Mourad Loudiyi / Centre Régional des Métiers de l’Éducation et de la Formation / Maroc
La représentation de la frontière dans Rêves de femmes : une enfance au harem de Fatima Mernissi fait apparaître un espace de délimitation répressive instauré par la nécessité de maintenir une emprise patriarcale, apostasiée par le manque constant d’identités transgressives. L’œuvre littéraire choisie révèle l’exacerbation des phénomènes postcoloniaux dans les espaces du harem comme frontière infranchissable (hybridité, hétérogénéité, altérité, transgénéricité, transculturalité…) ; elle met en scène des lieux multicentriques qui accentuent la décomposition des identités et altèrent l’idée d’intégration personnelle. Y sont rapportés des récits testimoniaux dénotant une r-évolution douce et des stratagèmes de sédition face à l’imposition d’un régime hégémonique. L’écrivaine se porte alors comme le héraut de ses congénères cantonnées dans différentes frontières en faisant émerger un imaginaire social excentrique interrogeant la politique, l’histoire et la culture marocaines. Placés dans un entre-deux, à la fois inter- et extra-spatial, leurs traits identitaire et culturel suffisamment prononcés sont l’élément incontournable de ce roman, et en sont le cas d’espèce du genre.
Indispensable à l’étude du récit dans ce récit, la notion de « Frontière » engendre ipso facto chez les héroïnes mernissiennes claustrées des réactions transgressives dans une société où le traditionalisme a la mainmise sur tous les aspects de la vie quotidienne. Les influences d’une culture ancestrale et d’une société conformiste et en proie à de multiples faits socioculturels forment ainsi la matière diégétique de ce roman plein de détours narratifs et discursifs. Dans ce récit, il s’agit d’une déambulation guidée dans l’enfance de la narratrice où souvenirs et paroles remontent à la mémoire pour aller au-delà des frontières établies par un système patriarcal. Le point de vue focal est ici plus clairement celui d’une jeune héroïne (la narratrice) témoignant de la vie des femmes à l’intérieur d’un harem domestique en pleine métamorphose. Son paysage intérieur est sujet à des bouleversements, selon une géographie devenue problématique. Ses contours et ses murailles intraversables, érigés comme des frontières, sont battus en brèche et quelques limites paraissent précaires alors même que la famille, véritable caution de leur pérennité, craint leur effraction. Sont évoqués ses souvenirs d’enfance pour décrire les conditions des femmes vivant dans un monde clos, protégé et exclusif où les frontières sont claires. En effet, parler du récit mernissien, c’est en quelque sorte parler de la révélation d’une organisation au sein d’un espace délimité par des frontières bien établies par le patriarcat. Ce sont des frontières matérielles, mais aussi abstraites, spirituelles et morales. C’est la traduction symbolique et les différentes significations socio-culturelles que nous comptons mettre exergue à travers cette recherche (Le Joliff, 2019).
Ainsi, le texte de Rêves de femmes doit donner un point de vue original sur la frontière, à partir duquel nous pouvons penser son appartenance à l’ordre symbolique et non partir de l’idée de cette appartenance pour la vérifier dans la littérature. C’est à un parcours de certains de ces nœuds, auquel nous invitons notre lecteur, passant par certains de ces endroits où peut se réfléchir l’objet qui nous occupe ici, à savoir : la frontière. Quel est donc le sens de la frontière ? Comment est-elle pensée à partir du récit mernissien ? Comment ce récit est-il pensé à partir de la frontière ? Nous entendons donner à cet examen d’éléments de l’intraréfenrentialité, puisés du corpus retenu, une tournure réflexive, en ce sens qu’il engage l’interrogation subjective individuelle dans un dialogue avec d’autres œuvres de Fatima Mernissi, suivant la perspective intertexualiste, d’abord, avec un contexte socioculturel et idéologique ensuite, et plus largement avec un horizon sociohistorique dont il s’agit en fait de prendre la mesure à travers l’objet étudié en question. L’objectif poursuivi est de montrer que la réponse aux interrogations de départ engage la formulation d’une position sociologique, culturelle et identitaire qui ne peut se contenter d’être seulement symbolique et imaginaire. L’enjeu est tout simplement la mise en forme d’une expression littéraire qui sache reconnaître les diverses dimensions du dialogue qu’elle entretient avec son époque, si tant est que cela fasse aussi partie de l’entreprise de la culture au contact d’autres formes culturelles étrangères. En bref, l’enjeu est de revenir, au terme de l’analyse, à la possibilité de synthèse sur laquelle devrait déboucher toute interrogation profonde sur la frontière, lorsqu’elle saisit le caractère véritablement dialogique de la culture, de l’Histoire, de la société et de leurs caractères réellement dialectiques de leurs fondements symboliques. Nous interrogeons les diverses formes de la frontière, topos riche et conflictuel dans un harem aux structures spatiales inextensibles :
La perspective de la notion de frontière, conçue comme un argument diégétique (Aubès et Olivier, 2019) dans ce récit d’enfance, révèle l’interaction entre l’espace, qu’il soit clos ou ouvert, et l’existence féminine, et la manière dont la frontière est représentée par cette interaction. Elle est associée à la contrevenance envers le tabou dans une société conservatrice des années quarante. La condition de vie de l’auteure comme celle de ses héroïnes est régie par des coutumes et des valeurs morales, reconnues par la religion et l’inconscient collectif des frontières infranchissables. Tout l’enjeu de l’écriture mernissienne est à inscrire dans cette détermination de revisiter ce système de valeurs pour franchir ces « hudud ». Répété et expliqué douze fois à la troisième page du récit, puis réapparu à plusieurs reprises tout au long du récit, le concept de « hudud » (Frontières) est fortement lié à cette écriture-dévoilement qui cherche à rendre publiques des pensées censées être intimes. Selon la conception de l’Islam, les « hudud » font montre d’un principe originel fondateur et de la condition sine qua non à l’ordre du harem et de la société marocaine. Dans ce roman, outre cette vision religieuse, ils désignent la dimension spatiale et géographique. Ils sont le lieu où sont exacerbés des processus politiques, économiques et sociaux (Amilhat-Szary, 2015).
