Santa Vanessa Cavallari / Aix-Marseille Université (ED 354, CIELAM-groupe de recherche Transpositions) et Università di Pisa / France, Italie
« Minorities will become majorities if we don’t patrol the borders »
Giannina Braschi, United States of Banana, 2011
Dans le contexte socio-politique latino-américain, la question de la frontière se configure parmi les plus brûlantes et problématiques de l’histoire, surtout en lien au partage d’un espace entre indigènes et colons. Cela est encore plus évident dans la micro-réalité des Caraïbes qui malgré l’unité géographique qui les caractérise, pour leur histoire de terres de conquête sont habités par une différence et une multitude de peuples, de mœurs et de cultures rendant compliqué toute étude de cet espace.
Surtout à cause de sa position stratégique entre l’océan Atlantique et les États-Unis, marquant la voie maritime entre l’Amérique et l’Europe, l’île de Puerto Rico[1] est restée sous différentes dominations étrangères pendant plus que cinq cents ans, ce qui suffit pour comprendre que l’histoire de ce Pays est finalement l’histoire coloniale de ce dernier. Á l’origine habité par la population indigène des Tainos, il fut occupé par les Espagnoles au XVe siècle. Au XVIe siècle, suite au programme de colonisation par le royaume hispanique, les Caraïbes ont commencé à vivre leur histoire dictatoriale. Disputé entre les États-Unis et l’Espagne, à partir de 1895 le territoire a fait l’objet d’un conflit aggravé d’un côté par la révolte cubaine contre le gouvernement colonial espagnol et de l’autre côté par la pression américaine (Zivojinovic, 2001, p. 103). Toutefois, la présence des Espagnols domina au moins jusqu’à la fin du siècle, quand les Anglais avant et les Hollandais après, ont mené leurs missions de colonisation. Ce ne fut qu’en 1898, par le traité de Paris, que la présence espagnole fut complètement bannie et que l’île passa sous la domination étasunienne pendant la guerre hispano-américaine, éclatée lors de l’explosion du bateau Maine à Cuba. Après plusieurs années de contestation de l’appartenance politique de l’île, la résolution finale arriva en 1952 après la période d’industrialisation connue sous le nom de « Operation Bootstrap » (Operación Manos a la Obra) : l’île acquérait le statut de territoire libre associé aux États-Unis, ce qui a rendu la gestion de sa situation politique extrêmement compliquée entre dépendance et indépendance du colonisateur. Dans les années suivantes l’avis de la population portoricaine a été interpellé trois fois (1993, 1996, 1998) concernant le statut politique de l’île, avec la moitié des interpellés se disant favorables à l’indépendance et plus de la moitié favorables à l’intégration aux États-Unis (Le Pioufle, 2019, p. 44), même si dès le dernier plébiscite l’option « aucune des deux » est apparue, ce qui fait pressentir encore de l’incertitude.
Résultat de la double domination vécue par Puerto Rico est la présence constante des deux langues des colonisateurs, l’anglais et l’espagnol, ce qui est ultérieurement accentué si l’on considère que l’île n’a jamais eu l’occasion de consolider son identité culturelle. Par conséquent, la question de la langue maternelle se configure comme particulièrement épineuse pour les Portoricains. Dès 1902 par The Official Languages Act aussi bien l’anglais que l’espagnol furent déclarées comme langues officielles de l’île. Face à cette ambiguïté, virer vers le statut de population bilingue semblerait être une solution plus facilement applicable, même si dans la réalité cela n’est pas totalement vrai : les données (US Census Bureau, 2000) nous montrent que seulement une moindre partie de la population est bilingue et que la connaissance de l’autre langue n’est pas acquise par tout le monde au même niveau. Chez ces populations, fruit aussi des migrations circulaires, l’interférence linguistique est devenue tellement importante qu’elle génère une alternance de langues dans la même phrase, notamment à travers le code-mixing etle code-switching. Le code-switching étant « l’alternance des codes linguistiques au sein du même énoncé » et le code-mixing le mélange de « morphèmes venant de différentes langues au sein du même mot » (Anokhina et Rastier, 2015, p. 35), ces phénomènes peuvent être assez récurrents à l’oral, mais dans leur emploi à l’écrit ils posent des problèmes, notamment pour les lecteurs monolingues. Le fruit de la double présence linguistique est un code-mixing désormais employé plus que chacune des deux langues séparément : le spanglish. La légitimité du spanglish en tant que langue fait toujours l’objet de nombreux débats à l’heure actuelle. L’une des recherches pionnières dans ce domaine fut sûrement celle de Stavans (Stavans, 2003) qui pour la première fois s’est battu pour la légitimation du spanglish contre les attaques qui en faisaient une langue des illettrés. L’intégration d’un dictionnaire spanglish à la fin de son travail de recherche se positionne dans cette volonté de reconnaître cette langue à part entière, même si comme le soulève Celia Zentella (2017, p. 209) sa réflexion ne tient pas compte des études majeures sur la syntaxe spanglish. En particulier, les observations de Celia Zentella se poussent au-delà de la simple légitimation et dénoncent toute forme de coalition contre les bilingues espagnol / anglais, taxés d’être des monolingues ayant dépassé les confins de l’impérialisme unilingue et déformant les langues concernées (Celia Zentella, 2017, p. 212). La position de Stavans, beaucoup plus ancrée sur la lexicographie et la traductologie, vient a être complétée par López García-Molins qui mène une enquête sur la nature linguistique du spanglish en illustrant ses caractéristiques grammaticales et syntaxiques, ainsi que son comportement en termes de variation linguistique, arrivant à la conclusion qu’il ne peut pas être limité à un créole (López García-Molins, 2015). Et pourtant, dans la théorie de López García-Molins, le spanglish ne serait que le fruit d’une transculturation linguistique toute projetée vers l’anglais (López García-Molins, 2015, pp. 27–28) et pour cela les locuteurs seraient obligés de connaître les deux langues pour pouvoir maîtriser le spanglish (López García-Molins, 2015, pp. 83–84). Cette position contraste l’idée du spanglish comme langue à part entière et la considère plutôt comme une variante dialectale de l’espagnol, une vision discutée à maintes reprises par Serra-Alegre et Moreno Guillamón. Ce derniers se sont longtemps engagés pour le rayonnement du spanglish surtout en contraste avec l’hégémonie anglaise du côté linguistique et étasunienne du côté politique (Serra-Alegre et Moreno Guillamón, 2020), de laquelle il est question dans notre étude.
