Aura Sevón / Université Paris 8 et Université de Turku / Finlande
Une voix de femme est venue à moi de très loin, comme une voix de la ville natale, elle m’a apporté des savoirs que j’avais autrefois, des savoirs intimes, naïfs, et savants, anciens et frais comme la couleur jaune et violette des freshias retrouvés, cette voix m’était inconnue, elle m’est parvenue le douze octobre 1978, cette voix ne me cherchait pas, elle écrivait à personne, à toutes, à l’écriture, dans une langue étrangère, je ne la parle pas, mais mon cœur la comprend, et ses paroles silencieuses dans toutes les veines de ma vie se sont traduites en sang fou, en sang-joie. – Hélène Cixous : Vivre l’orange – To Live the Orange [=O], 1979, p. 11.[1]
L’ouvrage bilingue franco-anglais Vivre l’orange – To Live the Orange d’Hélène Cixous (née en 1937) s’ouvre avec la découverte de la voix et de l’écriture étrangères et merveilleuse de l’autrice brésilienne Clarice Lispector (1920-1977). Cet événement déclenche chez la narratrice du livre de multiples processus de traduction en parallèle. En effet, ce texte bilingue, produit pendant les années où la praxis de l’écriture féminine était au cœur de l’œuvre de Cixous, propose une pratique d’écriture fondamentalement plurielle qui met en question le principe de l’Un de la pensée occidentale. Au lieu de maintenir les idéaux dominants d’homogénéité, d’uniformité ou d’unicité, ce texte célèbre gaiement et radicalement la pluréalité, pour emprunter le terme créé par Cixous (1974, p. 5), autant par son éthique que son esthétique. Ce terme, conçu au moment de l’écriture de Vivre l’orange, compromet les oppositions binaires et suggère la possibilité d’une vie et d’un désir sans limite comme une trouble et mouvante aventure. Le pluréel s’impose ainsi au-delà des genres, là où s’annonce un ailleurs à venir. Il rejette la machine de pensée répressive et la raison homogénéisante, réductrice et unifiante qui ont toujours été les complices du Maître, du Sujet unitaire, stable et socialisable (Cixous, 1974, p. 10).
Tout en gardant à l’esprit ces caractéristiques du pluréel, nous entendons mettre au jour, dans cet article, l’ossature de ce livre que nous appellerons l’extrême multiplicité. Nous montrerons en quoi ce principe du multiple, primordial pour la pensée et l’écriture cixousiennes, conteste les conceptions conventionnelles de la construction de sens occidentales basées, depuis l’Antiquité grecque, sur les idéaux de l’Un, mais aussi sur la rationalité, la linéarité et la masculinité. Nous nous intéresserons à la manière dont le principe du multiple ressemble à l’écriture plurilingue et hybride de deux écrivaines frontalières, chicanas et queers, Gloria Anzaldúa et Cherríe Moraga, ou encore à la pensée de la théoricienne postcoloniale Trinh T. Minh-ha ; nous mettrons en lumière en quoi celui-ci ouvre la voie à une pensée radicalement différente, ancrée dans l’intelligence corporelle et multisensorielle. En fin de parcours, nous comparerons les constats avancés dans l’article avec ce qu’énonce le philosophe Jacques Derrida au sujet des questions liées à la traduction et à l’exclusion linguistique dans son ouvrage Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine (1996).
Il nous importera de souligner le style hétérogène et fragmentaire de cette pensée et sa relation au féminin et plus largement à d’autres groupes marginalisés. Dans cette optique, nous commencerons notre analyse en nous penchant sur la notion de traduction que problématise Vivre l’orange – To Live the Orange. Tout d’abord, nous examinerons en quoi la traduction est conçue chez Cixous comme un processus intellectuel tout autant que corporel et multisensoriel ; un processus intrinsèquement lié aux émotions du sujet et susceptible de lui procurer des connaissances autres. Nous considérerons enfin en quoi la traduction littéraire est envisagée de manière quasi synonymique à celle de l’écriture – en tant qu’elle est un acte profondément créatif.
Le sujet de la traduction dans Vivre l’orange – To Live the Orange a déjà été analysé par Sharon Willis (1987), Siobhan Brownlie (2006) et Pascale Sardin (2012). L’argument de Willis repose sur conception plutôt conventionnelle de la traduction, la rapprochant d’une faute commise : « Translation is guilty of a fault. » (Willis, 1987, p. 76). Les deux autres propositions sont quant à elles plus nuancées, Brownlie s’appuyant sur la traductologie descriptive et Sardin se focalisant sur les mots-valises cixousiens. Dans sa lecture du livre, cette dernière en vient à remplacer le principe conventionnel « traduire » par le néologisme trajouir qu’elle invente pour mettre en valeur la jouissance effectuée dans et par le traduire chez Cixous. En accord avec la démarche très pertinente de Sardin, nous admettons que la force du texte est puisée de la jouissance d’écrire et de traduire. Il est à noter par ailleurs que la traduction fonctionne aussi dans le texte comme un mode d’entendement – corporel. Dans la citation qui ouvre cet article, tirée d’une des premières pages du livre, la narratrice raconte combien la découverte des textes de Clarice Lispector l’a marquée : elle dit que ses paroles silencieuses, dans toutes les veines de sa vie, se sont traduites en sang fou, en sang-joie. C’est donc à travers la traduction que la rencontre avec la pensée et l’écriture de la Brésilienne a déclenché chez elle une transformation corporelle vers un état de grande joie.
La notion de traduction n’est pas conçue ici d’une façon conventionnelle, comme une opération essentiellement intellectuelle ou cérébrale qui consiste à transposer un texte d’une langue dans une autre, et qui s’occupe avant tout du sens ou du message du texte. Plutôt, elle est considérée autant en vertu de ses fonctions corporelle et affective, voire intuitive : les paroles de Clarice se traduisent en sang fou, en sang-joie et, même si la narratrice ne parle pas sa langue étrangère, le portugais brésilien, elle dit que son cœur la comprend. Ainsi, dès le début de l’ouvrage, la narratrice fait vaciller la vieille dichotomie entre l’intellect et le corporel laquelle, dans la tradition occidentale, a valorisé le premier terme au détriment du second. Ce faisant, le livre conteste la suprématie du rationnel en donnant autant de valeur aux processus affectifs, intuitifs et corporels.
L’écriture de Clarice en langue portugaise brésilienne est étrangère et étrange pour la narratrice de Cixous. Elle est par ailleurs liée à l’inconnu, puisque sa voix procure à la narratrice, de façon inattendue, des savoirs intimes « à la fois naïfs et savants, anciens et frais » qu’elle avait autrefois connus, mais qu’elle a désormais oubliés. La voix de Clarice éveille en elle une retrouvaille nostalgique proustienne sans lequel il lui aurait été impossible de retrouver ces savoirs d’antan. Ici, la traduction, comme processus corporel et affectif, est donc conçue également – de façon essentielle – comme une modalité d’entendement ou de compréhension, c’est-à-dire un processus corporel intelligent.
La narratrice constate que l’écriture de Clarice est venue à elle à pas d’ange lorsqu’elle se sentait perdue, lorsqu’elle avait tellement froid que rien ne pouvait la réchauffer et mourait d’un froid intérieur : « J’ai erré dix ans dans le désert des livres sans rencontrer une réponse » ; après quoi elle a envoyé des lettres sans adresse de plus en plus tristes en (se) demandant « mais où sont les amies ? » C’est à ce moment que du Brésil une voix est venue lui rendre l’orange perdue (O, p. 11).