De prime abord, la notion de « hudud » témoigne de la limite spatiale de l’exercice de la souveraineté marocaine sous l’occupation étrangère (Foucher, 1991, p. 38). Elle est introduite en filigrane comme résultat du partage spatial du Maroc par les deux anciennes puissances colonialesfrançaise et espagnole : « Les Français et les Espagnols se sont pratiquement étripés sur notre sol. Puis, comme ils n’ont pas réussi à s’exterminer mutuellement, ils ont décidé de couper le Maroc en deux » (Mernissi, 1996, p. 6).Par l’évocation de cet épisode qui documente la résistance des Marocains face aux Français, l’auteure établit un parallèle avec l’arbitraire des relations hiérarchiques entre colonisés/colonisateurs, femmes/hommes et adultes/enfants. Au centre de tout cet ensemble du processus colonial se trouve l’enjeu arbitraire de la frontière : « La frontière est une ligne imaginaire dans la tête des guerriers » (Mernissi, 1996, p. 7). Le système colonial se sert de la frontière comme outil, pour distinguer le colonisé et son territoire. Cette démarcation constitue en soi une violence dans la mesure où le colonisateur désapproprie le sujet colonisé de sa propre terre : « Nos problèmes avec les chrétiens, disait mon père […] lorsque les hudûd, les frontières sacrées ne sont pas respectées… Car les chrétiens […] contestaient constamment les hudûd et les violaient sans cesse » (Mernissi, 1996, p. 5). Dès lors, elle devient un lien symbolique au-delà duquel les forces occupantes enfreignent la souveraineté d’un autre pays, son intégrité, d’où le recours à des expressions telles que : occupation, invasion ou violation. C’est une ligne de séparation plutôt qu’une ligne de solidarité et d’échange où l’occupant et l’occupé sont en conflit. Transgresser la frontière et en imposer une autre est un acte de belligérance et une atteinte au bon voisinage. La scission territoriale du Maroc entre un Nord occupé par l’Espagne et un Sud envahi par la France réduit le mouvement des ressortissants marocains et astreint leur déplacement:« … pour aller vers le nord, il faut un laissez-passer parce que vous entrez au Maroc espagnol. Si vous désirez vous diriger vers le sud, il faut un autre laissez-passer, car disent-ils, vous traversez une frontière pour entrer au Maroc français » (Mernissi, 1996, p. 6). Ce que cette division du pays natal met en lumière, c’est l’évidence de la frontière comme fractionnement de l’intégrité territoriale, et la volonté d’outrepasser ou du moins de réduire les frontières entre les espaces et entre les genres. Les nationalistes ainsi que les figures féminines, vont plus loin en suggérant un effacement des contours de ces frontières. Il ne s’agit pas seulement pour elles d’abolir ces frontières « fictives » qui cherchent à déformer un contexte socio-politique existant depuis des millénaires, mais de veiller à retrouver la géographie d’antan, où le citoyen peut circuler sans franchir des frontières. S’il faut croire les propos du père de la narratrice, la facticité de ces frontières est corroborée par l’Histoire qui bat en brèche le système colonial distinguant le colonisé et son territoire en tant que colonisateur : « Le Maroc, nous expliquait mon père, a existé depuis des millénaires sans partage ni coupures, même avant l’avènement de l’islam, il y a mille quatre cents ans ! Personne n’a jamais entendu de frontières coupant le pays en deux » (Mernissi, 1996, p. 8).L’enracinement des Marocains à leur terre traduit le refus d’ouverture sur l’Autre, l’effacement des frontières et la protection de l’identité. Leur quête pour l’indépendance est une autre forme de conquête pour reconquérir le pays que l’étranger avait conquis. Toutefois, ce fait même de reconquérir, de redonner sa liberté au pays, sous-entend que le pays lui-même est aux mains de l’Autre. Et ce dernier, même s’il se reconnaît lui-même étranger en tant que colonisateur, il s’affirme cependant légitime à en faire un « prolongement » de son territoire.
Fatima Mernissi souligne le double rapport que la frontière entretient avec l’histoire à laquelle elle fait appel pour la contester, et son récit personnel qu’elle rattache à cette histoire. La veine historique devient une manière d’aller à la reconquête de son identité.Après avoir abordé la notion de frontière instaurée par le colonialisme, elle passe sans transition au concept arabe de « hudud ». Forgé sur des références historiques et religieuses, il permet à l’auteure comme à son œuvre de transgresser le tabou et de franchir les « hudud » que la société et les traditions cherchent à astreindre. D’où la légitimité de l’auteure et de ses héroïnes à outrepasser ses frontières qui circonscrivent leur monde clos et protégé dans le harem. C’est par la voix de son père que la narratrice apprend la connotation d’un tel principe original et fondateur :
Quand Allah a créé la terre, disait mon père, il avait de bonnes raisons pour séparer les hommes des femmes, et déployer toute une mer entre chrétiens et musulmans. L’ordre et l’harmonie n’existent que lorsque chaque groupe respecte les « hudud ». Toute transgression entraîne forcément anarchie et malheur. Mais les femmes ne pensaient qu’à transgresser les limites. (Mernissi, 1996, p. 7)
Ce sens, nous le trouvons dans l’étymologie du terme et dans le Coran. Dans les dictionnaires de langue arabe, le terme « hudud » est le pluriel du terme « had » et qui a pour sens la limite, la borne et la frontière, ce qui sépare deux choses. Or, du point de vue de la théologie musulmane, il s’agirait des lois divines, ou « حدود الله » qu’il est recommandé à tout croyant de ne pas transgresser. Le mot prend, par conséquent, une connotation supplémentaire qui est celle du châtiment. Le Coran s’y réfère à plusieurs reprises pour désigner les décrets d’Allah de façon générale et, dans un sens plus technique, certains actes interdits par Dieu (2 : 229) : « Voilà les bornes de Dieu. Ne les transgressez donc pas. Quiconque transgresse les bornes de Dieu, ceux-là sont les oppresseurs ».