Pour revenir à la question politique, parmi les pays de l’aire caribéenne, Puerto Rico constitue un cas particulier en matière de migration. Avec une première vague migratoire consistante dès les années ‘40, en effet, il a enregistré le taux d’émigration vers les États-Unis le plus élevé d’Amérique entre les années ‘50 et les années ‘70 (Boleda et al., 1995, pp. 38‑39). La migration portoricaine, principalement vers les États-Unis, fut caractérisée par la dispersion des migrants au fil du temps sur l’ensemble du territoire étasunien et pas uniquement dans la ville de New York (Sandis, 1970, p. 26). Pourtant, un phénomène assez curieux que nous pouvons remarquer est le retour de nombreux migrants portoricains à leur terre natale, ce qui d’habitude n’est pas très commun parmi les flux migratoires du XXe siècle. En effet, vers la fin du siècle, les Portoricains avaient émigré prioritairement pour augmenter leurs revenus et une fois leur objectif atteint, ils préférèrent souvent rentrer (Sandis, 1970, p. 37). D’ailleurs, les conditions économiques dans lesquelles versaient les États-Unis dans la dernière décennie du XXe siècle, n’ont sûrement pas favorisé leur permanence ; sans compter que la croissance technologique portoricaine avait attiré à nouveau les natifs. Ainsi, les dynamiques migratoires expérimentées entre Puerto Rico et les destinations des migrants ont créé des flux migratoires qui ne sont pas linéaires et unidirectionnels, comme c’était plutôt le cas en Europe, mais circulaires. Autrement dit, la condition des migrants portoricains peut être assimilée à une « migrance » culturelle et géographique, plus proche de l’idée d’une errance incessante.
Bien évidemment, cela a eu des conséquences non seulement sur la construction identitaire des migrants, mais aussi sur le plan linguistique. Or, il ne faut pas penser qu’une telle modalité de migrer puisse être considérée comme non définitive. Les allers-retours incessants d’une territorialité à l’autre, malgré la proximité des espaces géographiques dans le cas spécifique de Puerto Rico et l’Amérique, brouillent l’identité en la rendant transitoire, trans-culturelle et trans-linguistique (Rodríguez, 2004, p. 8). En effet, contrairement aux tendances nationalistes, l’identité américaine est trop serrée sous la hiérarchie qui voit les États-Unis phagocyter l’Amérique latine. Les réseaux culturels actifs dans le territoire américain impliquent la création de réseaux identitaires qui amortissent la silhouette monolithique proposée et imposée par le modèle étasunien ; en effet, ce n’est pas par hasard que les Latino-américains sont toujours définis métis, Chicanos, Latinos etc. et même la définition de « Iberoamérique » est de difficile convention.
Par tous les aspects que nous avons mis en lumière ci-dessus, nous pouvons bien comprendre que l’identité tout comme la langue portoricaine sont composites, hybrides et frontalières, toujours en rapport avec les États-Unis. Vis-à-vis de cette hybridité surtout linguistique, la création artistique en spanglish paressait une entreprise difficile, jusqu’au moment où récemment une littérature portoricaine, qui fait de l’hybridité frontalière son pilier, a commencé à être publiée surtout par des femmes. L’exemple le plus emblématique est sûrement celui de la littérature de Giannina Braschi (1953–), l’une des premières promotrices de la poïétique spanglish par la publication de son ouvrage Yo-Yo Boing ! (1998).
Née à Puerto Rico dans une famille noble d’origine italienne, Giannina Braschi est une personnalité éclectique dès son plus jeune âge. En jetant un coup d’œil à sa biographie précédant sa carrière d’écrivaine et poétesse, nous avons l’impression qu’elle ait vécu plusieurs vies en une seule : joueuse de tennis de haut niveau, mannequin, enseignante. La complexité de sa personnalité se reflète complètement aussi bien dans son parcours pédagogique que dans la constitution de son profil intellectuel. L’activité principale de Braschi reste toujours l’écriture qui se déploie dans une multiplicité de genres littéraires, de thématiques et de langues. Et pourtant, par le biais de l’écriture Braschi n’a pas manqué de cultiver une curiosité investigatrice qui l’a menée à la maturation d’une réflexion philosophique profonde en communion avec les idéologies politiques de son espace et de son temps.
La richesse des expériences vécues par cette femme n’est pas uniquement le fruit d’une inclination naturelle à la découverte de tout ce qui est autre de soi, mais elle résulte probablement du désir de mouvement incessant qui l’a toujours caractérisée. Malgré ses origines qui constitueront une ancre dans son expérience d’intellectuelle, Braschi n’est pas restée longtemps dans un endroit sans bouger. Après une première expérience universitaire en Europe (Madrid, Rome, Paris, Londres), elle s’est installée à New York à la fin des années ‘70 où elle est restée en menant à terme son doctorat. C’est après cette formation, par les voyages et les études, que Braschi a pu se consacrer entièrement à son activité d’écriture et de journalisme. Si dans un premier temps la production littéraire de l’écrivaine est de nature purement académique avec des recherches, des essais, des articles scientifiques, le vrai esprit poïétique braschien se déploie complètement dans le contexte étasunien et plus précisément nuyoricain[2].
Cet article se propose alors d’explorer la façon dont la production littéraire de Braschi problématise le concept de frontière qui devient chez elle, au nom de tous les Nuyoricains, délimitation et séparation (limes) mais aussi espace poreux habitable (in limine), à la fois lieu de fusion et de friction géopolitique et civilisationnelle. Après avoir passé en revue la manière dont la question de l’hybridité linguistique se déploie dans Yo-Yo Boing !, nous nous pencherons sur la manière dont cette dernière se fait porte-parole du déséquilibre politique avec les États-Unis dans United States of Banana (2011). Ce parcours dans la poétique braschienne sera accompli à la lumière de quelques constants dans ces écrits, tels que la variété et le mélange des genres littéraires, qui sont propres à l’autrice et la présence de protagonistes présentés comme voix nomades et migrantes dans un New York délabré, possédant tous les éléments nous fournissant une image dystopique.