Comme le note dans sa thèse Carolina Antonaci Gama (2019, pp. 203-204), Cixous a été ardemment convoquée par l’œuvre de Lispector. Selon Antonaci Gama, l’écriture de Cixous se présente comme une réponse à celle qui l’a invitée intimement et énergiquement à comparaître. Cette invitation est l’occasion d’une véritable rencontre entre Cixous et Lispector. Cixous, qui ne cessait d’appeler et d’envoyer des lettres désespérées à ses amies inconnues, se sent appelée par la singularité d’une littérature exposée dans un univers féminin. Dans le contexte des années 1970, la narratrice a tellement attendu une rencontre significative avec une autre femme écrivaine dans l’univers masculin de l’histoire de l’écriture, que la découverte de la voix singulière de Clarice crée en elle un sentiment d’appartenance entre femmes. Car la littérature de Lispector a ceci de particulier : elle semble offerte à des femmes, à des voix féminines, à un à venir de la communauté des femmes. Grâce à cette appartenance, elle ne se sent plus aussi seule qu’avant. Au lieu de la solitude naît un sens de collectivité, voire de communauté, qui marque dans le texte un changement de paradigme du particulier à la multitude et oriente la lecture vers le principe du multiple, primordial dans ce texte et dans la pensée de Cixous.
Le principe du multiple se distingue dans l’ouvrage de prime abord par la forme bilingue franco-anglaise de l’édition : celle-ci s’ouvre par une page anglaise qui est aussitôt suivie d’une page française. À travers le livre, les versions anglaise et française sont juxtaposées de manière à ce que la traduction anglaise précède toujours la version originale, française. Le texte a été écrit en français par Cixous, puis traduit en anglais par Ann Liddle et Sarah Cornell, et ensuite retravaillé par Cixous. Le choix de placer la traduction avant l’original suscite l’intérêt, car cet ordre « inverse » semble donner, en effet, de façon curieuse, le rôle prioritaire à la traduction au lieu de l’original. Ce choix désordonné fonctionne comme un jeu déconstructif qui brise la vieille hiérarchie de valeur dichotomique censée donner plus de valeur à l’original qu’à la traduction. Ici, l’ordre inverse fait basculer le rapport de pouvoir conventionnel entre l’original et la traduction donnant plus d’importance à cette dernière. De plus, cet ordre « inverse » perturbe le sens conventionnel de la lecture occidentale qui procède de gauche à droite, en ouvrant plutôt la lecture à d’autres sens possibles. Malgré cette perspective innovante, dans cet article, nous citons le plus souvent la version française afin de ne pas surcharger le texte.
La traduction de Vivre l’orange est dotée aussi d’autres éléments qui sortent de l’ordinaire. Entre autres, la narratrice est bousculée dans le processus de traduction après avoir lu ces phrases de Clarice : « Aujourd’hui, je sais que je suis sans avoir. Je n’ai que ma faim à donner ; et une pomme dans le noir. Savoir la rencontrer, la savoir pomme est tout mon savoir. » Nous supposons qu’elle a lu une traduction française de son roman A maçã no escuro (dont la traduction littérale serait La pomme dans le noir), paru originalement en portugais brésilien en 1961, mais on ne nous donne pas plus de détails. La narratrice constate seulement que : « Dans la traduction de la pomme (en orange), j’essaie de me dénoncer. Façon de prendre ma part. Du fruit. De la jouissance ». La traduction est conçue ici d’une façon métaphorique, voire allégorique, et considérée comme un acte susceptible de donner de la jouissance. Nous retrouvons aussi ce processus à l’œuvre dans le passage suivant, où la narratrice dit à propos de Clarice qu’elle lui a montré un fruit, qui lui était devenu l’étranger, et elle lui a rendu la vue de ce fruit. « Elle me l’a lu, avec sa voix humide et tendre, elle l’a appelé : laranja, elle l’a traduit, jusqu’à ma langue, et j’ai retrouvé le goût de l’orange perdue, j’ai recompris l’orange » (O, p. 53).
Comme très souvent dans le livre, la traduction a cette fonction métaphorique, mais elle est aussi conçue comme un processus qui produit des sens, voire avec des « directions » multiples. Par ailleurs, ceux-ci sont à considérer d’une manière très concrète, car ce n’est pas seulement la narratrice qui est lancée dans la traduction, mais c’est aussi Clarice qui traduit « l’orange perdue ». Autrement dit, le processus de traduction ne se passe pas à « sens unique », mais a plusieurs orientations parallèles et ouvertes, ce qui met en cause toute conception qui en ferait un processus unilatéral ou bien « clos » entre un sujet et un objet. Chose curieuse, c’est paradoxalement à cause de l’étrangeté de la voix de Clarice que la narratrice la trouve intimement familière. Cette voix de femme est « venue de très loin, comme une voix de la ville natale » ; elle est à la fois loin et proche, familière grâce à son étrangeté. Ce n’est pas uniquement l’écriture cixousienne, mais aussi sa façon d’interpréter la voix de Clarice qui brise les dichotomies.
Dans la citation rapportée plus haut, qui met en scène la retrouvaille et la traduction du fruit allégorique et biblique, on évoque à la fois la vue du fruit et la voix humide et tendre de Clarice, ce qui donne à la traduction le statut d’acte multisensoriel. Car dans ce texte, la re-compréhension de ce qui avait été perdu nécessite non seulement la visualisation du souvenir, mais aussi une expérience sensorielle liée à l’écoute. Qui plus est, l’attribut « humide » de la voix de Clarice renvoie au toucher et au plaisir oral, à ce que l’on peut déjà sentir dans la bouche, dans la traduction de laranja en orange.
Nous ne pouvons nous empêcher d’associer le mot polyphonique, orange, à la ville natale de Cixous, Oran, et par là, aux origines et à l’enfance, à son Oran-je : « Il y a eu à l’origine une intimité entre l’orange et la petite fille, presque une parenté, l’échange de confidences essentielles » (O, p. 15). C’est Clarice, venu à pas d’ange, qui l’a aidée à retrouver ses sources : « d’ici au Brésil aller aux sources en Lalgérie » (O, p. 21). « De très loin elle est arrivée sauver l’orange. Elle a remis l’orange dans les mains désertes de mon écriture. Et c’était une enfance qui revenait en courant pour prendre l’orange vivante et immédiatement la fêter. Car nos enfances ont la science naturelle de l’orange » (O, p. 15). Au niveau sonore de ce mot polyphonique, la ville natale et le fruit créent un jeu d’homophonie par des associations multiples en parallèle. L’effet équivoque est de plus renforcé par la fin du mot Or·ange qui se fusionne avec le pas d’ange de Clarice. Cette ambiguïté sémantique brise l’unicité et la linéarité du discours en favorisant la polysémie. Le fruit énigmatique qui traverse l’ouvrage ne symbolise pas seulement la narratrice et son Oran-je, mais, au gré de ses transformations au cours du texte, également parfois le corps, parfois Clarice, parfois les femmes iraniennes, parfois l’écriture, ou plus exactement, la traduction. Ce fruit allégorique dit, par conséquent, la transformation, la traduction et le multiple.