C’est ainsi que les femmes mernissiennes arrivent à dénicher derrière les « hudud », l’origine de leur discrimination, l’amalgame entre le culturel et le religieux. L’exploitation de la religion par l’instance patriarcale avise la pérennité de la subalternité féminine. Les « hudud » grâce auxquels les hommes soumettent les femmes sont loin des préceptes de l’Islam qui prêche l’égalité des sexes, comme le laisse entendre la mère de la narratrice : « La supériorité masculine était une absurdité en contradiction totale avec l’islam : Allah nous a faits tous égaux » (Mernissi, 1996, p. 13). Donc, c’est contre le patriarcat et non contre la religion musulmane qu’elle s’insurge et dénigre ces frontières absurdes : « La terre originelle d’Allah […] n’avait pas de frontières, juste de vastes champs ouverts, sans limites ni bordures » (Mernissi, 1996, p. 62). Pour Mernissi, il est question d’une re-conquête du savoir religieux par et pour les femmes, de façon à les aviser sur leurs droits en islam et à conscientiser la Umma (la communauté) en s’appuyant sur le Coran et la Sunna comme ressources de rigueur pour la prééminence de l’égalité. Cette réforme musulmane met au jour des questions scabreuses telles que l’Islam et la démocratie, l’Islam et les droits humains et l’Islam, la science et la philosophie. Les prémices de cet esprit réformiste musulman a vu le jour avec La Femme dans l’inconscient musulman, où, publié sous le pseudonyme de Fatna Ait Sabbah, Mernissi « a osé franchir un premier hudûd historique majeur : celui de l’exclusivité historique masculine du travail d’exégèse coranique » (Guessous, 2018, p. 3). Pour Habiba, la violence physique perpétrée contre elle est une violation des limites que Dieu consigne à ses fidèles : « Faire du mal à une femme c’est violer les hudud » (Mernissi, 1996, p. 7). L’inviolabilité des « hudud » religieux est une mission sacrée que l’école coranique devra perpétuer et préserver contre toute dérogation éventuelle. C’est Lalla Tam, femme sévère et intransigeante, avec son fouet, qui se charge d’inculquer leur respect aux enfants : « L’éducation, c’est apprendre à repérer les huddud, dit Lalla Tam, la directrice de l’école coranique […] Être musulman, signifie respecter les hudud. Et pour un enfant, respecter les huddud veut dire obéir. » (Mernissi, 2004, p. 7). C’est au sein de grandes écoles et universités traditionnelles que se forge le féminisme musulman qui se démarque de l’Occident :
La libération des femmes n’est pas une idée importée de Paris ou New York, mais bien une idée endogène à la dynamique arabe et musulmane, et qui a mûri au sein des grands centres de la pensée musulmane comme les universités al-Azhar (Égypte), Zitouna (Tunis) et Quaraouiyine (Maroc). (Mernissi, 1996, p. 236)
À force d’être constamment entourée par des frontières érigées par la tradition et la fausse interprétation de l’Islam par les hommes, la narratrice ne cesse de chercher des lignes de démarcation dans sa vie. La notion de frontière qu’on inculque aux jeunes filles de son âge devient un dessein vers lequel tend son existence. Qu’ils soient réels ou fictifs, euphoriques ou traumatisants, les « hudud » règlent son destin, édifient son entité et construisent son identité. Exister, continuer à l’être et devenir heureuse à le faire sont sous la dépendance des frontières : « Rechercher les frontières est devenu l’occupation de ma vie. L’anxiété me saisit dès que je ne réussis pas à situer la ligne géométrique qui organise mon impuissance. Mon enfance était heureuse parce que les frontières étaient claires » (Mernissi, 1996, p. 7). Les frontières, en effet, ne sont pas claires et nettes, ce qui dans beaucoup de situations est source de confusion. C’est parce qu’elle conçoit comment la frontière semble organiser tous les aspects de la vie que la narratrice décide d’en faire une raison d’être. Il faut cependant noter que, bien qu’obsédée par cette notion, elle compte métamorphoser cette situation, par la magie des mots et les rêves qui en découlent, à la façon de Shéhérazade. L’esquisse d’un projet de vie commence par la mise en question des « hudud », à travers une réinterprétation de l’Islam, à la lumière des valeurs universelles telles : la démocratie, la liberté individuelle, l’égalité des sexes, etc. À l’origine de cette prise de conscience, c’est la mère de Fatima qui ne cesse de l’exhorter à s’émanciper et changer son statut de femme soumise. Elle voit dans sa fille son alter ego et cherche à tout prix à lui épargner son sort. C’est pourquoi elle se rabat sur l’espoir de voir sa progéniture libre et heureuse : « Tu vas changer le monde, toi, n’est-ce pas ? Tu vas conduire des voitures et des avions comme Touria Chaoui [première femme pilote marocaine]. Tu vas créer une planète sans murailles ni frontières. » (Mernissi, 1996, p.194). Cette mère, animée par le dépoussiérage insufflé par le mouvement nationaliste et l’idéologie progressiste et féministe de Qacem Amine, écrivain précurseur féministe, pense que l’éducation demeure la seule issue à la libération des femmes. Au Maroc, à l’ère du protectorat, Malika El Fassi prenait en main le droit des femmes à l’instruction par le biais de la revue Majallat Al Maghrib éditée par Saïd Hajji et dont la version française est De l’éducation des jeunes filles. Elle estimait que l’analphabétisme auquel sont vouées les femmes est incompatible avec les vrais enseignements de l’Islam : « [L] es femmes jouent un rôle essentiel dans toutes les sociétés humaines, que les femmes sont la pierre angulaire de la reconstruction d’une nation. Elles sont les premières enseignantes des enfants, les responsables des générations futures. » (El Fassi, 2013, p. 225). C’est pourquoi elle exhorte sa fille à fréquenter l’école et à s’affranchir du port du voile, comme geste émancipateur : « Il ne sert à rien de se couvrir la tête et de se cacher. Ce n’est pas en se cachant qu’une femme peut résoudre ses problèmes » (Mernissi, 1996, p. 32).