L’héritage culturel des Portoricains ne peut être considéré ni comme métis ni comme syncrétique, il n’est pas simple mélange de cultures dont aucune ne leur appartient. Pour nous référer à la situation culturelle portoricaine nous préférons donc le terme « transculture » (Ortiz, 2002; Welsch, 1999). En effet, ce terme permet de bien représenter la condition de transition permanente entre deux cultures vécue par les Portoricains ; cette condition ne doit pas être vue comme un manque de reconnaissance dans l’une ou l’autre culture, mais comme une situation d’échange constant qui enrichit le peuple les accueillant.
De manière plus concrète, exil et migration sont les deux circonstances dans lesquelles une approche transculturelle peut se développer chez un individu. Le processus de déplacement spatial, soit-il exilique ou migratoire, n’implique jamais un éloignement de l’espace politique et socio-culturel d’origine. Cela dit, exil et migration même quand ils sont définitifs, ne dessinent jamais une trajectoire unidirectionnelle, mais toujours bi, voire pluridirectionnelle entre plusieurs langues, cultures et surtout plusieurs nations – entendu ici en tant qu’union d’État et peuple. La naissance de cette transculture transnationale est absolument à rechercher dans les processus migratoires et est à l’origine surtout du concept moderne de mondialisation. La globalisation n’est que le fruit des transnationalismes et des transcultures qui à partir des migrations et à travers les diverses générations de migrants créent des familles à la culture stratifiée, sédiment d’une société plurielle.
Comme conséquence de cette transculture, les migrants, les exilés et ceux qui vivent dans une réalité postcoloniale, entretiennent également un rapport particulier avec le langage. En effet, ils font l’expérience de l’interférence linguistique et parfois éventuellement du code-switching. D’ailleurs, il est curieux que les chercheurs anglosaxons se réfèrent au phénomène du code-switching avec le terme « translinguisme » (Anokhina, 2016, p. 627) qui s’adapte parfaitement à la condition des écrivains émigrés du XXe siècle. L’idée de translinguisme ne doit pas nous faire penser à une condition d’hésitation entre deux langues-cultures et donc à un manque de prise de position, mais à la spécificité d’un incessant transfert aussi bien spatial que culturel et linguistique. En particulier, c’est le transfert linguistique qui mène à une position et à un positionnement singuliers, à la lisière entre deux langues, sans que l’une puisse prévaloir sur l’autre.
Dans Yo-Yo Boing ![3] le choix d’un amalgame linguistique à l’intérieur d’un seul ouvrage résulte particulièrement significatif, d’autant plus qu’en réalité le co-linguisme se configure même triple. En particulier, l’ouvrage est articulé sans une division en chapitres et comporte trois parties (Close-up, Blow-up, Black-out) dont les deux liminaires sont écrites complètement en espagnol et la partie centrale en spanglish. Par l’expédient du mélange linguistique le but de Braschi dans cet ouvrage est celui d’illustrer l’expérience quotidienne des migrations circulaires portoricaines et de la médiation culturelle dont les migrants latino-américains sont menés à devenir les porte-paroles. En effet, par l’imposition d’un « bilinguisme radical » (Torres Padilla, 2007, p. 86) fruit du changement linguistique constant, le texte met en œuvre la subversion des hiérarchies linguistiques et des rapports de pouvoir, vu que le lecteur monolingue n’est plus celui qui jouit d’une position privilégiée. Le monolinguisme, souvent entraîné par l’emploi d’une langue dominante, ici met les lecteurs dans la condition d’expérimenter ce qu’est l’exclusion que l’on ressent lorsqu’on est linguistiquement et culturellement minoritaires. En fin de compte, nous ne pouvons pas mettre sous cloche le fait que l’imposition d’un bilinguisme radical, telle quelle Braschi l’accomplit, est à plus large échelle une manière de s’auto-imposer et s’auto-affirmer : ceux qui voudront la lire, devront l’accepter telle quelle, ce n’est pas l’écrivaine qui s’adapte aux lecteurs, mais ces derniers qui acceptent son art.
Le bouleversement des logiques du pouvoir, bien entendu, ne reste pas au niveau de la langue dans Yo-Yo Boing ! et cette dernière n’est que le prétexte pour discuter des équilibres du pouvoir sur le plan politique entre Puerto Rico et les États-Unis. Bien évidemment, par la remise en question des facteurs de la langue, nous sommes vite menés à la remise en question de tous les éléments composant l’identité ; en effet, la langue est inévitablement liée à l’identité et elle en constitue une facette.
Comme nous l’avons déjà illustré, l’instance linguistique en Yo-Yo Boing ! fonctionne aussi et surtout d’instance politique. Par l’imposition au lecteur du passage incessant d’une langue à l’autre, l’écrivaine accomplit une action de résistance contre l’hégémonie monolingue de l’espagnol et / ou de l’anglais, ce qui se traduit par une tentative de gommer toute forme d’impérialisme. Néanmoins, il ne faut pas confondre cette révolte avec une non-volonté de trouver une autodéfinition identitaire pour le statut encore colonial de Puerto Rico. Le langage-frontière dont Braschi se fait la porte-parole, face à la condition politique de Puerto Rico, prône pour l’autonomisation de sa spécificité culturelle et politique, qui se situe à juste titre dans la non-prévalence d’aucun des deux pouvoirs. Cela reflète, d’ailleurs, le constant ton d’ambivalence dans l’œuvre. En d’autres termes, par la mise au point d’un langage-frontière l’écrivaine défie la suprématie du monolinguisme ; en effet, ce dernier présuppose une hégémonie qui est similaire au contrôle imposé par une constitution donnée sur une nation donnée.
Déjà dans Yo-Yo Boing ! à maintes reprises la dimension portoricaine culturellement nomade est évoquée : « Como el estado libre asociado. Los puertorriqueños son puntos y comas. No pueden decidirse por el punto o por la coma » (Braschi, 2011a, pp. 214‑215).
Le code-mixing braschien en réalité n’est pas uniquement le produit d’une culture nomade, il n’est pas uniquement le signe des frontières culturelles labiles qui caractérisent Puerto Rico, mais il s’agit d’un outil pour briser la discrimination Nord-Sud entre les deux Amériques ; le bilinguisme se configure donc non pas comme un compromis ou la construction d’une nouvelle union, mais comme destruction de la muraille américaine de la discrimination : « Tenemos que empezar a romper las murallas entre nuestras dos Américas. Y nosotros – tú y yo – tenemos que ser los portavoces, somos bilingües » (Braschi, 2011a, p. 194).