Qui plus est, le mot « sources » évoque non seulement les origines, mais aussi bien les ressources de l’écriture. Chez Cixous, ces ressources sont étroitement liées à l’inconscient, la véritable réserve de la créativité – mais aussi au courage d’y puiser sans contraintes. Il nous importe de souligner que chez elle, l’inconscient n’est pas une réserve strictement interne, mais il est aussi connecté au dehors, ce qui trouble encore une dichotomie, celle du dedans/dehors. Puiser dans les sources n’est pourtant pas toujours facile, et c’est pour ça que la narratrice admire Clarice, puisqu’« [e]lle a eu deux courages : celui d’aller aux sources, – à l’étranger du moi. Celui de revenir. » (O, p. 29). En effet, dans une interview en anglais, Cixous met l’accent sur l’importance de l’inconscient dans son travail créatif et elle y constate que son idéal dans l’écriture est de moins en moins le moi et de plus en plus le toi dans l’ascension vers l’autre :
The writer’s ‘I’ is not given, it must be formed. One must make a descent into the agitated secret of this self, into its tempests, one must cover this complex route with its meanderings into the chambers of the unconscious, in order to then emerge from me towards the other. The ideal: less and less of me and more and more of you. This cannot be a conscious aim. […] One must reach this state of ‘de-egoization’, this state of without-me, of dispossession of me, that will make possession of the author by the characters possible. (Cixous, 1989, p. 24 ; 28)
C’est alors à travers la « démoïzation » du « je » écrivant·e que peuvent apparaître tous les personnages différents du texte et leurs voix diverses. Dans Vivre l’orange, c’est par la transformation, ou la traduction, de l’orange en corps, en Clarice, ou encore en femmes iraniennes, que se manifeste la multiplicité des personnages grâce à la porosité du « je » écrivant·e.
Dans cet ouvrage, on parle souvent de la traduction en référence à l’acte d’écrire. De manière fascinante, les deux termes sont utilisés de façon interchangeable. En effet, parlant de son travail aux Assises de la traduction littéraire à Arles en 2004, Cixous affirme :
J’écris : je cite. Autrement dit : je traduis. Je suis née en traduction, avec traduction. […] Je n’ai jamais fait que traduire c’est-à-dire vouloir goûter le goût de tous les goûts, essayer tous les mots, inventer de nouveaux mélanges, rapprocher les extrêmes, aller aux racines, remonter aux sources des sources. (Cixous, 2004, p. 197)
Avec ces emphases « goûter le goût de tous les goûts » et « remonter aux sources des sources », elle insinue, de façon curieuse, que c’est justement par voie de traduction (et non pas depuis l’original) qu’il est possible d’accéder à quelque chose d’authentique ou de profond. Dans l’univers expérimental de l’orange, il n’y a pas d’origine dans le sens conventionnel, car ce genre d’idées réductionnistes et simplificatrices sont renversées ; l’orange est non-originelle, elle est oranginelle.
Dans sa lecture du livre Osnabrück (Cixous, 1999), Alice Delmotte (2014, 18) fait avancer que chez Cixous « l’aliment porte l’imaginaire, la métaphore et le déplacement, prétexte à rebond pour une transformation, gain d’énergie puisque, comme les mots, l’aliment fait travailler la langue. » Sur ce sujet, Cixous constate : « Je pourrais – je devrais faire une conférence sur ma façon de faire la cuisine. C’est exactement comme ma façon de travailler la langue. Je peux dire que je n’ai jamais désiré manger-parler pur français. J’adore et je pratique le français langue étrangère. » Dans cet art « linguisticulinaire », la jouissance orale se voit octroyer une partie vorace, mais l’écoute, l’ouïe dans le traj·ouir participe aussi pleinement dans cette expérience multisensorielle.
Delmotte (2014, 69) constate que « Du poisson à l’omelette, en passant par le chou-fleur, il s’agit partout de signes à plusieurs niveaux, de multiples langues et de personnages qui mangent tout en même temps. » Il s’avère que l’étrangeté et « l’originalité », ou l’oranginalité, de l’écriture cixousienne sont étroitement liées au climat polyphonique et multilingue de son enfance diasporique oranais :
J’ai vécu dans une maison à langues, au premier étage l’espagnol Mme Rico, au deuxième l’allemand avec le français, au troisième le français avec l’espagnol, au quatrième l’hispano-français […] sous l’escalier l’arabe de Mohamed […] toutes ces langues avaient un goût d’épices, les cuisines et les langues communiquaient, par chance j’avais envie de toutes […]. Je mangeais du chou en allemand Kraut et des carottes au cumin en hispanoarabe. (Cixous, 2004, p. 197)
Chez Cixous, l’écrire-traduire, ou le trajouir, est donc intrinsèque de son art « linguisticulinaire » qui déploie la profusion des goûts, ce qui nourrit aussi bien la narratrice que les lectrices et lecteurs, si nous filons la métaphore. Dans son essai Extrême fidélité, elle (1987, 21) dit par ailleurs que le goût et la connaissance vont ensemble. Dans Vivre l’orange, l’écrire-traduire apporte non seulement beaucoup de plaisir, mais il fonctionne aussi comme une modalité de l’entendement qui peut apporter au sujet trajouissant des savoirs qu’il croyait oubliés ou ne savait pas savoir.
Dans ce livre, la notion de traduction est donc conçue de façons infiniment variées : équivoques, métaphoriques, allégoriques, et quasi synonymique avec celle de l’écriture ; mais elle fonctionne également comme une forme de l’intelligence corporelle et affective, intrinsèque des perceptions multisensorielles. Grâce à ces dernières, elle s’articule à un sentiment de plénitude vitale. En effet, au moment où la narratrice traverse une période difficile de stagnation créative et de froid intérieur, elle constate :
en ces temps faibles et oublieux, où nous sommes loin des choses, si loin les unes des autres, très loin de nous-mêmes […] où nous ne savons pas lire […] et nous avons froid […] nos oreilles hibernent, nous avons besoin de la traduction. (O, p. 47-49)
Ce passage sur le froid intérieur fait penser au temps mort créatif dont souffraient beaucoup de personnes pendant la pandémie Covid-19, provoquée par le manque de stimulation aussi bien sensorielle qu’intellectuelle : « Nous ne nous approchons plus, et l’espace s’étiole, nous perdons l’espace de l’amour, nous renonçons à nos jardins, et nos sens s’atrophient, nous perdons le goût, le toucher, le sentir » (O, p. 93). Ici, la traduction remédie à un moment de la crise interne. Qui plus est, elle est le moyen de transport le plus écologique et économique pour nous amener complètement ailleurs.
Nous allons voyager maintenant de la thématique de la traduction vers une comparaison avec d’autres écrivaines multilingues et migrantes ou décoloniales, en commençant par analyser de plus près l’écriture plurilingue de Vivre l’orange.