Aussi, la petite fille se voit-elle confier une lourde responsabilité, celle d’altérer totalement la situation actuelle de la femme confinée par les « hudud ». La volonté de l’auteure narratrice d’avancer dans sa mission militante d’aider les femmes à se libérer du harem est clairement annoncée : « […] la seule vie qui est digne d’un être : sans frontières sacrées ou pas. Une vie aux odeurs nouvelles qui ne rappellent rien d’ancestral. Je cisèlerai les mots pour partager le rêve avec les autres et rendre les frontières inutiles. » (Mernissi, 1996, p. 15). Le texte met en avant l’idée de l’émulation provoquée par tante Habiba, dont la valeur exemplaire stimule la prise de conscience des libertés à conquérir. C’est à travers les personnages de Chama et Habiba que Mernissi qualifie de « prêtresses de l’imaginaire », que s’exprime ce sentiment de révolte qui prendra une tout autre configuration, car puisant sa substance dans le génie de ces femmes captives. Le rêve, vision prophétique du futur, est associé au désir de liberté (procès d’une actualité frustrante) : « Quand vous êtes emprisonnée, sans défense, derrière les murs, coincée dans un harem… vous rêvez d’évasion. Il suffit de formuler ce rêve pour que la magie s’épanouisse. Les frontières disparaissent. » (Mernissi, 1996, p. 110). Raconter un conte est assimilé à un acte de liberté. La parole prise permet à la conteuse de dominer son auditoire, d’éveiller son imagination et d’outrepasser les frontières du harem :
Dans le récit de Fatima, le lien entre l’enfermement et la prise de parole se présente de façon positive. Les mots parlés, plus précisément, les histoires et les contes racontés par les femmes au harem, leur permettent de s’enfuir pour un instant de leur vie réelle. Les histoires permettent aux femmes de traverser les frontières du harem, de s’évader, d’oublier leur captivité et de faire des voyages intérieurs. (Jürges, 2008, p. 56)
La frontière, tout comme le harem auquel elle est d’ailleurs étroitement liée, est une notion incontournable dans l’existence et la caractérisation des figures féminines mernissiennes. L’entité de celles-ci est régie par la prégnance d’une ou de plusieurs frontières. Qu’elle soit donc perçue comme présente ou absente, ouverte ou fermée, concrète ou virtuelle, la frontière est de toute façon impliquée dans toute manifestation féminine, et devient même leur raison d’être au sein ou en dehors du harem.
Dès son enfance, le harem a obnubilé l’imaginaire de la sociologue au point que plusieurs de ses ouvrages en font leur point nodal : Le Harem politique (1987), Sultanes oubliées (1990) et Le harem et l’Occident (2000) parmi d’autres. Vivre au harem lui a révélé qu’il est un mot polysémique, voire indicible. Il est assimilé à une certaine contexture archéologique, susceptible de générer des acceptions infinies comme le souligne Yasmina, la grand-mère de Fatima Mernissi, en recourant à une comparaison entre les « mots » et les « pelures des oignons » :
Les mots sont comme des oignons, me dit-elle. Plus tu ôtes de pelures, plus tu trouves de significations. Et quand tu commences à découvrir plusieurs sens, le vrai et le faux ne veulent plus rien dire. Toutes ces questions que vous vous posez à propos des harems, Samir et toi, sont très intéressantes. […] Je vais ôter une pelure supplémentaire, rien que pour toi. Mais souviens-toi, ce n’en est qu’une parmi d’autres. (Mernissi, 1996, p. 14)
Vu cette particularité définitoire, le harem présente une variabilité quant à son caractère polémique qu’il soulève en tant que sujet de débat. Dans le chapitre intitulé « Chama et le Calife », Mernissi, en posant la question « Qu’est-ce qu’un harem exactement ? », fait part de ce caractère aux lecteurs dans la palabre des résidents de ce lieu : « Voilà le genre de questions qui crée de la confusion chez les grandes personnes et les amène à se contredire sans cesse » (Mernissi, 1996, p. 38).
C’est à l’entour de cette polysémie que Mernissi discerne le harem de sa famille, dit le harem domestique, du harem impérial (celui peint par les orientalistes). Dans l’imaginaire occidental, celui-ci représente « un paradis sexuel peuplé de créatures nues, vulnérables, et parfaitement heureuses de leur captivité » (Mernissi, 2000, p. 21). Les 100 mots de la sexualité corroborent bel et bien ce sens : « Le harem a de particulier qu’un seul homme y a droit d’accès et que toutes les femmes qui s’y trouvent lui appartiennent » (André, 2011, p. 65). Dans la note 4 du chapitre IV de Rêves de Femmes, l’auteure explique la différence entre harem impérial et harem domestique :
Il serait peu utile de faire la distinction entre deux sortes de harems. Pour simplifier, nous appellerons les premiers, comme celui de Harun al Rachid avec ses centaines de jaryas les harems impériaux et les seconds, comme celui de Yasmina, les harems domestiques. Le harem qui nourrit l’imaginaire occidental et ses stéréotypes orientalistes, tel qu’il apparaît dans la peinture occidentale du XIXe siècle par exemple, est ce qu’on appellera le harem impérial. (Mernissi, 1996, p. 238)
La représentation littéraire concernant la « frontière » fait ressortir, tout d’abord, l’espace environnemental du harem (le dedans) : « Un harem est défini par l’idée de propriété privée et les lois qui la réglementent » (Mernissi, 1996, p. 61) ; ensuite, le cadre physique ou métaphysique (les limites) : « Comme nous vivions à la limite de la vieille ville et de la nouvelle, nous voyions clairement les différences entre la Ville Nouvelle et notre médina » (Mernissi, 1996, p. 25) ; et, enfin, l’implication de la figure humaine (l’altérité) : « Quand vous êtes emprisonnée, sans défense, derrière des murs, coincée dans un harem, disait-elle, vous rêvez d’évasion. Il suffit de formuler ce rêve pour que la magie s’épanouisse. Les frontières disparaissent… » (Mernissi, 1996, p. 147). L’espace environnemental abrite la figure féminine alors que les limites la protègent des écueils extérieurs. La notion de « frontière » s’avère, donc, insécable de la notion de l’altérité du moment qu’elle apporte à l’être et à sa postérité l’aménité. Dans Rêves de femmes, le harem est présenté sous deux aspects. Il renvoie à un espace familial où ses membres sont à l’abri de l’indiscrétion du monde extérieur. C’est une spatialité caractérisée par une architecture, avec ses fenêtres donnant uniquement sur l’intérieur, et l’absence de contact avec l’extérieur : « Le harem […] est entouré de hauts murs et, hormis le petit pan de ciel qu’on voit de la cour, la nature n’y existe pas. » (Mernissi, 1996, p. 56). Il est aussi assimilé à cette référence spatiale qui préserve encore les préceptes de la religion islamique. D’où l’invisibilité qui s’y instaure sous forme de frontières que ses occupants sont invités à s’approprier. Mot avec une charge sémantique et socioculturelle riche dans l’inconscient collectif (Daoud, 1981), le harem est défini par Yasmina, la grand-mère, en ces termes :