L’opération accomplie par Braschi dans Yo-Yo Boing ! est celle de faire du nomadisme culturel propre au bagage portoricain la garantie pour la survie d’un groupe ethnique contre le nomadisme en flèche étasunien (Glissant, 1990, p. 24). Contrairement aux peuples qui se sont libérés du poids de la colonisation en exploitant le pouvoir de la racine unique, l’intention portoricaine est celle de ressortir en combinaison à ce qui est autre à soi, relationnel, rhizomatique.
La nature de la culture latina est en soi hybride, en effet, les Latinos ne partagent pas tous les mêmes expériences culturelles, linguistiques, économiques et sociales. La grande erreur des Américains a été celle de vouloir conformer sous les mêmes paramètres ce peuple, sous prétexte que la culture latina est homogène (Loustau, 2005, p. 444) : « Because Chicanos don’t have a nation. Wherever I go, I am considered to be the maid of the world » (Braschi, 2011a, p. 195).
La lutte de Puerto Rico pour l’autonomie culturelle contre l’imposition américaine, passe surtout par la défense de la langue espagnole, qu’à partir de la Seconde Guerre mondiale s’était configurée comme langue subalterne par rapport à l’anglais. Cela à Puerto Rico est représenté par l’imposition de l’anglais comme langue de l’éducation. Or, dans United States of Banana la dédicace à Nilita Vientós Gastón, impliquée dans la défense de l’espagnol comme langue d’éducation à Puerto Rico, inscrit tout l’ouvrage de Braschi sous le signe du soutien à cette cause et de l’opposition à la domination linguistique anglaise (Stanchich, 2020, p. 64).
Dans United States of Banana Braschi accomplit son parcours de politisation de l’identité rhizomatique et arrive à l’élaboration d’une poétique de la condition migrante. Comme le titre le met à nu, le mélange de roman et pièce théâtrale raconte la faillite de l’empire étasunien qui se transforme en hégémonie des bananes, libérant ainsi les minorités marginalisées du joug de la domination linguistique, culturelle, politique et économique. L’œuvre s’ouvre sur l’attentat du 11 septembre 2001, ce qui est emblématique d’un événement qui a causé un tournant dans les rapports entre l’Amérique latine et les États-Unis. En effet, si avant ce moment la force du géant étasunien était absolument hégémonique sur l’Amérique latine, avec le changement de la vision que le monde avait sur les États-Unis cette hégémonie commence à faire faillite (Lowry, 2020, p. 101). Dans la première partie la chute de l’empire étasunien, représentée par la destruction du World Trade Center lors de l’attentat du 11 septembre, établit une comparaison entre la peur du terrorisme et la terreur quotidienne de l’insécurité financière face à l’oppression du consumérisme ( « Rio » Riofrio, 2020, p. 33). En réalité, la dénonciation accomplie par Braschi contre le système consumériste et capitaliste met en lumière une dictature américaine qui agit silencieusement. En effet, dans le besoin de travailler de manière acharnée pour pouvoir survivre et en même temps pour subvenir aux besoins de la société capitaliste, « you’re so abused by your boss that you have no time to think about the government. And that’s exactly what the government wants – because the government does to other countries what your boss does to you at work. The government of this country is the boss of other countries » (Braschi, 2011b, p. 28).
La puissance étasunienne à la lumière de ces dénonciations se présente comme un bourreau déguisé en liberté ; sous l’égide d’une nation qui promette de faire rêver, les êtres humains restent emprisonnés sous la jupe de Lady Liberty et encore plus les immigrés comme les Portoricains, séduits par le rêve américain et puis trahis et abandonnés dans la prison d’Ellis Island. En effet, l’œuvre tourne autour de la tentative de libérer de la prison sous Lady Liberty le personnage Segismundo qui représente Puerto Rico et devient métaphore du rapport colonial qu’il entretient avec les États-Unis :
The people want to liberate him. Especially his own people – immigrants and prisoners from around the world. So, in order to prevent the coming insurrection, a voting system is created to give the people the impression that Segismundo’s destiny is in their hands. They are given three options : Wishy, Wishy-Washy, Washy. If they vote for Wishy – Segismundo will be liberated from the dungeon. If they vote for Wishy-Washy, the status quo will prevail. If they vote for Washy, he will be sentenced to death. (Braschi, 2011b, p. 7)
Les trois options évoquées ci-dessus indiquent respectivement le possible destin de Puerto Rico qui, comme proposé lors des plébiscites sur l’île, oscille entre l’indépendance (Wishy), l’état libre associé (Wishy-Washy) et la dépendance avec annexion aux États-Unis (Washy). Dans l’optique présentée par Braschi la société actuelle telle qu’elle se présente aux États-Unis est une continuation du colonialisme par des dynamiques différentes ; ainsi le postcolonialisme s’est configuré en relation à la colonisation comme conséquence de la faillite de l’impérialisme pur et, à la lumière de la globalisation, il pose de nouveaux défis. Pour cette raison, une réponse en clé décoloniale est nécessaire non seulement politiquement, mais aussi et surtout du point de vue anthropologique. Ce n’est qu’en laissant la perméabilité des frontières agir dans son flux naturel que les équilibres sociaux peuvent être bouleversés et que « Minorities will become majorities » (Braschi, 2011b, p. 39).
Bien évidemment, de la part de l’Américain, tout élément de diversité peut devenir facilement prétexte de discrimination, y compris la langue. Associée à une prononciation imparfaite ou à un accent, cette dernière devient une marque inévitable qui trahit la présence d’une langue maternelle autre que l’anglais : « It was because of your accent. They discriminate against Hispanics. » (Braschi, 2011a, p. 131). Le brassage des frontières géographiques, pourtant, ne peut être possible qu’avec le dépassement et l’apprivoisement des frontières entre les langues, comme Braschi le fait dire à Hamlet dans United States of Banana : « I never thought lands belonged to languages. That a tongue controls a land, imposing its sovereignty » (Braschi, 2011b, p. 42). Cela implique non seulement que le monolinguisme ne peut pas être imposé en raison d’une unité politico-géographique, mais surtout que la langue n’est pas autorisée à devenir un outil pour exercer la souveraineté.