La voix de Clarice est parvenue à la narratrice le douze octobre 1978, la même année qu’a éclaté la révolution islamique en Iran. Dans son angoisse provoquée par la question iranienne, c’est Clarice qui soulage la narratrice, puisqu’elle aide à penser à l’amour et à la vie (O, p. 99). C’est par un appel d’une amie que nous passons dans le texte de l’Oran(ge) à l’Iran. Dans ce glissement d’Oran à Iran, il y a peu qui change au niveau du signifiant, seulement une lettre. Et au niveau du sens, Oran et Iran s’associent, la révolution islamique témoignant de la montée d’un patriarcat religieux, ce qui évoque chez la narratrice, juive, un sentiment d’appartenance avec les femmes iraniennes. De plus, les événements en Iran évoquent chez elle la violence dont elle a été témoin dans son enfance à Oran. Lorsqu’elle se demande ce qu’il y a de commun entre la question de l’Iran et celles sans lesquelles elle ne peut faire un geste sans pleurer, elle tisse un fil dans l’expérience d’une souffrance partagée à partir de la question des juifs et la question des femmes. La question des juifemmes. (O, p. 35). Et c’est à travers un lien affectif, créé par le sentiment de la douleur, que son appartenance et la solidarité avec les femmes iraniennes sont intensifiées.
Curieusement, c’est en réfléchissant sur son identité et sa position dans ce contexte dramatique, à un moment difficile que la narratrice se jette dans un jeu de mots plurilingue : « La questione delle donnarance. Aquestao das laranjas. The question : Juis-je juive ou fuis-je femme ? Jouis-je judia ou suis-je mulher ? Joy I donna ? ou fruo en filha ? Fuis-je femme ou est-ce que je me ré-juive ? » (O, p. 35). À l’aide de cette joyeuse folâtrerie linguistique, elle parvient à s’extraire des émotions douloureuses et tristes et à transformer la situation tragique. Ici aussi, c’est la joie et la jouissance de l’acte d’écrire qui produisent ce renversement. Les jeux de mots aux sens illimités de notre narratrice polyglotte forme des amalgames à partir d’éléments d’au moins cinq langues : l’italien, le portugais, l’anglais, le français et l’espagnol. De la sorte, elle se lance dans une trouble et mouvante aventure en inventant une « novlangue » polysémique et expérimentale.
Ces jeux de mots font sauter le sens unique par diverses voies linguistiques, produisant une fête transformative : les mots se fusionnent comme dans le mot-valise délicieux italien donnarance, dérivé de donna (femme) et arancia (orange). Ils se transforment selon la sonorité, c’est-à-dire plutôt selon l’aspect sensoriel et corporel du mot que par le sens et le rationnel, comme dans les phrases « Juis-je juive » ou « fuis-je femme » qui, créant une hésitation entre les verbes « être » et « suivre » va à l’encontre de la version standardisée « suis-je ». Ils s’hybrident en puisant dans une réserve plurilingue. Dans l’énoncé « Joy I donna », par exemple, se mélangent gaiement l’anglais et l’italien, alors que le nom anglais « joy » semble prendre le rôle du verbe, suivant le modèle espagnol « soy ». Dans « Jouis-je judia », le français et l’espagnol s’allient de façon inattendue. Cette influence plurilingue se remarque encore dans les néologismes étranges : « est-ce que je me ré-juive ? » Par ces proliférations de sens qui opèrent par la fusion, la transformation et l’hybridation, nous entendons bien les échos joyciens. Or, Cixous et l’être multiple de sa narratrice leur donne une inflexion différente. Cette manière de faire foisonner les sens en langue française se distingue d’autant plus de la traduction anglaise qui ne pâlit aucunement en comparaison avec l’original. Cette dernière permet de prendre la mesure de la créativité à l’œuvre dans des jeux de mots plurilingues où s’arriment encore l’allemand et l’arabe que l’on peut entendre dans le phonème « win » qui signifie « où » :
The question of jewomen. A questão das laranjudias. Della arancebrea. Am I enjewing myself ? Or woe I woman ? Win I woman, or wont I jew-ich ? Joy I donna ? Gioia jew ? Or gioi am femme ? Fruo. (O, p. 34)
Ici, nous ne sommes pas loin de Finnegans Wake (1939) de l’écrivain irlandais James Joyce, ouvrage reconnu pour son intraduisibilité, important pour Cixous qui a consacré sa thèse de doctorat (1968) à Joyce. Même si, au niveau linguistique, Vivre l’orange s’est beaucoup inspiré de l’expérimentalité joycienne, le livre ressemble aussi beaucoup à deux ouvrages marquants de l’écriture et de la pensée multilingue chicana, décoloniale et queer : Loving in the War Years – lo que nunca pasó por sus labios (1983) de Cherríe Moraga et Borderlands/La Frontera. The New Mestiza (1987) de Gloria Anzaldúa. Chacune de ces trois écrivaines féministes, queers et plurilingues, appartenant à divers groupes sociaux marginalisés, traverse dans son livre des frontières à la fois linguistiques, sexuelles et géopolitiques. Chacune d’entre elles confond la vie et l’écriture et est également à cheval entre poésie et théorie, faisant sauter l’orthodoxie des genres littéraires. Au sein de leur écriture et de leur pensée expérimentale, des éléments très divers, souvent contradictoires, se mélangent pour donner naissance à des formes d’expression novatrices. Celles-ci font basculer les processus de signification stables et unilatérales en favorisant les processus littéraires de glissement, d’hybridation et de multiplicité.
De plus, ces écrivaines partagent un intérêt pour les connaissances autres. L’idée centrale de la pensée d’Anzaldúa, selon laquelle la vie sur les frontières linguistiques, sociales et géopolitiques produit des savoirs spécifiques du fait que les « êtres frontalières » ont à la fois accès aux savoirs provenant du dedans et du dehors du système (Cantú & Hurtado, 2012), fait écho à certains textes cixousiens des années 1970, à La Venue à l’écriture (1976) par exemple, dans lequel son énonciation s’ancre dans la position d’un être « innombrable », multiple et marginalisé. D’ailleurs, ce qui rapproche Anzaldúa et Cixous, c’est le travail conceptuel et littéraire des limites ou des frontières, et des traversées de celles-ci. À l’aide de son joli néologisme le pluréel, influencé par la pensée psychanalytique, Cixous a travaillé la possibilité d’un sans-limite, et particulièrement de la vie sans-limite dans les textes de Hoffmann, Kleist, Poe et Joyce. Dans son écriture, cette possibilité est créée en brisant les codes et en surpassant les catégories sociales normatives à travers un langage qui refuse toute signification stable et unitaire, qui favorise la différance, l’abondance et la multitude.
Outre l’apport conceptuel et littéraire des penseuses chicanas et décoloniales, le travail sur les croisements de la création féministe et expérimentale de la théoricienne et réalisatrice postcoloniale viêtnamo-américaine Trinh T. Minh-ha présente beaucoup de similitudes avec la pensée cixousienne. Minh-ha a, elle aussi, travaillé les concepts de « source » et de « home » chez les artistes immigrant∙e∙s ou de exilé∙e∙s d’une façon qui fait écho à l’approche de Cixous :
“The source moves about.” […] Home for the exile and the migrant can hardly be more than a transitional or circumstantial place, since the “original” home neither can be recaptured nor can its presence/absence be entirely banished in the “remade” home. Thus, figuratively but also literally speaking, traveling back and forth between home and abroad becomes a mode of dwelling. Every movement between here and there bears with it a movement within a here and a movement within a there. The to-and-fro motion between the source and the activity of life is a motion within the source itself, which makes all activities of life possible. […] Language can only live on and renew itself by hybridizing shamelessly and changing its own rules as it migrates in time and space. (Minh-ha, 2005, p. 29; 33)
Son idée du va-et-vient entre la source et l’activité de la vie ressemble à l’idée cixousienne de la source comme une réserve, indispensable dans la création artistique, où on peut puiser et « voyager » sans limite, et qui reste pourtant toujours liée à l’enfance et au pays de départ de l’artiste. La notion du langage migrant qui ne peut survivre qu’en s’hybridisant sans honte et en changeant les codes évoque, elle aussi, l’écriture cixousienne et notre analyse de celle-ci.
