Sven Hansen-Løve / Université de Cadix / Espagne
Depuis quelques années, ce que l’on appelle faute de mieux le Nouveau Nouveau Journalisme[1] connaît un essor prodigieux à travers le monde. Bien sûr, on peut voir ce mouvement comme une énième résurgence du journalisme littéraire, tel qu’il se pratique en vérité depuis plus de deux siècles. Néanmoins, nous allons nous efforcer de cerner ce qui fait la spécificité de ce journalisme, en nous intéressant en particulier à sa version française.
De nos jours, pas un pays qui ne dispose de sa tribu de reporters au long cours, combatifs et audacieux, déterminés à en découdre avec le réel ; pas une librairie qui ne garnisse ses rayons d’ouvrages de Journalisme Littéraire, un genre toujours plus diversifié et fécond. La France, depuis quelques années, s’est notablement illustrée dans le domaine (Sery, 2021). La caractéristique de ce nouveau genre est qu’il se trouve pile au croisement de la littérature et du journalisme, de l’étude sociologique et des enquêtes criminelles. Certains ouvrages deviennent pour ainsi dire inclassables... Les anglophones, chez qui le genre existe depuis longtemps, ont trouvé pour lui une appellation bien pratique (de même qu’un peu fourre-tout) : non-fiction. À l’image de notre époque, où l’hybridation des formes et la mixité des genres s’épanouissent dans la société, après avoir été rejetées, voire méprisées de longues années.
Sans doute, une des particularités de la démarche de nos journalistes hexagonaux est l’intérêt extrême accordé au quotidien sous toutes ses formes : attention portée à l’étude des routines et coutumes, même en apparence les plus insignifiantes – en particulier dans les environnements professionnels. Plus encore, il repose sur une écoute attentive de la diversité des voix et des récits, afin d’appréhender le réel dans toute sa complexité.
Deux pratiques caractérisent les représentants actuels du journalisme littéraire en France.[2] L’une d’elles consiste à s’immerger dans l’existence des gens en se fondant parmi eux (Florence Aubenas, Elsa Fayner, Bérengère Lepetit…), un peu à la manière d’espions, en dissimulant l’identité et le véritable projet des reporters – une méthode similaire à la fameuse technique d’observation participante des anthropologues. L’autre vise à dépeindre avec une précision quasi maniaque la vie, y compris dans sa plus triste platitude, d’individus au destin par ailleurs hors norme, funeste ou criminel (cf. L’Adversaire d’Emmanuel Carrère). Ce projet ne peut se réaliser que par un long travail en amont de recherche et de documentation, ainsi que par une fréquentation assidue du sujet.
Dans un premier temps, je montrerai comment nous en sommes venus à cette appellation de « Nouveau Journalisme », puis de « Nouveau Nouveau Journalisme », un mouvement devenu très influent, en provenance des États-Unis. Je m’arrêterai alors sur le journalisme littéraire français contemporain, dont nous verrons qu’il s’inscrit parfaitement dans cette mouvance. J’examinerai ensuite la méthode dite de « terrain », immersive et éprouvante, de nos journalistes hexagonaux. Je m’efforcerai d’en définir les propriétés et les enjeux, tout en considérant l’histoire du journalisme d’investigation en France, à l’ombre de l’un de ses plus illustres représentants, Albert Londres. Je mentionnerai les dilemmes éthiques que cette démarche peut engendrer.
Dans un second temps, je m’intéresserai à la description du quotidien d’hommes ordinaires au destin « extraordinaire » – en ce sens de « spectaculairement meurtrier et tragique ». Certains auteurs français, parmi les plus emblématiques du journalisme littéraire, y ont consacré divers textes, devenus depuis des ouvrages de référence. J’évoquerai également quelques affaires criminelles qui ont donné lieu à de longs récits, au retentissement considérable. Il conviendra d’insister sur un élément crucial, qui caractérise la méthodologie des Nouveaux Journalistes : le rapport au temps. Seule une temporalité extensible et généreuse (jusqu’à des années d’enquête, ce qui pose une foule de problèmes ; humains, matériels comme logistiques) permet aux reporters de dégager les signes du quotidien ; ces précieux signes dont la révélation a pour but de capter l’essence de nos sociétés. L’objectif est de saisir au mieux le réel, avec comme horizon l’espoir, un jour, de vivre en harmonie avec les autres. Un travail de fourmi, qui exige une pugnacité et une patience infinie.