Le mot harem, dit-elle, n’est qu’une variation du mot haram, qui signifie interdit proscrit […]. Il m’a semblé voir les choses plus clairement quand Yasmina m’a expliqué que La Mecque, la cité sacrée, est aussi appelée harem. […] Dès qu’on y entre, on est tenu d’obéir à une multitude de lois et de règlements. (Mernissi, 1996, p. 60)
Le second volet de cette représentation est celui qui a trait à la notion d’invisibilité, une sorte de superstructure consistant en ses codes qui déterminent les comportements par l’instauration de frontières invisibles que ses résidents doivent apprendre et intérioriser. C’est un espace « invisible » cryptographié par des protocoles que les hommes et la tradition mettent en vigueur et vouent à l’inviolabilité. Outre une forteresse caractérisée par sa structure physique, ses hauts murs et son imposant portail, le harem est aussi un espace « invisible » codifié par des règles établies par les hommes et la tradition. Ses locataires se doivent d’apprendre et de respecter les règles qui régissent cette vie communautaire. Les tensions inhérentes à ce style de vie et ressenties différemment par les personnages du harem font de ce lieu « un microsome féminin avec des structures sociales fixes, des hiérarchies et des rituels […]. Le harem ne marque pas seulement la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, il impose également des règles qui déterminent la vie dans ce lieu clos » (Jürges, 2008, p. 7). Pour la narratrice, la réclusion qu’elle a endurée pendant son enfance est plus que géographique, elle est d’ordre psychologique. Si elle arrive à supporter la vie entre les murs du harem, il lui est inenvisageable de subir les règles imposées par l’autorité masculine jugée plésiomorphe. Y vivre, c’est accepter un état de siège, se résigner à ses proscriptions et surtout apprendre à ne pas aller au-delà de ses frontières : « Si on connaît les interdits, on porte le harem en soi, c’est le harem invisible […]. Cette idée du harem invisible, d’une loi tatouée à mon insu sous mon front, bien logée dans mon cerveau, me troublait tellement… » (Mernissi, 1996, p. 24).
La grand-mère soutient la polysémie du mot harem, renvoyant à une donne spatiale tantôt concrète tantôt symbolique, et voit derrière sa portée étymologique, le concept du « haram », qui veut dire « interdit ». Ce terme s’applique ainsi à la Mecque, lieu sacré dont l’accès est interdit aux non-musulmans. L’interdit ne se délimite pas seulement à l’espace physique, il s’étend à celui du harem cérébral. Il s’agit indubitablement d’un autre harem, celui des idées et des traditions que nous portons dans notre tête selon la sociologue. Mernissi établit ici le lien entre le harem domestique et le harem « invisible », celui des pensées :
Un harem est défini par l’idée de propriété privée et les lois qui la réglementent. En ce sens, dit Yasmina, les murs sont inutiles. Si on connaît les interdits, on porte le harem en soi, c’est le harem invisible. On l’a dans la tête, « inscrit sous le front et dans la peau. (Mernissi, 1996, p. 61)
Aux dires de la narratrice, le harem exhibe l’inviolabilité d’un espace intime réservé aux femmes : « C’est un espace protégé, organisé, avec un code précis. Aucun homme ne peut y pénétrer sans la permission de son propriétaire » (Mernissi, 1996, p. 61). Si l’Islam trace les frontières, c’est au pouvoir patriarcal de les appliquer de façon à marquer la cohésion entre l’harmonie et l’ordre. Autrement dit, il est difficile de traiter la notion de « frontière » dans le harem sans l’Islam, comme il est difficile de la traiter dans Rêves de femmes sans se référer aux préceptes religieux. Toutefois, et c’est ce qui nous semble être important, alors que l’Islam suppose la frontière comme moyen de marquer ses distances et ses limites infranchissables, la vie dans le harem suppose forcément, de la part de ses occupantes, l’effraction de ces frontières. D’où l’importance que revêt l’apprentissage des deux langues étrangères (le français et l’espagnol) pour le passage d’un monde cloîtré (le harem) à un autre ouvert (celui de l’Occident). Comme enjeu majeur politique et idéologique de diffusion, la langue du colonisateur (français au Sud et espagnol au Nord), et donc ipso facto sa culture, se sont épanchées, entre autres, par les pratiques d’acquisition informelle d’apprentissage (fréquentations quotidiennes avec les colons européens) (Benzakour, 2007, p. 46). Dans son apprentissage, les femmes mernissiennes y voient un médian de libération :
Parler une langue étrangère, c’est ouvrir une fenêtre dans un mur aveugle. Et parler une langue étrangère dans un harem, c’est se donner les ailes qui vous permettent de voler vers une autre culture, même si la frontière est encore là et le portier aussi. (Mernissi, 1996, p. 124)
La langue du colon, au-delà de son territoire, s’avère être un creuset de rencontre et de métissage culturel. À la fois un facteur qui sépare et réunit, elle constitue pour la narratrice une reconfiguration sociétale de sa vision du monde. Du bilinguisme au transculturalisme, elle trouve un certain prestige et une émulation valorisante. Voir émerger la narratrice au rang de la princesse Aïcha est une aspiration inéluctable de sa mère :
Ma mère voulait que je devienne comme la princesse Aïcha, fille de notre roi Mohammed V, qui faisait des discours aussi bien en arabe qu’en français et portait des caftans longs ou des robes courtes à la française. En fait, pour les enfants que nous étions, l’idée de voyager entre deux civilisations, deux langues était aussi fascinante que d’ouvrir des portes secrètes. (Mernissi, 1996, p. 174)
Apprendre une langue et être assimilé par sa culture sont autant d’agents d’unification et du vivre ensemble. Loin de tout racisme et d’antisémitisme, les musulmans et les juifs avaient fondé en Andalousie une communauté exemplaire. Mernissi renvoie le lecteur à l’historiographie ibérique qui désigne cette consubstantialité interreligieuse par le terme espagnol : convivencia (Americo, 1983). À l’époque médiévale, la péninsule ibérique constituait une terre sans frontière, de magnanimité et de pluralisme religieux culturel et linguistique (Cailleaux, 2013) : « Les Arabes et les Juifs ont pris du bon temps là-bas en Andalousie pendant sept cents ans […]. Ils adoraient naviguer entre les langues, traversant les cultures, valsant entre les religions avec une agilité incroyable » (Mernissi, 1996, pp. 61–63). Dans cette quête multilingue et multiculturelle, il faut souligner l’à-propos de l’espace au-delà des frontières, comme espace de l’idéalisation de son autre Moi.