Aux Caraïbes et à Puerto Rico la question de la frontière est épineuse non seulement en ce qui concerne la diaspora culturelle, politique et linguistique qui caractérise ces aires géographiques, mais également et de manière particulière en relation avec les enjeux du féminisme latino-américain. Sans pouvoir nous pencher dans les traits distinctifs du féminisme latino-américain dans le contexte de cet article, il nous suffira de préciser qu’en Amérique latine les premières formes de féminisme ont apparu à partir de la fin des années ’70, avec une diffusion générale dans tous les pays aux années ’80. Même si au début il s’agissait de se battre pour des propos qui étaient communs, au fil du temps les différents pays ont développé des formes de féminisme hétérogènes et ayant des spécificités régionales. Le féminisme chicano est beaucoup plus pragmatique et matérialiste que les féminismes précédents, au sens où il ne nourrit pas beaucoup de théories et réflexions philosophiques, mais il est plus voué à la reconnaissance de droit et meilleures conditions pour les femmes dans le concret de la société. En général, nous pouvons affirmer que même si les résolutions du féminisme « blanc » et chicano sont essentiellement de la même nature, la perspective qu’elles adoptent est complètement différente. Pour le dire autrement, le féminisme blanc–pour ainsi dire celui des classiques deux premières vagues–prônait pour un droit d’indépendance sur le corps féminin au travers du contrôle des naissances et de la possibilité de pratiquer l’avortement. Au contraire, les femmes chicanas aux années ’60 revendiquaient le pouvoir de décision sur leur propre corps contre la stérilisation et le contrôle des naissances forcé et imposé par l’état (Hurtado, 1998, p. 139). La particularité la plus évidente des mouvements féministes caribéens est leur proximité aux mouvements nationalistes. Mieux dit, dans le contexte caribéen le nationalisme et le féminisme se fondent en un seul mouvement réclamateur visant à décoloniser tout colon, soit-il historique ou social. Et en effet, notamment dans le cas spécifique de Puerto Rico les femmes ont eu la possibilité de recouvrir des positions privilégiées dans les organisations s’occupant de la lutte nationaliste. Or, à ce propos il est nécessaire de préciser que dans quelques cas, notamment celui de Puerto Rico, nationalisme et combat pour l’indépendance ne coïncident pas forcément : les nationalistes sont presque toujours indépendantistes, mais le contraire n’est pas toujours vrai (Le Pioufle, 2019, p. 27). En outre, dans le contexte portoricain, l’intersectionnalité et le transculturel dont s’empare le féminisme à partir de sa « troisième vague » (Bergès, et al., 2017 ; Schaal, 2012) sont intrinsèques au scénario latino-américain greffant la ligne de démarcation hommes / femmes sur les confins blanc / noir, ou mieux chicano / anglosaxon. De ce fait, la société latino-américaine ne peut pas s’abstenir de faire face à son identité triangulaire espagnole, américaine, indigène, donc blanche et noire. C’est évidemment pour ces raisons que le féminisme latino-américain naît lui-même intersectionnel beaucoup plus que tous les autres féminismes.
C’est d’ailleurs en raison de cette intersectionnalité que dans ce cas nous ne pouvons plus parler d’un féminisme postcolonial, mais plutôt décolonial, faisant donc référence à une dimension qui se situe entre la fin du colonialisme des grandes dominations européennes et le début de la nouvelle colonisation de la globalisation à l’ère néolibérale-capitaliste (Soriano, 2020, p. 150). Au demeurant, la subtile mais importante différence entre féminisme du postcolonialisme et du décolonialisme fait que les militants du deuxième féminisme, ayant comme mère patrie prioritairement l’Amérique latine, refusent la notion de « troisième vague » pour souci d’anticonformisme (Soriano, 2020, p. 152). Et pourtant, féminisme postcolonial et décolonial ont en commun le projet de contraster l’avancée de l’androcentrisme dans toutes ces formes, y compris celles où l’andros en question est le mâle.
Dans Yo-Yo Boing ! le langage est source de malaise aussi bien pour les locuteurs de la narration que pour le lecteur et il est fortement politisé, dans la même mesure que les questions de genre. Nous ne pouvons pas manquer de remarquer que le langage tel qu’il est utilisé par Braschi se configure comme particulièrement proche des idées des sexualités queers pour un degré très élevé d’intelligibilité (Jones, 2020, p. 284). Dans la polyphonie qui investit l’ouvrage Yo-Yo Boing !, la fragmentation des identités protagonistes est véhiculée non seulement par une confusion de voix auxquelles il est souvent difficile d’attribuer des généralités, mais surtout par le fait que souvent on n’arrive pas à déterminer le genre sexuel du locuteur, ou plus précisément, le genre sexuel qu’il utilise pour se référer à lui change au cours de l’énonciation. De cette manière, les frontières de délimitation du signifiant deviennent de plus en plus floues.
En outre, la réflexion sur une sorte de « relativisme sexuel » est menée tout le long des monologues de la protagoniste par des éléments qui montrent une attraction vers le même sexe. Tout d’abord, le plaisir produit par son propre corps et surtout par les atouts du corps féminin (les règles, les seins, les fesses, le vagin) dévoile une sensibilité lesbienne qui reste quand même à moitié cachée dans l’ouvrage.
Cette multiplicité des genres sexuels changeants en réalité est un fil rouge qui traverse toute la production littéraire de Braschi et devient le porte-parole pour une revendication à plus large échelle sur le genre et sur les théories modernes qui le mettent en discussion, telles que le féminisme, les théories queers et transgenres. Cela ne fait que participer de la désagrégation de l’identité telle qu’elle est thématisée dans l’ouvrage de Braschi et ainsi même les genres sexuels participent de cette déconstruction, comme souligné dans United States of Banana :
She [the Statue of Liberty] is a mixture of races and genders. But genders like genres are melting like seasons. The borders are no longer effective in underlining distinctions. […] How thick are the walls between cultures. (Braschi, 2011b, p. 121)
Ici, le concept de liberté associé à un mélange de genres sexuels est très significatif et constitue l’énième brassage des frontières. Cela signifie que le concept de « femme » n’est plus homogénéisé, mais doit s’adapter et englober à son intérieur tout ce qui n’est pas « femme » stricto sensu :
Onlooker : This will be the wedding of the century.
Onlooker : It will unite South America and North America.