Dans son célèbre ouvrage Woman, Native, Other: Writing Postcoloniality and Feminism, où elle conjugue la question féminine et la question postcoloniale, Minh-ha fait d’ailleurs une lecture pertinente des ouvrages de Cixous du point de vue de l’écriture du corps:
“Writing the body” is that abstract-concrete, personal-political realm of excess not fully contained by writing’s unifying structural forces. Its physicality (vocality, tactility, touch, resonance), or edging and margin, exceeds the rationalized “clarity” of communicative structures and cannot be fully explained by any analysis. It is a way of making theory in gender, of making of theory a politics of everyday life, thereby re-writing the ethnic female subject as site of differences. (Minh-ha, 1989, p. 44)
En interprétant la praxis de l’écriture cixousienne de cette époque comme une ré-écriture du sujet féminin « ethnique » et comme inscription de différences, Minh-ha s’écarte nettement des interprétations réductrices, quoique très courantes dans les années 1980, qui ne voyaient dans l’écriture féminine qu’une praxis élitiste visant à inscrire la sexualité des femmes privilégiées. Dans sa lecture, Minh-ha accentue, au contraire, les différences et non pas l’essentialisme, ce que faisait la critique norvégienne Toril Moi (1985), dont l’analyse a malheureusement eu plus d’écho à l’échelle internationale que celle de Minh-ha. Dans son interprétation, Minh-ha parvient à faire un rapprochement entre la théorie féministe poststructuraliste française, ancrée dans la pensée psychanalytique, et la théorie postcoloniale américaine, enracinée dans l’analyse marxiste. Son approche subtile, qui navigue entre plusieurs courants théoriques d’une façon créative et inspirante, guide la discussion sur les textes cixousiens vers une exploration des conditions féminines et multiples. Son approche nous semble toujours actuelle et elle peut aussi aider à constater des similarités entre la pensée cixousienne et la pensée intersectionnelle.
En effet, lorsqu’un interviewer (Aguigah 2020) a demandé à Cixous ce qu’elle pensait du féminisme intersectionnel lors d’une émission de radio allemande organisée à l’occasion de l’anniversaire de Jacques Derrida, cette dernière a répondu qu’elle avait commencé son parcours « par-là », c’est-à-dire en travaillant sur le même genre de questions que soulèvent les féminismes intersectionnels, mais à une époque où on ne parlait pas de ces choses en France, et dans un contexte où Jacques Derrida était son seul interlocuteur sur ces enjeux.
Nous avons montré que le principe du multiple se manifeste dans les textes de Cixous, surtout au niveau linguistique. Mais ce principe se distingue également à travers son être. En effet, il est intéressant de constater que dans Vivre l’orange, elle s’adonne à l’expérimentation sémiotique au moment même où elle sent un lien d’appartenance avec les Iraniennes, c’est-à-dire au moment où elle commence à problématiser les questions identitaires sous l’angle de l’entrecroisement de la question féminine et juive, et du contexte diasporique de son énonciation. C’est à partir de cet enchevêtrement que ses textes rapprochent les féminismes multiculturels et intersectionnels, lesquels abordent leurs enjeux particuliers toujours depuis des points de départs multiples.[2]
C’est donc au moment où la narratrice essaie de (auto)traduire les expériences des Iraniennes au seuil de la Révolution islamique, où régnait un régime de terreur politique avec l’emprisonnement des opposants du Shah et la torture (Bonnet 2018, 348), de créer un lien d’appartenance avec les Iraniennes, que le texte éclate dans une écriture polysémique autour de la douleur, de la féminité, du judaïsme et du fruit – laquelle se retrouve transformée en et par la joie et en jouissance. Grâce à cette écriture-traduction, la narratrice parvient à surmonter ses émotions négatives. La force transformative de cette trajouissance est ainsi mise en valeur de façon évidente. En rapprochant son expérience à celle, d’abord, de Clarice et ensuite à celle des Iraniennes, la narratrice se détourne de sa solitude pour s’orienter vers le « nous ». À cet égard, notons qu’à travers son écriture, Cixous intègre celles des autres femmes, troublant par le fait même le statut d’autrice de ce texte qui s’ouvre à une infinité de voix, y compris celles des deux traductrices anglaises. Il apparaît que cette écriture se déploie depuis une logique intrinsèquement relationnelle aux autres femmes, dans laquelle résonne la phrase de Lispector « Every woman is the woman of all women ». Nous pourrions nommer ce genre de praxis une écriture féminine pluréelle. D’ailleurs, tout de suite après que le texte éclate en jeux de mots équivoques, la narratrice est emportée dans un fleuve féminin chamanique qu’elle décrit ainsi :
Je sens des femmes écrire dans mon écriture, accoucher, donner du lait, se coucher seules et tristes se lever gaies, mes mains avancer tantôt à pas de feu, tantôt à pas de louve blanche, mes mains se griffer les paumes verser des larmes laiteuses. (O, p. 35)
Dans la traduction de la pomme (en orange), nous voyageons à bord de plusieurs moyens de transport : la lecture, l’appel, le jeu de signifiants, la transformation :
I owe a live apple to a woman. A joy-apple. The one-hundred savours of the different peels : the tar apple of the being-sweet-on the tongues, appelle apple apfel appeal a peel a-peel…
Je dois une pomme vivante à une femme. Une joie-pomme. Les cent saveurs des pelures différentes : l’âpre apple de l’être-douce-sur les langues, appelle, apple, apfel, appel… (O, pp. 64-65)
Comme dans le glissement d’« Oran » à « Iran », la traduction anglaise fait glisser ici « apple » vers « apfel », puis « a peel » vers « appeal », tandis que la version française fait passer « appelle » à « apple », puis « apfel » à « appel ». Dans cet art « linguisticulinaire », ce qui motive ces glissements, ce n’est pas tant le sens que la jouissance à la fois orale et auditive que ces délices homophones offrent. Ils créent aussi une contre-genèse, une fable alternative.
Comme nous le savons, ce fruit énigmatique et biblique est étroitement lié à la connaissance et au savoir. Dans sa lecture de la « scène de la pomme dans la première fable de notre premier livre », Cixous (1987, pp. 20-21) constate que « Le Livre a écrit que la personne qui a eu à traiter de la question de la jouissance, c’est une femme. » Et ce qui nous est raconté, c’est que la connaissance pourrait commencer par la bouche, par la découverte du goût de quelque chose. Connaissance et goût vont ensemble. La Fable nous raconte comment la genèse de la femme passe par la bouche qui est ici comprise comme un orifice, par une certaine jouissance orale, et par la non-peur de l’intérieur.