Enfin, nous verrons qu’il est possible de distinguer un thème spécifique qui revient dans presque toutes les enquêtes, qu’elles soient de terrain ou d’analyse : l’obsession du rendement, de la possession ou de l’accumulation. Une idée fixe qui définit l’époque contemporaine, mais dont l’origine remonte probablement à la période des Trente Glorieuses. Georges Perec, grand spécialiste du quotidien, l’avait bien pressenti.
La méthode de reportage consistant en la longue fréquentation d’un environnement a toujours existé dans le journalisme littéraire. En outre, les frontières ont souvent été poreuses entre le métier de journaliste et celui d’écrivain.[3]
Cependant, c’est véritablement avec le Nouveau Journalisme américain (années 1950 à 1980 environ) que cette méthode de travail s’affine et s’affirme avec le plus de vivacité. Dès lors, le journalisme se revendique, non plus comme un parent pauvre de la littérature et du roman, mais comme création artistique à part entière. Et c’est à partir du moment où la pratique est théorisée et conceptualisée que l’on commence à considérer les journalistes comme d’authentiques auteurs, aux œuvres parfois révolutionnaires. C’est aussi à cette période que les ventes d’ouvrages de journalisme littéraire explosent, bouleversant le monde éditorial ; aux USA d’abord, puis dans le reste du monde.
Le premier à théoriser le mouvement fut l’écrivain américain Tom Wolfe, dans son essai The New Journalism (1973). C’est avec lui que la notion de Nouveau Journalisme est née. Les conceptions que Wolfe formula dans cet essai eurent un grand retentissement. Dans son argumentation, Wolfe défend l’idée que le Nouveau Journalisme en est venu même, en se combinant avec la littérature, à la surpasser.[4] En empruntant abondement ses techniques (construction des récits sous forme de scènes, utilisation récurrente de dialogues, profusion de détails et de descriptions), le Nouveau Journalisme a fini, selon lui, par transcender la littérature. Pourtant, paradoxalement, Wolfe ne pouvait s’empêcher au fond de lui de considérer toujours le Nouveau Journalisme comme le « brouillon » de la littérature[5] – ce qui a été contesté par la suite.[6]
Une nouvelle génération est apparue quelques années plus tard, plus radicale encore que la précédente : les Nouveaux Nouveaux Journalistes.[7] Pour cette génération, la question de l’évaluation par rapport à la littérature dite « traditionnelle » n’a plus de raison d’être. Seul compte le résultat ; la puissance d’évocation et d’immersion des récits. Les Nouveaux Nouveaux journalistes se distinguent également par une farouche volonté de dénonciation sociale. Robert S.Boynton a entrepris une série de longs entretiens des principaux acteurs de ce courant aux États-Unis, regroupés dans un ouvrage intitulé Le temps du reportage. Ce recueil a permis de donner un cadre au mouvement, dont l’une des caractéristiques est l’intérêt porté au quotidien des gens.
Au fond, le Nouveau Nouveau Journalisme est la littérature du quotidien. À l’inverse des scénarios excentriques de Wolfe et de ses personnages hors du commun qui jaillissent de la page, le Nouveau Nouveau Journalisme ausculte les fondations de l’expérience quotidienne, explore ce que Gay Talese appelle « ce courant fictionnel qui serpente sous le flot de la réalité ». De ce point de vue, des écrivains comme John Mc Phee et Gay Talese, poètes en prose du quotidien, apparaissent comme les figures majeures de la génération précédente. À travers la quête de Talese pour transformer en œuvre d’art un reportage sur l’ordinaire, nous devinons un aspect de l’entreprise du Nouveau Journalisne que Wolfe dissimule dans son manifeste. Mc Phee comme Talese insistent sur l’importance d’un reportage rigoureux sur les évènements et sur les personnages de la vie quotidienne, plutôt que sur le brio du style et de l’écriture. Le reportage sur les petits détails de l’ordinaire, souvent sur une période de plusieurs années, est devenu leur signature. (S. Boynton, 2012, p.18)
Telle sera également la signature de nos auteurs hexagonaux, très influencés par le courant américain. Cependant, selon moi, les Français se sont montrés particulièrement coriaces et exigeants dans leur travail, en repoussant encore les limites de l’exploration du quotidien. Naturellement, avant de choisir un corpus et de l’étudier, il a fallu procéder à des choix parfois arbritaires, le domaine se voulant extrêmement vaste. Chaque semaine de nouveaux ouvrages sont publiés, avec un succès toujours grandissant en librairie (Lévrier, 2022). Alors que la profession se précarise de plus en plus – avec internet, la propagation des fake-news, la menace de l’intelligence artificielle – la publication sous le format livre donne aux journalistes un moyen de faire évoluer leur métier, ainsi qu’une issue possible à la crise qu’ils endurent. Elle leur permet aussi de retrouver une certaine indépendance, perdue quand ils se mettaient au service d’un quotidien ou d’un hebdomadaire. Ainsi, ils sont de plus en plus nombreux à se tourner vers la publication de livres, soit en substitution des périodiques, soit en accompagnement. Notons que, parallèlement, les supports du journalisme se multiplient : romans graphiques, films de cinéma, podcasts…
J’ai voulu m’arrêter sur trois de ses représentants les plus fameux en France (Florence Aubenas, Emmanuel Carrère, Jean Hatzfeld) dont la démarche est différente et complémentaire à la fois. J’ai choisi également de mentionner d’autres auteurs, plus confidentiels, mais dont le travail paraît pertinent vis-à-vis des thématiques actuelles. Mais revenons d’abord un peu en arrière avec l’histoire du journalisme littéraire français, et les origines de la pratique des enquêtes en immersion.