D’autres voix font front contre cette ouverture « aux influences multiples, voire à l’hétérogénéité » (Ziethen, 2013, p. 6). De toute évidence, non seulement l’impact du contact direct entre le colonisé et le colonisateur est-il à craindre, mais ses retombées présentent une menace pour le patrimoine social, culturel et linguistique du pays sous occupations française et espagnole. Les figures masculines mernissiennes, pro-frontalières et véritables intercesseuses de l’identité nationale, mettent en garde contre une sorte de déculturation fatale de leurs compatriotes colonisés, une transgression de leurs vies personnelles et de leurs « hudud ». C’est d’ailleurs ce sentiment d’altérité identitaire et culturelle que les pays colonisés découvrent dans la période postcoloniale. Ainsi accusé d’être la rançon de la transgression des « hudud », le métis représente le parangon de la situation conjoncturelle coloniale (Turgeon, 2004) :
Mon père, en particulier, n’aimait pas Mme Bennis. Il disait qu’elle passait trop facilement d’une culture à l’autre, sans aucun respect pour les hudud. […] les frontières protégeaient l’identité culturelle, et que si les femmes arabes commençaient à imiter les Françaises, se mettaient à porter des vêtements indécents, fumaient des cigarettes et se promenaient tête nue, il n’y aurait plus qu’une seule culture. La nôtre mourrait. (Mernissi, 1996, pp. 174–175)
Ainsi, le territoire du métis comme figure de « l’interstice » culturel (Bhabha, 1994, p. 6) est marqué comme un « monde inconfortable, le « mi-chemin », le monde « non-défini », « l’endroit et l’époque dénaturés […] » (Bhabha, 1994, p. 7)
Absents assez souvent de cet espace, les hommes n’attirent l’attention sur leur présence que pour passer au peigne fin le respect de l’une des doctrines qui normalisent les comportements et les mœurs en usage au sein du harem. L’invocation de Dieu et de ses postulats sont autant d’arguments d’appui à de telles ségrégations : « Quand Allah a créé la terre, disait mon père, il avait de bonnes raisons pour séparer les hommes des femmes, et déployer toute une mère entre chrétiens et musulmans » (Mernissi, 1996, p. 5). Il va de même de l’organisation hiérarchisée des repas qui est installée selon un oukase patriarcal irrévocable. La répartition des places et des tables est déterminée par le sexe et l’âge :
Dans notre harem de Fès […] nous devions nous asseoir pour manger à des places déterminées à l’une des quatre tables communes. La première réunissait des hommes, la seconde, des femmes de haut rang, et la troisième, les enfants et les femmes de moindre importance. […] La quatrième table était réservée aux domestiques et à ceux qui arrivaient en retard, sans considération d’âge, ni de sexe ou de rang.
Si les « hudud » du harem imposés par les hommes mettent en lieu sûr les femmes contre le commerce avec l’Autre, ils cherchent à asseoir les femmes dans leur statut de tutrice de la culture, de la langue mère, de la religion, somme toute de l’identité. Ces mêmes frontières sont le témoignage vivant de la séparation entre les cultures orientales et occidentales. Même placées l’une à côté de l’autre, les cultures refusent de se mêler, chacune se nourrissant de préjugés cultivés envers l’autre. C’est le sens que l’on peut donner aux paroles du père de la jeune Fatima quand il dit : « Nos problèmes avec les chrétiens commencent, comme avec les femmes, lorsque les hudud, les frontières sacrées ne sont pas respectées » (Mernissi, 1996, p. 1)
Rêves de femmes : une enfance au harem est une œuvre analogue à la conjoncture indubitable de vicissitude identitaire, culturelle et sociale de son auteure, où se déploient une dynamique de dissémination, un métissage et un rejet de canonisation. L’identité générique de l’œuvre reflète celle de l’écrivaine et se détermine par un phénomène d’affiliation à plusieurs genres (conte, récit historique…) à la fois. De toute apparence, ce récit est homogène comme genre, mais hétérogène dans sa tournure discursive. Il se présente souvent sous forme de fragments de mémoires personnelles et collectives, d’histoire, de contes populaires et offre une vision étendue qui relate des éléments dans la vie et l’imaginaire de l’écrivaine. Spécifiquement, c’est un carnet de bord intérieur et une interface entre l’intérieur et l’extérieur, le centre et la périphérie, le Soi et l’Autre, entretenu par une connaissance intuitive, multiple et éclatée du monde ainsi que de Soi. L’écriture érigée expose l’éclatement des frontières géographiques, humaines et discursives. C’est une écriture frontalière qui pousse le lecteur à y développer une vision multidimensionnelle : géographique, linguistique et culturelle (Bellemare-Page, 2012). Ces différentes modalités d’expression du langage et du genre romanesque sont mises à profit comme des variantes possibles du dire et du texte. Ce qui est transgressé, c’est la limite du modèle générique littéraire :
Rêves de femmes, partant d’un pacte autobiographique plus ou moins patent et s’en éloignant progressivement notamment par sa parenté avec le conte légendaire et avec l’essai et la mémoire des temps se présente comme un récit de pure fiction mais en adoptant des structures et des formes typiques du récit autobiographique. (Segarra, 2010, p. 67)
Déjouant les limites du genre, les faisant éclater et les subvertissant, l’écriture dynamite tous les repères connus de lisibilité du texte par la mise en place d’un système scriptural, régi par le principe de l’hybridation et la polyphonie (Suter et Kiss, 2021). Rêves de femmes questionne le principe théorique de son écriture, autrement dit son ordonnancement générique et la manifestation de son propre dire. Il s’agit dès lors de disséquer l’étude en se focalisant sur ce « je », ubiquiste à toutes les strates scripturales de l’œuvre, et de mettre en lumière ses variations expressives. Cela donnera à l’analyse l’occasion de se représenter les affinités entre le déploiement du « je » et l’enjeu de cette écriture déployée. Vu sous cet angle, un tel texteest à appréhender comme le témoignage d’une identité hybride, laissant apparaître un « je » dédoublé et éclaté par le « nous » d’autres voix polyphoniques, à l’instar du roman dé-construit par d’autres genres.
