pour exprimer une vision singulière du monde. Ce langage rend pensable l’humanité à travers la bestialité et l’absurdité. En ce XXIème siècle, la production romanesque africaine s’inscrit dans cette tendance. Dans un langage grotesque, le romancier textualise le vice, symbole d’une dépravation des valeurs, par des actes de viol, par des pratiques incestueuses, des expressions grossières, des harcèlements sexuels à l’école et par la narration des faits pornographiques. Ce vice textuel se concrétise par une configuration apocalyptique. Nous en voulons pour preuve ces paroles du narrateur principal :

                       « Bras droit mangé…
                                                                           Corps gauche mangé…
                                Jambe droite mangé…
              Bras gauche mangé…
                                                                              Corps droit mangé…
                                 Jambe gauche mangé…
Cou mangé…
                                                                               Menton mangé…
                            Joue droite mangée Joue gauche mangée…
   Oreille droite…
                           Oreille gauche… » (Kwahulé, 2006, p. 61)

Le langage se présente comme un discours saccadé. Il est ponctué par des phrases inachevées. Les énoncés en langue française obéissent à une certaine codification. D’un point de vue linguistique, la structure de la langue est composée d’un syntagme nominal (SN), d’un syntagme verbal (SV) et d’un syntagme prépositionnel (SP) dans le cadre de la phrase complexe. Le langage tenu par le narrateur est marqué par l’emploi des formes orales et agrammaticales. Ce langage est haché en ce qu’il est contraire, à la norme qui préside à la construction des énoncés en langue française. L’écriture de l’eschatologie annonce le déclin d’un monde empreint de violence. Elle est exprimée à travers le lexique de l’anatomie humaine. La répétition du verbe « mangé » met en lumière la dimension anthropophagique de l’homme. Le récit est une sonde. Il permet de zoomer au plus profond de la nature humaine.

Le discours symbolise la perte de la raison, du langage et l’emprise de l’horreur. Le maillage de l’horreur, du sexe et de l’excrément érigent Babyface au rang de discours carnavalesque. Le carnaval, ce phénomène social qui fait cohabiter la morale et l’immorale, l’ordre et le désordre, la logique et l’illogique… est un art a deux versants antithétiques. C’est donc un phénomène essentiellement dialogique. Julia Kristeva (1969, p. 99) le confirme :

Le carnaval est essentiellement dialogique […] ce spectacle ne connait pas de rampe ; ce jeu est une activité ; ce signifiant est signifié […] celui qui participe au carnaval est à la fois acteur et spectateur […] dans le carnaval le sujet est anéanti […]. Ayant extériorisé la structure de la productivité littéraire réfléchie, le carnaval inévitablement met à jour l’inconscient qui sous-tend cette structure : le sexe, la mort. Un dialogue entre eux s’organise, d’où proviennent les dyades structurales du carnaval : le haut et le bas, la naissance et l’agonie, la nourriture et l’excrément, la louange et le juron, le rire et les larmes.

Dans l’œuvre, tout s’affronte, se confond et se neutralise comme dans le carnaval. En tant que phénomène de représentation sociale, le carnaval se présente comme une imitation caricaturale de la société, c’est-à-dire une parodie. Le roman de Koffi Kwahulé est comme un tsunami discursif. Ce séisme verbal est provoqué par un tremblement des mœurs, des avalanches de pratiques incestueuses et par un éboulement des valeurs morales. À l’instar de ce phénomène social, Babyface est un dialogue de plusieurs genres de discours et types de discours. On y dénombre des poèmes, quatre (04) lettres d’amours et treize (13) lettres ordinaires qui se présentent comme des fragments, des correspondances et des notes personnelles, des chansons, le mythe de « Mami Watta », les épîtres bibliques. L’accolement de ces discours, dans le même espace médiatique, en fait un patchwork textuel et culturel à l’image du carnaval.

5. Conclusion

Partant de l’hypothèse que Babyface est un discours carnavalesque, nous sommes parvenu à démontrer que l’œuvre est un macrocosme discursif. La configuration des énoncés et la disposition typographique se caractérisent par une architectonique qui rompt avec le roman classique. Cette rupture qui s’opère à divers niveaux est perceptible à travers la théâtralisation du récit. La fragmentation de l’intrigue entraine un métissage textuel extrême. Ce phénomène langagier s’opère par de multiples digressions, des anecdotes, des séquences dialoguées et des collages de toutes sortes. La juxtaposition des diverses langues et des intrigues soulignent l’automatisme de l’écriture. La prospection de la surface discursive laisse transparaitre une écriture scatologique. Cette pratique langagière met en lumière la bestialité qui a pris les commandes de la société. La propension à dénoncer par un langage eschatologique est prophétique, dans la mesure où la fin du monde annoncé se signale par les guerres de toutes sortes.       

La valeur esthétique de ce discours réside dans son ancrage culturel. Cette authentification résulte du xénisme. Ce phénomène linguistique consiste, en général, à transcrire des réalités ou des pratiques langagières propres à une culture donnée et considérée comme inexprimable dans la langue réceptrice. L’analyse de la scène d’énonciation montre qu’en tant que genre de discours, le roman correspond à « un horizon d’attente ». Une telle pratique peut s’avérer déroutante en raison de sa complexité. Nous pouvons, en définitive, soutenir que le discours carnavalesque est une région de l’esthétique postmoderne.

 

Références bibliographiques:

Daouda Coulibaly est l’auteur d’une thèse de doctorat intitulée: Stylistique et Analyse du discours: pour une relecture des textes poétiques d’Afrique noire francophone. Il enseigne la stylistique et la rhétorique à l’Université Peleforo Gon Coulibaly dans le Nord de la Côte d’Ivoire. Il s’intéresse, particulièrement, à la relation que la stylistique entretient avec les théories discursives, l’énonciation, la pragmatique et les relations intertextuelle et culturelle qui président à la création des textes littéraires africains francophones.


Notes

[1] La constitution ivoirienne, Titre III, du Président de la République et du gouvernement, Article 35, p. 4. [↑]