En relisant ainsi le mythe biblique, qui est à la source de la culture judéo-chrétienne, et dont les éléments nous sont tellement familiers qu’ils nous sont devenus illisibles, nous comprenons que la féminité, la jouissance orale et les connaissances, voire le savoir, sont essentiellement interreliés. Il est clair que la langue et l’écriture de Vivre l’orange est attentive à la jouissance orale non seulement des autrices-traductrices du texte, mais aussi à celle des lectrices et des lecteurs. La fable de la pomme rapportée dans Vivre l’orange présente une version « parallèle » de la genèse de la femme à travers la lecture et la traduction mêmes des textes de Clarice, lesquelles revivifient la narratrice pendant un temps de stagnation :
Clarice est le nom d’une femme qui appelle la vie par son prénom. Et toutes les femmes qui rappellent la vie à nous rappellent Clarice ; appellent la vie du nom de Clarice. La vie s’appelle Clarice. (O, p. 99)
Chez Cixous, la Brésilienne n’est pas seulement associée à la vie, mais également à une multitude. Grâce à elle et ses textes peut s’ouvrir un espace intérieur dans lequel plusieurs voix, de couleurs et langues différentes, s’écrient et s’écrivent : Clarice
nous apprend à appeler. Elle nous apprend l’approche. Comment approcher les quinze mille aspects de chaque ‘tu’. Appeler ‘Tu’ chaque chose. À se laisser appeler et rappeler, par chaque instant de vie. O du Lebenzeit ! Dans chaque langue, avec une voix d’une autre couleur, chaque voix d’une autre douceur, lancer le souffle magique, voce ! tendre la main magique, qui avance, dans l’espace inconnu, l’étrangère paume pleine de voies délicates vers les êtres, élancer la main pleine de chemins qui se porte avec quinze mille précautions à la rencontre d’une pomme, inventer la main aux quinze mille touchers. (O, p. 103-105)
La multitude se manifeste ici dans l’aspiration à rapprocher et faire parler les « quinze mille aspects de chaque ‘tu’ » et à inventer la main aux quinze mille touchers. Elle se constate aussi dans l’aspect multilingue (Lebenzeit, voce) du passage. Ce qui est tout à fait particulier – et ce qui nous a surpris – dans les jeux de mot plurilingues de ce texte, c’est qu’ils arrivent, en effet, à créer un frottement, une proximité entre plusieurs langues différentes au lieu de souligner leurs différences, ce qui a été la tendance dans les courants de traductologie récents, surtout dans ceux qui accentuent l’intraductibilité (Cassin 2004 ; Apter 2013). La différence majeure entre ces théories de l’intraductibilité et un livre tel que Vivre l’orange est qu’il est question dans ce dernier du rapport concomitant de la traduction et de la création littéraires et non plus d’une pensée qui se résume à la traduction de concepts ou de termes philosophiques, comme est le cas dans les courants représentés par Barbara Cassin et Emily Apter. Même si la façon d’analyser la difficulté, voire l’impossibilité, de la traduction des concepts théoriques ou philosophiques de ces théoriciennes nous semble tout à fait pertinente et fascinante, parler de l’intraductibilité dans le contexte de la traduction littéraire nous semble plus problématique, étant donné qu’il y a toujours une myriade de possibilités dans la traduction littéraire pour créer l’impression pareille transmise par le texte original.[3] Comme nous l’avons vu dans notre analyse sur les jeux de mots tirés du Vivre l’orange, qui peuvent, d’ailleurs, être considérés comme étant parmi les passages les plus difficiles à traduire en raison de leur complexité linguistique, la traduction faite par Ann Liddle et Sarah Cornell, et ensuite retravaillée par Cixous, ne pâlit aucunement par rapport à l’original. En fait, elle arrive parfois à augmenter la richesse poétique de cette écriture de façons qui respectent et intensifient le souffle du texte original.
La dernière manifestation du principe de multiplicité que nous explorerons maintenant plus en détail est l’aspect multisensoriel et fusionnel du texte. Vers la fin du livre, la narratrice demande à propos de l’autrice brésilienne adorée : « Comment faire venir claricement ; c’est un long et passionné travail de tous les sens. Aller, approcher, effleurer, demeurer, toucher, faire-entrer, présenter, – donner, – prendre » (O, p. 105). Ici, le mot « sens » est utilisé, de manière inattendue, plutôt comme un indicateur spatial qu’en tant que référent sensoriel. En effet, les descriptions des sensations qui sortent de l’ordinaire produisent de nouveaux modes d’expériences sensorielles, entre autres une vision particulière inspirée par Clarice, une vision féminine multisensorielle : « Son regard qui ne regarde pas, qui accorde son rayonnement à la musique lumineuse des choses : cliris. Son parfum, l’iris, son regard-parfum » (O, p. 63).
Ce regard ne regarde pas, il refuse la vision traditionnelle. En revanche, il est lié à l’ouïe, à travers la musique, et à l’odorat. Cette manière de connecter les sens au lieu de les différencier les uns des autres a fait place à la fusion des sens. Cette fusion évoque la synesthésie, cette capacité de certains individus à ressentir un mélange de sensations devant un seul stimulus, capacité souvent attribuée aux individus considérés être particulièrement doués pour la création artistique. Mais, plus important encore, par ce genre de fusionnement on refuse la propension de la tradition occidentale à catégoriser et hiérarchiser les sens et les perceptions sensorielles.
Le texte insiste beaucoup sur le toucher et les mains, auxquelles sont associées à la fois la multitude et la féminité : « inventer la main aux quinze mille touchers, pas plus lourds qu’un battement de temps » (O, p. 105). « Toucher le cœur des roses : c’est la manière-femme de travailler : toucher le cœur vivant des choses, être touchée, aller vivre dans le tout près » (O, p. 107). Le toucher convoque d’abord la féminité, mais aussi la proximité, l’espace intérieur, la vie, et la capacité d’être affecté·e. Quand la narratrice se demande, « où la question de l’Iran nous touche-t-elle ? », elle répond que c’est « loin des frontières, des tanks, des lois, loin des chayatollas », « dans cette clairière intérieure, aux Espérides, où les femmes inventent sans carte de culpabilité de nouvelles espèces de bonheur » (O, p. 35). Il est pourtant important de noter que la manière dont on évoque ici la créativité féminine, l’espace intérieur et la capacité d’être touché·e sont à interpréter a priori dans le sens figuré, et non pas essentialiste.