Par le titre qu’elle donne à son ouvrage Rêves de femmes : une enfance au harem, Mernissi évoque un texte à caractère autobiographique du fait qu’elle mentionne l’enfance. Un tel projet scriptural cherche, outre à émanciper la femme, à « rendre les frontières inutiles » (Mernissi, 1996, p. 110), celles qui délimitent le permis et l’interdit. Le rêve de la narratrice, porte-parole des femmes du harem, tout comme l’enjeu du texte, est d’inscrire dans l’acte d’écrire, l’injonction de raconter son mal-être engendré par les frontières dont elle devra prendre conscience, conformément à une éducation rigoureuse : « Mon enfance était heureuse parce que les frontières étaient claires » (Mernissi, 1996, p. 8). L’attitude à adopter face à ces frontières dépend de deux figures féminines antinomiques. La première est la grand-mère, Lalla Mani épaulée par Lalla Radia qui représente la femme conservatrice, soucieuse d’empêcher l’altération des traditions menacées par l’acculturation coloniale française et espagnole. La seconde est la mère de la narratrice et toutes les femmes désireuses de rétablir l’égalité des sexes au détriment des frontières qu’elles n’hésitent pas à transgresser : « Les femmes ne pensaient qu’à transgresser les limites. Elles étaient obsédées par le monde qui existait au-delà du portail. Elles fantasmaient à longueur de journée, se pavanaient dans des rues imaginaires » (Mernissi, 1996, p. 5). En fait, elles s’insurgent contre l’hégémonie masculine héritée d’une fausse interprétation de l’Islam : « Allah nous a tous créés égaux, disait-elle » (Mernissi, 1996, p. 9). La grand-mère Yasmina ne cache pas son hostilité envers ces frontières qui corroborent et font perdurer l’assujettissement de la femme : « La terre originelle d’Allah […] n’avait pas de frontières, juste de vastes champs ouverts, sans limites ni bordures » (Mernissi, 1996, p. 62).
Dès l’incipit, la référence à la naissance de Mernissi avec sa datation est un élément qui fait partie des critères de l’écriture autobiographique : « Je suis née en 1940 dans un harem de Fès, ville marocaine du IX siècle… » (Mernissi, 1996, p. 5) Y sont rapportées, par la voix de la narratrice qui n’est d’autre que l’écrivaine, les expériences de l’enfance d’une fillette dans un harem de Fès. À cet effet, il est utile de rappeler que la naissance, dans le pacte autobiographie, est située dans la rubrique des « motifs discursifs ou narratifs » (Mathieu-Castellani, 1996, p. 20). En retraçant l’itinéraire du vécu de son enfance, Mernissi fait appel à sa mémoire pour souligner les évènements les plus significatifs de son parcours tels son arrivée à l’école, les traditions du harem, les personnes qui ont marqué sa vie, et finalement sa séparation de son cousin Samir qui annonce la fin de son enfance. Ces réminiscences effectuées grâce au regard rétrospectif que porte l’auteure adulte sur le parcours de son enfance, l’utilisation du « je » à travers sa narration, sont autant d’éléments qui rapprochent son texte de l’autobiographie. L’autre aspect en faveur de l’autobiographie est la mention du nom de l’auteure à l’intérieur du texte notamment à la page 84 quand sa maîtresse d’école Tam lui dit : « Il faut respecter tes ancêtres, Fatima Mernissi » (Mernissi, 1996, p. 84).
L’espace semble constituer tout le fondement même de l’idée de Mernissi. Cette référence au phénomène spatial implique déjà, au sein de cet espace, une présence (physique et métaphysique) qui lui donne une existence. Ainsi, au-delà même de la primauté du phénomène spatial à la notion de frontière, le passage qu’elle effectue de l’espace au « territoire » est fort éloquent de cette présence. En privilégiant la frontière comme zone de contact, elle cherche à faire voir comment l’espace est mis en valeur par l’expérience humaine et comment, de son côté, cette expérience humaine est définie par cet espace habité. La notion de territoire révèle donc l’interaction entre l’espace et l’existence humaine, et la manière dont la frontière est nourrie par cette interaction.
Fatima Mernissi préfère au roman et à la fiction une écriture (trans)personnelle, fondée non seulement sur ses propres expériences de vie, mais également sur celles des femmes de son entourage, ce qui lui permet d’insister sur le contexte socio-historique de son époque. Or, les notes informatives de type historique, linguistique et littéraire qui s’avèrent une mouture de celle du récit, présentes dans chaque chapitre, accentuent le décalage avec l’écriture autobiographique. À titre d’exemple, dans la note 2 du chapitre trois, il est mentionné que la version concernant l’indépendance du Maroc rapportée par sa mère analphabète et la narratrice âgée de sept ans ne concorde pas avec les événements historiques. C’est ainsi qu’elle abandonne le « je » autobiographique habituel afin d’opter pour une voix narrative plurielle « nous ». Elle bouleverse ainsi les frontières entre la fiction (impersonnelle) et l’autobiographie (personnelle) dans le but d’écrire une autobiographie qui serait celle de tout le monde. Par cette évolution de l’instance narrative, elle dépasse la singularité d’une expérience personnelle et les limites de la conscience individuelle. Elle décrit l’Histoire collective d’une génération dans le contexte d’une société qui repose sur les constructions sociales de sexe et de classe, soit des rapports inégaux de pouvoir.