Hamlet : What a queer idea. (Braschi, 2011b, p. 145)
Ici pour la première fois Braschi évoque le concept d’hybridité en se servant du terme « queer », ce qui rapproche sa conception des frontières linguistiques et culturelles à une logique qui sort de tout paradigme de classification. En particulier, l’hybridité culturelle portoricaine ne se configure pas comme moyen terme qui résout les contradictions entre deux cultures – américaine et caribéenne en l’occurrence, mais comme tournant culturel qui pose le sujet discriminé dans la position d’opérateur d’un relativisme culturel. Ici, le mariage des deux Amériques ne symbolise pas une union syncrétique, mais relève plutôt d’une singularité et il vise au respect réciproque des spécificités de chaque culture.
En outre, par l’évocation des idéologies queers Braschi fait allusion à une décolonisation de toute limite typologique entre les genres et en particulier vis-à-vis du genre féminin. Les approches intersectionnelles desquelles le féminisme s’empare en Amérique latine, se conjuguent à ce moment avec les mouvements trans pour se concrétiser dans un combat en faveur des minorités sexuelles et de genre. Autrement dit, la proteste contre toutes les formes d’oppression sexuelle, qui avait commencé à gagner du terrain vis-à-vis des discriminations homophobes ressorties entre autres lors de la Seconde Guerre mondiale, s’allie au discours politique du féminisme tel qu’il s’était configuré dès le siècle des Lumières et au-delà pour l’affirmation d’un transféminisme dont Braschi se fait porte-parole par sa littérature.
À la fin de Yo-Yo Boing ! Giannina Braschi affirme son intention d’enterrer le XXe siècle pour regarder à l’avenir du XXIe siècle, et en effet, United States of Banana s’ouvre sur la fin du millénaire emblématiquement clôturée sur la faillite de l’empire. En particulier, parmi les nombreuses figures dont l’écrivaine observe la mort pendant la destruction du World Trade Center lors de l’attentat du 1 septembre 2001, elle décide de se pencher sur la mort du businessman, emblème de celui qui a consacré toute sa vie à l’accumulation, obsédé par l’idée de devoir gagner de plus en plus d’argent : le businessman se retrouve donc victime du système capitaliste-consumériste, sa mort étant provoquée par une société pilotée par le marché, dans un monde où la banque est devenue lieu sacré et l’économie sa religion (Braschi, 2011b, p. 5) :
The marketers keep inventing desires, necessities for you and for me. I need this. I need that. I need. I need. It’s the need of a smoking fit. If you don’t smoke that cigarette now, you’ll die – when in reality you die because you succumb to the rage and rattle of the needy greed that keeps you busy needing more and more things. Is this the American Dream – the greedy need. […] This is the Chinese torture. (Braschi, 2011b, p. 21)
Ici non seulement Braschi nous met devant la réalité de l’avidité du consumérisme et détruit la fascination du rêve américain, mais elle dénonce le fait qu’au nom du dieu de la richesse les États-Unis sont en train de couper les jambes à la liberté de ses immigrants (Braschi, 2011b, p. 18). En d’autres termes, dans la recherche acharnée de main-d’œuvre à bon marché, la liberté des pays colonisés et des immigrants venant de ces pays est complètement sacrifiée, mais comme dans un cercle vicieux, en même temps, ces gens n’ont pas le choix : pour survivre dans la société consumériste il faut avoir le pouvoir d’acheter, ce qui uniquement le travail peut garantir (Braschi, 2011b, p. 28). Encore une fois pour fuir cette subalternité le colonisé n’a qu’une seule option :
There are two movements in the history of colonization: invasion and immigration. Emigration is a reaction to the invasion of a nation. […] The colonizer organizes the invasion but doesn’t prepare for the counter-invasion. The colonized moves from the land of the invaded to the land of his invader. […] Now, he is two. He speaks the language of the invader and the language of the invaded. His experience is bilingual. It is very hard to be two – and two who are in love – but their love doesn’t match – it doesn’t fit – it has larger legs than a giant – and a very short neck – or it could be an abomination – like the Royal Academy of Spain has declared Spanglish – but it is the language of the new man. […] The new man is a messenger. He is a mixture of races and culture. (Braschi, 2011b, p. 45).
L’histoire de la colonisation a toujours été linéaire pour la simple raison que le colonisé n’a jamais parcouru le chemin inverse, il n’a jamais déconstruit la trajectoire du colonisateur en le colonisant par l’immigration et en lui imposant une relation amoureuse avec lui. Cela serait possible en l’obligeant à l’acceptation pacifique de la coexistence dans son pays, à défaut de laquelle il sera menacé d’une colonisation à l’envers, une post-colonisation. Ici, le « post » dont il est question n’est pas purement chronologique ni relatif à la déconstruction (décolonialisme), mais un retour à la condition précédente à ce que le colonialisme devienne le paradigme dominant. Ainsi, l’être post-colonial est celui dont l’identité est parvenue à se libérer de la dépendance à une seule culture et faire de l’autre, du rhizomatique, de l’hybride, le moyen d’expression de son ethos :
You call that Multiculturalism. They obliviated the Indians. And they continue to do so in the name of Big Mac. Eighty, ninety languages a day. Poof. Gone. […] American soccer players on the Brazilian team. French players on the British team. They sell themselves to the highest bidder. Is that diversity ? No, now all the teams are the same ! (Braschi, 2011b, p. 135)
À la lumière de ce que nous avons affirmé à propos de la dénonciation de la globalisation chez Braschi, le concept de multiculturalisme pourrait résulter homologuant dans sa vision ; pourtant le multiculturalisme n’est pas mélange qui gomme toute spécificité. L’influence de la mondialisation, ainsi que l’obsession économique produite par le capitalisme et le consumérisme entraînent une homologation des diversités culturelles uniquement au nom de l’enrichissement, qui comme montré ci-dessous, finalement n’est qu’illusoire dans le rêve américain :
What about the GAP adds, featuring Asian, African, Gay models. It’s not an African in African garb. It’s just an African model. It’s all GAP. That’s what is killing Europe. Unification in the name of marketing. To think all the great diversity of cheese in France is gone, long gone. […] The unification kills diversity of flavors, and languages, just like McDonalds is cutting down the rain forests in Brazil for the sake of raising hamburger meat – fifty, eighty indigenous languages a day drop off the face of the earth. (Braschi, 2011b, pp. 133–134)
Or, il est incontournable de bien se pencher sur le fait que la globalisation et la multiculturalité qui en dérive n’est pas synonyme de transculturation. Chez Braschi, l’interculturel est culturel (Stanchich, 2020, p. 67). Toutefois, la condition politique dans laquelle Puerto Rico verse n’est que le résultat de cette vision prônée par la mondialisation, au nom d’une conformation aux paradigmes de succès culturel et économique, comme ceux vantés par le rêve américain : « Giannina : Wishy-Washy – keeping things in an eternal immobility – always leaving the issue for later – af if it had to be kept secret – the secret of my independence from the U.S. of B. » (Braschi, 2011b, p. 105). La décision de créer un état libre associé aux États-Unis ne constitue qu’une manière d’éviter tout dépassement des frontières avec sa conséquente possible suppression ou, plus précisément, d’éviter toute résolution qui puisse permettre un apprivoisement de cette dernière.