Dans le passage suivant, la fusion s’étend des seules perceptions sensorielles à une conception du corps plus vaste. En reliant des perceptions sensorielles et des parties du corps d’une façon inattendue, la conception traditionnelle du corps se dissout :
Je n’ai pas envie de parler de Clarice. J’ai envie de l’écouter écrire, d’écouter la musique tendue humide silencieuse de son pas d’écriture, avec mes nerfs, j’ai besoin de l’exhaler, son parfum, l’iris, de rayonner son regard-parfum. (O, p. 63)
Aussi, dans le passage où la narratrice décrit sa façon d’écouter, son corps sentant est déconstruit. Mais c’est grâce à la déconstruction que ce corps intégral écoute. Les perceptions auditives ne sont pas seulement dotées de caractéristiques corporelles féminines, mais à la fin du passage, elles sont liées aussi aux forces planétaires suscitant la vie :
dans la concentration de toutes mes forces de vie, je n’étais qu’une oreille des pieds aux tempes, une enfant-oreille, tendue, repliée, j’écoutais, de tous mes pores, la respiration de la mer qui vit sous la terre, de toutes mes paumes mon dos-conque […], les oreilles de mes seins attentives, j’écoutais, étendue au pied du temps, le pouls des embryons des choses […], la houle sanguine dans le ventre du ciel, je l’entendais, avec toutes mes oreilles intérieures tournées vers les choses du monde […], avec mes oreilles végétales, et avec mes oreilles marines […], j’avais des oreilles toute-puissantes pour assister aux Rencontres, à l’intérieur. (O, p. 45)
Ces forces puissantes évoquent par ailleurs la pensée écoféministe et plus particulièrement l’hydroféminisme telle que l’articule la théoricienne lettone-australienne Astrida Neimanis. Au cœur du travail de Neimanis est réfléchi le corps de l’eau, cette matrice de la planète qui détermine les processus planétaires climatiques et géologiques :
Water is between bodies, but of bodies, before us and beyond us, yet also very presently this body, too. [...] Our comfortable categories of thought begin to erode. [...] A glass of water will facilitate our movement, growth, thinking, loving. As it works its way down the esophagus, through the blood, the tissues, and to the index finger, the clavicle, and the left plantar fascia, it ensures that our being is always a becoming. [...] Water is a mode of connection. [...] Translation, transformation. Plurality proliferates. (Neimanis, 2012, pp. 96-98)
Le travail interdisciplinaire de Neimanis, qui se situe entre la philosophie, la pensée queer et le post-humanisme, et qui navigue entre la théorie et l’écriture expérimentale essayistique, vise à éroder les catégories traditionnelles de la pensée occidentale. Son travail a plusieurs points de rapprochement avec celui de Cixous, notamment la fascination pour la connexion, la fusion, le devenir, la traduction, la transformation et le multiple. Dans l’hydroféminisme, les catégories rigides et binaires de la pensée europatriarcale doivent céder à l’ouverture vers un avenir plus fluide, florissant et fusionnel, dans lequel les individus parviennent à comprendre leurs rôles en relation égale et réciproque avec les autres êtres de la planète. Le livre de Cixous culmine enfin par la prolifération du pluriel qui arrive par une fenêtre : « La merveilleuse quantité de choses de tous les genres, de toutes les espèces humaines, végétales, animales, de tous les sexes, de toutes les cultures » (O, p. 111). Ce qui vient à la narratrice, comme une fête galante et gaie, donne enfin lieu à une véritable rencontre inclusive de toutes choses vivantes.
Stylistiquement, l’extrême multiplicité se réalise dans Vivre l’orange – To Live the Orange par un style fragmentaire, à première vue bilingue, ensuite multilingue. Elle prend forme par l’appartenance des femmes mise en acte à même les procédés d’écriture, aussi bien à l’« intérieur » du texte que parmi les trois écrivaines-traductrices du livre, et à travers la fusion, l’hybridation et la transformation linguistiques, jeux de mots polysèmes aux associations diverses et les glissements homophones ou quasi homophones. Basée sur le principe de multiplicité, cette écriture remet en question non seulement l’homogénéité, l’uniformité et la linéarité textuelles, mais également la suprématie du rationnel en ouvrant la voie à une intelligence corporelle et multisensorielle. En effet, cette écriture refuse de différencier l’entendement corporel et l’entendement cérébral, montrant plutôt comment ils fonctionnent ensemble. Cette écriture à la fois déconstructrice et fusionnelle, basée sur la jouissance et le désir d’apprendre, refuse la logique logocentrique – et les notions conventionnelles d’origine et d’original – aussi bien que les vieilles dichotomies en ce qui concerne les rôles traditionnels de la traduction et du texte original, donnant le rôle prioritaire, dans le livre, à la traduction et montrant que celle-ci peut témoigner d’une créativité littéraire aussi enchanteresse et impressionnante que l’original.
Pour approfondir encore les constats avancés dans cet article, nous les comparerons maintenant avec ce qu’énonce le philosophe Jacques Derrida sur les questions liées à la langue, l’identité et l’exclusion dans son ouvrage Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine (1996). Ce livre consiste en des dialogues entre le philosophe et écrivain Marocain Abdelkebir Khatibi et Derrida. Ces deux philosophes et écrivains, dont tous les deux nés et ayant grandi dans un pays du Maghreb pendant la colonisation française, interrogent les rapports entre la nationalité, la citoyenneté et la naissance. La « position d’énonciation » de Derrida dans ce dialogue est celle d’un juif d’Algérie et membre d’un groupe supposé « ethnique » ou « religieux » en vertu duquel il a été privé de sa citoyenneté par l’État dans la brutalité d’une décision unilatérale : « Avec d’autres, j’ai perdu puis recouvré la citoyenneté française. Je l’ai perdue pendant des années sans en avoir d’autre » (Derrida, 1996, pp. 33-34). Cette perte et, plus tard, la restitution de la nationalité française sont quasi identiques au cas de Cixous. Le coup étatique violent lui a fait remettre en question la conception traditionnelle d’identité, conçue comme homogène et unitaire (Cixous, 1986). L’écrivaine est d’ailleurs connue pour être favorable à l’idée que les individus peuvent avoir plusieurs nationalités.
En discutant le « trouble de l’identité » et l’expérience de la blessure provoqués par les événements traumatiques intrinsèques de l’impérialisme colonial, Khatibi et Derrida (1996, 56-58, 61) ajoutent que l’accès à toute langue non française de l’Algérie était interdit : « Quand on interdit l’accès à une langue, on interdit l’accès au dire. C’est là justement l’interdit fondamental, l’interdiction absolue, l’interdiction de la diction et du dire. » Pour Khatibi, ce qui en a résulté, a été « un grief, le deuil de ce qu’on n’a jamais eu. Car jamais je n’ai pu appeler le français, cette langue que je te parle, ‘ma langue maternelle’ ». Le dialogue entre Derrida et Khatibi témoigne d’une profondeur déchirante quant aux effets affectifs et identitaires de la politique de langue exercée par les empires coloniaux, une politique ancrée dans l’idéologie à la fois raciste et patriarcale. Même s’il précise qu’il ne veut pas se servir trop facilement du mot « colonialisme », car selon lui toute culture est originairement coloniale, Derrida va pourtant créer le concept « monolinguisme » qui permet de penser les enjeux politiques en relation à la langue dans son pays natal : « C’est en faisant fond sur ce fond qu’opère le monolinguisme imposé par l’autre, ici par une souveraineté d’essence toujours coloniale et qui tend, répressiblement et irrépressiblement, à réduire les langues à l’Un, c’est-à-dire à l’hégémonie de l’homogène. » « En tant que modèle du bien-parler et du bien-écrire, il [le français] représentait la langue du maître (je crois n’avoir d’ailleurs jamais reconnu d’autre souverain dans ma vie). » « Je me sens perdu hors du français. Les autres langues, celles que plus ou moins maladroitement je lis, déchiffre, parle parfois, ce sont des langues que je n’habiterai jamais. » « Je l’avoue, une inavouable, mais intraitable intolérance: je ne supporte ou n’admire, en français du moins, et seulement quant à la langue, que le français pur. » « J’ai été le premier à avoir peur de ma voix » (Derrida, 1996, pp. 68-69, 73 ; 98 ; 78-80).