Une concession est cependant accordée par Philippe Lejeune concernant les termes du pacte, il s’agit de la mémoire : « seule la mémoire peut aller à l’encontre de ce pacte » (Lejeune, 1975, p. 14). Deux raisons entérinent la manœuvre de la fiction dans le texte autobiographique. La première exprime le rejet du fantasme occidental à propos de la représentation picturale du harem avec des femmes présentées selon le code pictural occidental, comme des femmes arabes salaces et luxurieuses. Elle établit une différence entre ce harem fantasmé et le harem sociohistorique dont le harem de sa famille. La seconde se manifeste par la transgression du pacte autobiographique ou la « réappropriation » imaginaire de la réalité par Mernissi (Lucas et Lucas-Schloetter, 2012) ; elle est mise à exécution par l’insertion, dans la trame du récit, de plusieurs voix féminines et du personnage de Schéhérazade. Composé de vingt-deux chapitres, le roman affiche divers niveaux narratifs. Se joignent à la voix de la narratrice celles des conteuses, ce qui pourvoit au récit son caractère polyphonique. Un essaim de micro-récits crée un univers scriptural animé par l’activité de la parole. Souvent à l’ombre des voix des autres personnages du récit, la voix de la narratrice se trouve camouflée par l’interférence des autres voix féminines, qui, à bien des égards, prennent de l’ascendant sur elle. La transition du « je » personnel au « je » transpersonnel brouille les frontières entre l’individuel et le collectif, entre le privé et le public, entre le particulier en tant qu’expériences personnelles et l’universel, soit l’Histoire du Maroc à l’époque coloniale. La narratrice se trouve fréquemment en position d’écoute des femmes qui l’initient à faire face aux problèmes de la vie en lui racontant des histoires imagées tirées du fond culturel arabo-musulman du Maroc. La conteuse des Mille et une Nuits, qui soustrait sa vie à la mort par le truchement de la parole, va à l’encontre même des stéréotypes imaginaires de la femme orientale, créés par les Orientalistes occidentaux (peintres et hommes de lettres) :
Les hommes occidentaux ont créé une femme passive et sans cerveau, répondant à la séparation entre corps et esprit si familière à la tradition occidentale. Elle illustre ce phénomène à travers une longue comparaison entre le conte des Mille et une nuit tel qu’il a été transmis oralement dans la culture musulmane puis transcrit et analysé en arabe, et ce même conte réapproprié par les occidentaux. (Martin, 2002, p. 2)
Selon Tzvetan Todorov (1971), la technique d’enchâssements – à l’œuvre dans Les Mille et une nuits – fait de l’acte trivial de raconter un acte vital propre à la poétique de l’oralité. Ainsi, Mernissi puise dans l’imaginaire collectif et populaire arabe des ressources narratives pour une subversion esthétique du genre romanesque. Dans cet esprit de la subversion esthétique en accord avec l’esprit du métissage et de transculturalisme dans lesquels les frontières géographiques sont loin d’être hermétiques, le roman tire parti d’un franchissement des frontières génériques. Désormais, l’auteure tire profit de son legs culturel et linguistique. Construit sur la même technique narrative que celle adoptée dans Les Mille et une nuit, la polyphonie de Rêves de femmes se lit dans l’organisation des contes au sein d’un récit-cadre qui justifie leur déroulement et leur chronologie narrative. C’est ainsi que le récit d’enfance forme le récit cadre autour duquel se meuvent les 22 chapitres (contes) qui se succèdent.
De ce fait, Rêves de femmes : une enfance au harem serait l’espace englobant les autres genres littéraires, en les enfreignant chacun par cet englobement même.
Somme toute, il est à remarquer que la problématique de la frontière dans Rêves de femmes : une enfance au harem est une question beaucoup plus vaste que l’espace et le temps de cette étude nous a permis d’examiner. Nous avons davantage abordé des aspects du concept des « hudud » (frontières) dans ces deux acceptions géographique et religieuse, sa reconfiguration sémantico-spatiale en rapport avec le harem, autrement dit la relation entre le sujet auctorial et féminin et son espace (et l’autre comme individu, communauté), et la question de la transgénétricité chez Fatima Mernissi. Certes, la présente étude a permis non seulement de voir que la frontière et sa représentation sont traversées par d’autres domaines de savoir (politique, histoire, sociologie et idéologie féministe), d’autres formes d’expression (théâtre, poésie et chanson), mais surtout de réfléchir à la géographie du sujet, son interaction avec les Autres comme communautés, comme sujets et objets du discours. Ainsi, pour Mernissi, écrire c’est recentrer ou retracer les contours de l’histoire personnelle et collective. Même si a priori ce sont des contours arbitraires, l’écriture a ce mérite de les définir quitte à les dépasser par un autre texte. Ainsi, la prose, la poésie, l’histoire, l’essai, se retrouvent tous dans cette écriture que nous pouvons appeler une écriture de mélanges qui permet au roman mernissien de transcender ses limites, de franchir les frontières en ce qui concerne les normes classiques du genre narratif pour situer le roman au carrefour des genres.
Que ce soit dans l’Ici ou dans l’Ailleurs, il ressort de cet examen que le sujet mernissien mis en œuvre éprouve un sentiment d’instabilité qui provient d’un malaise social étant donné qu’il lui est impossible de se réclamer d’un espace ouvert. L’espace du Moi féminin tel qu’elle le conçoit est échafaudé à partir de celui de l’Autre masculin. La frontière, sa préservation ou plutôt sa résiliation, est le point nodal du démantèlement du système dualiste. Ainsi, la notion de frontière se perçoit comme une vue d’esprit qui ne signifie pas en fin de compte rupture ou enclave. Elle est devenue une notion paradoxale étant donné qu’elle permet à la fois une fermeture, mais beaucoup plus une ouverture.
Mourad Loudiyi. Enseignant-chercheur et formateur au Centre Régional des Métiers de l’Éducation et de la Formation, de Fès-Centre. Soutient son doctorat en approche et poétique des textes, habilitation à diriger des recherches en approches des textes littéraires. Ses publications couvrent les approches des textes littéraires, la didactique de la littérature et le développement de la professionnalisation chez les futurs enseignants du FLE. Membre de l’Équipe de Recherche en Diversité Culturelle et Linguistique, du CeRMEF de Meknès. Auteur d’un essai intitulé : Lol V. Stein de Marguerite Duras. Figure féminine plurielle et d’un ouvrage collectif : Pour une didactique de l’œuvre littéraire au lycée. Théories, discours institutionnel et pistes pour la classe.