Or, telle qu’elle est discutée par Braschi et qui fait partie de l’héritage culturel de quelques aires géographiques comme les Caraïbes, la politique linguistique de l’in-between n’est pas bilingue mais translingue ; dans ce sens elle nous offre la possibilité d’une idéologie post-nationale (Puri, 2004) et post-conflictuelle : la porosité linguistique de la transculture fait que le monolinguisme résulte dépassé et que le translinguisme se configure plutôt en tant que post-monolinguisme. Nous ne discutons pas ici cette notion, car cela nécessite une analyse approfondie de la valeur et de l’emploi de la langue dans l’écriture braschienne que nous préférons aborder ailleurs. En outre, le bouleversement des concepts de langue maternelle, langue native et langue première occupe une place importante dans ses écrits, ce qui ne pourrait pas faire l’objet d’une réflexion approfondie dans le cadre de cet article (Derrida, 1996 ; Yildiz, 2014).
Comme nous l’avons déjà illustré, nombreux sont les éléments à l’intérieur de la littérature braschienne qui transmettent l’idée d’ambivalence et qui font de cette dernière leur centre de réflexion. Nous nous occuperons donc d’illustrer de manière plus détaillée la signification et la valeur attribuée par Braschi à cette poétique de l’ambivalence.
Comme l’illustre Bhabha (Bhabha, 1994), l’opération accomplie par tout colonisateur se base sur le refus et l’ignorance de la condition culturellement différenciée du monde, et cela par peur qu’appréhender l’Autre puisse le mener dans une zone dangereuse remettant en question son identité. En d’autres termes, la différence forme et déforme l’image de l’identité ; la confrontation avec l’Autre implique inévitablement une reconnaissance des différences, faisant ressortir la paranoïa de l’identification (Bhabha, 1991, pp. 61–62).
À la rencontre des paradigmes dominants des deux cultures, celle du colonisateur et celle du colonisé, il est inévitable d’assister à la production d’une ambivalence, d’une hybridation. Du côté du colonisé la résistance à la colonisation ne se configure pas forcément comme un acte d’opposition à la culture étrangère, mais comme l’effet, sur les paradigmes culturels dominants, de l’ambivalence créée par la rencontre des cultures. Les paradigmes culturels dominants sont justement l’élément qui permet de souligner les signes de la différence culturelle et de faire de cette dernière la base pour le pouvoir colonial. Or, l’exercice de l’autorité coloniale exige la production et la mise en relief des différences ; ce n’est qu’au nom de ces dernières que tout acte discriminatoire peut avoir lieu. En effet, l’imposition d’un paradigme unique de référence à la race, à la culture et à la nation est essentielle pour la préservation de l’autorité et c’est l’accentuation de cette imposition de paradigme unique qui permet la discrimination.
La discrimination est un processus de scission, tout comme la condition de subjection qui en dérive. Et pourtant, ce qui est discriminé ne fait pas l’objet d’une répression, mais il se répète et essaie de s’affirmer sous une autre forme, une mutation, un hybride. Lorsque les premiers indices d’hybridation se manifestent, comme effet de la discrimination, c’est le signe que le pouvoir colonial parvient à exercer son autorité ; en effet l’hybridité est la marque d’affirmation de l’autorité coloniale par la discrimination exercée sur plusieurs plans (Bhabha, 1994, p. 112). Bhabha définit la production d’identités discriminatoires permettant d’assurer une identité d’autorité unique et pure comme un processus de domination par désaveu : « The process of domination through disavowal (that is, the production of discriminatory identities that secure the ‘pure’ and original identity of authority) ». (Bhabha, 1994, p. 112). Néanmoins, cette hybridation du discriminé, essayant de pénétrer dans le discriminateur pour survivre perturbe la visibilité de la présence coloniale et rend la reconnaissance de son autorité problématique (Bhabha, 1994, p. 111).
Or, si cette discrimination est nécessaire, lorsqu’elle fait proliférer de plus en plus les différences, elles atteignent un tel niveau d’hybridité qui échappe à la surveillance de l’autorité coloniale. En effet, dans l’époque moderne, les dynamiques du colonialisme ont atteint un point où face à l’hybridité le simple exercice du pouvoir ne suffit plus. C’est au moment où l’effet du pouvoir colonial se configure comme production d’hybridité, et non plus comme imposition ou répression des différences, qu’on assiste à un changement de perspective. Face à la nouvelle ambivalence résultant de l’autorité, se basant sur l’hybridité et pour cela capable d’être subvertie, la position du colonisateur perd son pouvoir :
Hybridity is a problematic of colonial representation and individuation that reverses the effects of the colonialist disavowal, so that other ‘denied’ knowledges enter upon the dominant discourse and estrange the basis of its authority–its rules of recognition. Hybridity reverses the formal process of disavowal so that the violent dislocation of the act of colonization becomes the conditionality of colonial discourse. (Bhabha, 1994, p. 114)
Dans le cas spécifique portoricain, cela signifie aux égards des États-Unis que l’hybridité est le signe de la présence d’un pouvoir colonial déjoué, l’hybridité est le lieu-culture où l’on accomplit le bouleversement stratégique du processus de domination par la suppression des identités discriminatoires qui en résultent. Pour une culture nomade comme celle portoricaine, l’hybridité se configure comme seul « espace paratopique » habitable et dans ce cas le décentrement des marges devient le seul centre ou point de repère possible (Delgado, 2004, p. 39). En faisant l’expérience de la transculture et du translinguisme l’identité portoricaine aurait donc accompli une transpersonnalisation, elle est le fruit d’un flux fluide, se présentant comme objet plus polyédrique que poli. C’est alors dans cette optique que toute tentative de colonisation n’est pas efficace, car on ne peut pas rompre ce qui n’est pas solide, on ne peut pas partager ce qui fait l’objet d’un continuum :
Segismundo : […] With you policy of divide and conquer you [the U.S.] can no longer conquer what you divided. In fact, you never conquered what you divided. If you had conquered it – it would still be with you – but you never conquered it – what you did was divide it. And the divisions of races – of religions – of sects – between people who have more in common with themselves than with you – are coming back to haunt you – they are the dead bodies that you carry on your back. (Braschi, 2011b, 177).