Le Monolinguisme de l’autre est un livre incontournable de l’œuvre de Derrida pour penser l’ouverture et procéder à l’examen d’émotions difficiles liés à l’existence linguistique. Dans les citations ci-dessus, on peut distinguer d’abord l’expérience du deuil de ce que l’on n’a jamais eu et la peur de ne pas convenir, de ne pas suffire aux yeux de ceux qui idolâtrent l’homogène. De plus, il s’agit d’un de ses livres les plus politiques. Par sa façon de rapprocher les questions d’identité, d’exclusion et de langue, le livre ressemble beaucoup à La Venue à l’écriture de Cixous. Dans cet essai, écrit sur un ton très personnel, elle parle des obstacles structurels difficiles qui l’ont empêchée d’écrire au début de son parcours : « Je n’ai pas de lieu d’où écrire. Aucun lieu légitime, ni terre, ni patrie, ni histoire à moi. » « Je n’ai pas de racines : à quelles sources pourrais-je prendre de quoi nourrir le texte. Effet de diaspora. » « Je n’ai pas de langue légitime. En allemand je chante, en anglais je me déguise, en français je vole, je suis voleuse » (Cixous, 1986, p. 24 ; 29). Mais, dans le même essai, elle écrit aussi, sur un ton plus joyeux, qu’elle a eu la chance d’être la fille de la voix : « Bénédiction : mon écriture est issue de deux langues, au moins. Dans ma langue ce sont les langues ‘étrangères’ qui sont mes sources, mes émois. ‘Étrangères’ : musique en moi de l’ailleurs. Au sein de ma langue, des jeux et migrations de mots » (O, p. 31). Donc, malgré les effets néfastes de diaspora abonde dans cette écriture une profusion langagière qui est toujours plus du côté du multiple que du côté de l’homogène.
Dans les deux ouvrages, Le Monolinguisme de l’autre et La Venue à l’écriture, les questions identitaires et linguistiques dans les champs politique et personnel sont mises en relation par l’exploration des émotions complexes et souvent douloureuses. Toutefois, le cas de Vivre l’orange, qui convoque mêmes enjeux, propose un autre type d’expression, alors que l’écriture exsude la joie, une joie provoquée par la jouissance de la langue et la création d’un rapport de proximité.
Selon Derrida (1996, 129), le monolinguisme de l’autre tend à réduire les langues à l’Un, c’est-à-dire à l’hégémonie de l’homogène. Pour lui, dans l’hégémonie coloniale, le français représentait la langue du maître en tant que modèle du bien-parler et du bien-écrire. Pour nous, la praxis de l’écriture pratiquée dans Vivre l’orange paraît comme une pratique gaie vouée à surmonter cette langue du maître homogénéisante. Le monolingue parle une langue dont Derrida est privé, car elle n’est pas la sienne, le français. Privé de toute langue – car il n’a plus d’autre recours, ni l’arabe, ni le berbère, ni l’hébreu, ni aucune des langues qu’auraient parlé des ancêtres –, le monolingue est en quelque sorte aphasique, et c’est pour cela qu’il est jeté dans la traduction absolue : une traduction sans pôle de référence, sans langue originaire, sans langue de départ. Le destin cruel du monolingue est justement cela : être jeté dans la traduction absolue (O, p. 117).
Chaque personne plurilingue peut s’identifier quelque peu à ce destin tragique du monolingue, lorsqu’elle se trouve face aux limites d’une langue étrangère. La narratrice du Vivre l’orange pourrait aussi être interprétée de cette manière : jetée dans la multitude de ces langues, comme jetée dans une traduction absolue. Mais sa relation avec cette multitude ne semble pourtant pas aussi fatidique, car pour elle l’acte d’écrire-traduire plurilingue est avant tout un processus créatif, positif et transformateur.
Derrida réfléchit aussi à la traduction de la mémoire de ce qui n’a pas eu lieu et à la vérité de ce qui n’a jamais eu lieu (O, p. 118). Être hanté par la négation à ce point ne surprend guère dans le contexte postcolonial. En effet, la majeure différence entre ces deux positions est que l’agonie du monolingue est provoquée par un passé impérialiste et étouffant, tandis que la narratrice du Vivre l’orange veut tracer les lignes pour un avenir bien différent. Le texte arrive à transformer le négatif, les expériences de solitude et d’exclusion en expériences davantage positives de joie et d’appartenance. La découverte de l’écriture de Lispector forme le terrain pour cet espace bien différent, là où s’annonce l’ailleurs à venir.
Malgré ces différences, Cixous et Derrida partagent la conception anti-phallogocentrique du langage et de l’écriture. Comme le met de l’avant Marta Segarra (2019, p. 227) dans son essai sur Derrida, Cixous et l’écriture (féminine), on a souvent associé les praxis d’écriture des deux penseurs au « style postmoderne » à cause de leur usage intensif de signifiants polyvalents. Or, leur langage, apparemment folâtre, ne devrait pas être assimilé uniquement à des jeux de mots, mais plus précisément à une quête très sérieuse de signification et de vérité :
This shared conception of language and writing shows that, for both Derrida and Cixous, who have been associated to postmodern style due to an intensive use of signifiers’ versatility and possibilities, this apparently playful use of language cannot be equated to simple wordplay but, more accurately, to a very serious quest for meaning and truth. (Segarra, 2019, p. 228)
Notre lecture de Vivre l’orange – To live the Orange montre que la praxis de l’écriture dans le livre favorise l’ambivalence sémantique et les jeux de mots plurilingues qui font sauter le sens unique par diverses voies linguistiques, au lieu de reconduire l’unicité et la linéarité du discours. En fait, cette écriture refuse toute signification stable et unitaire en privilégiant l’abondance et la multitude. Au lieu de voir dans ce genre de multiplicité uniquement un jeu, nous l’interprétons comme la création d’une conscience multilingue. Dans l’écriture cixousienne, le principe de l’Un n’est pas remis en question uniquement par l’inventivité linguistique, mais aussi par la position à la fois hétérogène et marginalisée de l’écrivaine elle-même. Nous proposons que c’est grâce au principe du multiple, primordial pour la pensée et l’écriture cixousiennes, que celles-ci rapprochent les féminismes intersectionnels et multiculturels, lesquels abordent leurs enjeux particuliers toujours depuis des points de départs diversifiés. Tous ces courants refusent la raison homogénéisante, réductrice et unifiante qui a toujours été la complice du Maître et du Sujet unitaire, et favorisent, en revanche, la vérité de la multitude de l’existence humaine.
Aura Sevón est doctorante en cotutelle en Études de genre au LEGS (CNRS/UPL Paris 8/Paris Nanterre) et Littérature comparée à l’Université de Turku. Elle prépare une thèse de doctorat trilingue sur l’écriture des femmes plurilingues, multiculturelles et expérimentales. Sa recherche se concentre sur l’œuvre d’Hélène Cixous, Theresa Hak Kyung Cha et Marguerite Duras. Elle est également écrivaine et traductrice littéraire du français vers le finnois qui a traduit, entre autres, des essais de Cixous en finnois.
[1] Toutes les citations de cette œuvre seront indiquées par un « O » suivi du numéro de page. [↑]
[2] Cixous a traité de questions identitaires sérieuses en fonction de l’exclusion socio-culturelle, linguistique et littéraire, spécialement dans son essai La Venue à l’écriture (1976), tandis que dans Vivre l’orange, elle s’intéresse plutôt à la joie et jouissance d’une écriture pluréelle. [↑]
[3] Entre ces champs de traduction différents il existe bien d’autres différences aussi, comme par exemple le fait que dans la traduction littéraire « l’unité de traduction » la plus petite n’est pas considérée être un mot, mais au moins un paragraphe ou un chapitre entier, voire l’ouvrage intégral, ce qui change la conception sur ce que c’est que la traduction de façon plus globale. [↑]