Tous ces aspects, par moyen de l’écriture telle que Braschi l’utilise, font de la culture portoricaine la porte-parole d’un canon de liquidité qui en souligne la modernité. Comme l’affirme Bauman (Bauman, 2000, p. 28) être moderne signifie être incapable de s’arrêter et encore moins de rester immobile, ce qui est l’emblème du nomadisme culturel propre aux Portoricains ; être moderne signifie dépasser perpétuellement soi-même, s’engager sans cesse dans un projet d’identité inaccompli et donc en pérenne construction. On en revient donc à l’idée du sujet nomade qui est tel non pas simplement car il bouge, mais surtout car il est subversif : le sujet nomade, et plus précisément le sujet nomade portoricain, a choisi la voie de la subversion résistant ainsi à la tendance commune de s’établir dans les normes codifiées par la société – voire la globalisation, et surtout d’accepter passivement l’hégémonie – voire la colonisation (Osborne, 2010 : 36).
I want to misplace myself. (Braschi, 2011b, p. 39)
Because Chicanos don’t have a nation. Wherever I go, I am considered to be the maid of the world. (Braschi, 2011a : 195)
À travers cet aperçu dans la littérature de lisière de Braschi, nombreux sont les éléments qui véhiculent une représentation emblématique et problématique de la frontière et de son dépassement. Plus précisément, le mélange linguistique et le dialogisme sont utilisés comme expédients artistiques pour véhiculer les représentations de la frontière géopolitique et identitaire. Ces expédients se conjuguent dans la production littéraire braschienne avec l’hybridité de genres textuels par des œuvres dans lesquelles nous pouvons retrouver des traces de poésie, de prose et de texte théâtral ou encore des citations d’auteurs, des paroles de chansons comme dans le cas de United States of Banana. Tous ces expédients contribuent à un positionnement vis-à-vis de la frontière qui n’est ni celui du dépassement ni celui du reculement ; dans la société contemporaine parsemée de frontières ces dernières doivent être apprivoisées sans que cela mène à un aplatissement des différences ou devienne source de discrimination, même lorsque ces dernières dévoilent les multiples facettes de l’identité humaine.
Àce propos,le mélange de genres textuels et des registres, plus largement, est le reflet d’une remise en question du concept d’identité aussi bien personnelle que collective et culturelle ; il représenterait les différentes transformations du sujet (Gameza, 2015, p. 22). Ainsi, nous avons illustré que dans un milieu comme celui portoricain, dont la complexité des dynamiques affecte la personnalité de chaque citoyen, la frontière joue forcément un rôle dans la quête identitaire, ce qui est représenté bien évidemment par le translinguisme.
En outre, par son engagement à la fois politique et littéraire, Giannina Braschi nous montre que même s’il est possible de faire de l’art sans une nation – ses écrits en sont la preuve -, il ne serait jamais possible de faire de l’art de qualité : le sujet sans nation ne peut pas parler selon Braschi, le je sans nation ne peut pas exister poétiquement (Rivera Monclova, 2010, p. 142) et c’est pour ces raisons que l’encadrement de ses œuvres à l’intérieur d’un genre est particulièrement difficile. L’intention de l’écrivaine est celle de transmettre l’idée d’un lieu littéraire et énonciatif labile, fragile, qui peut être atteint quand même par la capacité d’apprivoiser les espaces trans : linguistique, frontalier, culturel.
Dans la littérature de Braschi et plus amplement dans la littérature féminine portoricaine de l’époque contemporaine, la frontière ne se configure plus comme démarcation mais plutôt comme système de vases communicants : elle ne délimite plus par sa solidité uniquement deux espaces impénétrables et imperméables à toute tentative de franchissement, mais elle est spongieuse, capable d’absorber toute la liquidité des dynamiques (post)modernes. Débat sur les genres, colonialisme et remise en question du concept de liberté ne sont que l’évidence des connotations sociales et anthropologiques dont les lisières se font les porte-paroles. Ductiles à tout mouvement, souple aux échanges bidirectionnels mais non biunivoques de notre temps, comme nous le montre Braschi, les frontières sont à la fois limes en tant que limites et limen, seuil d’accès et d’échange avec les autres cultures et identités pour mieux limiter la sienne.
[1] Nous avons choisi de garder le toponyme en espagnol pour préserver le lien avec la langue espagnole que les Portoricains considèrent comme l’héritage le plus important de leur patrimoine culturel. [↑]
[2] Le terme « nuyorican » ou « newyorican » est composé de « New York » et « Puerto Rican » et est utilisé pour désigner une personne d’origine portoricaine, née et grandie pendant une partie de sa vie à Puerto Rico mais qui a émigré et qui vit aux alentours de New York. [↑]
[3] Le titre évoque à la fois le concept d’identité et celui du jouet bougé par des fils. Le yo – je en espagnol – ne serait qu’un objet oscillant dont le mouvement dépend des mains de quelqu’un d’autre. [↑]
Santa Vanessa Cavallari est doctorante en littérature comparée à l’Université d’Aix-Marseille, en cotutelle avec l’Université de Pise. Issue d’une formation en traduction littéraire, elle prépare une thèse sur auto-traduction et translinguisme chez les écrivaines migrantes et dissidentes du XXe siècle. Son corpus de recherche pentalingue explore les frontières dans le genre sexuel et textuel. Ses recherches tournent autour des théories féministes, du transhumanisme, l’intersectionnalité, la migration en Europe et dans l’aire caribéenne. Elle est co-responsable du collectif jeunes chercheurs Frontières, membre du comité de rédaction des revues doctorales « Les Chantiers de la Création » et « Traits d’Union ».