Il serait impossible d’aborder l’histoire du journalisme littéraire français sans mentionner Albert Londres (1884-1932). Ce reporter de légende est considéré comme l’un des pères du mouvement, en France et au-delà. Exerçant simultanément la profession de journaliste et d’écrivain, il s’est distingué par sa ténacité, sa bravoure ainsi qu’un investissement total dans ses sujets. Avec lui a commencé à se développer en France la tradition du « grand reportage », un journalisme engagé qui parfois va de pair avec une forme de militantisme ou d’activisme politique et social. Il ne s’agit pas seulement de rapporter ou de décrire des situations de façon neutre (informer), mais aussi de convaincre, souvent avec passion, de la justesse d’une cause. Dénoncer les inégalités et la cruauté des hommes était l’obsession d’Albert Londres. Plus que tout, il désirait provoquer une réaction chez ses lecteurs, les amener à voir le monde différemment et in fine changer la société. Pour cela, il était prêt à se rendre à l’autre bout de la planète,[8] puis à passer des mois voire des années pour « épuiser » la matière d’un article. Il apparaît dès lors naturel que les Nouveaux Journalistes se réclament de son héritage. On lui a reproché de pratiquer un journalisme radical ; d’avoir des partis-pris trop visibles, pas assez nuancés. Florence Aubenas, qui ne manque jamais une occasion de lui rendre hommage, est souvent confrontée aux mêmes critiques.
C’est aussi le cas de Maryse Choisy (1903-1979), qui subit un temps les foudres de ses contemporains, désapprouvant son impertinence et sa liberté de penser. D’une certaine manière, cette dernière était allée encore plus loin qu’Albert Londres dans l’immersion pure, se glissant littéralement dans la peau de ses sujets, comme on enfile un nouveau vêtement. Pour le journal L’Intransigeant, Choisy s’est fait passer pour une vendangeuse, une ouvrière, un mannequin, une vendeuse, une chauffeuse de taxi et même une dompteuse. Véritable caméléon, créature protéiforme, elle s’est efforcée dans ses articles de décortiquer, non sans un certain humour, le quotidien de chacun de ces métiers. Passionnée avant l’heure par la question des identités multiples et de l’inversion des genres, on peut estimer qu’elle est l’une des pionnières en France du reportage en immersion, du moins chez les femmes.[9] Elle accéda à la notoriété avec son grand reportage sur la prostitution, Un mois chez les filles, rédigé quand elle avait vingt-cinq ans. Le reportage, qui fut publié en livre, devint un best-seller : il se vendit à 450 000 exemplaires. Pour les besoins de son enquête, Choisy avait endossé l’identité d’une prostituée. Son projet initial était de décrire les maisons closes depuis l’intérieur, afin de sensibiliser l’opinion sur la condition des travailleuses du sexe.[10] Elle n’hésita pas à s’impliquer elle-même dans ses recherches ; allant jusqu’à se compromettre physiquement – bien qu’il soit difficile en vérité d’évaluer jusqu’à quel point. Tout le suspense du récit repose d’ailleurs sur cette question : jusqu’où ira-t-elle ? Choisy, avec une certaine habilité, entretient l’ambiguïté. On peut néanmoins bien parler de « mise en danger de soi »(Thérenty, 2021) : pour son enquête, elle s’est mise à disposition, y compris physiquement (en théorie) – principe que l’on retrouve dans le Nouveau Journalisme comme dans le journalisme de guerre. Son reportage, dont le style littéraire enjoué évoque par moment Colette, fera scandale. Il sera maintes fois imité, mais, surtout, participera à l’avènement d’un « journalisme de femmes » – ou se revendiquant comme tel, ce qui était loin d’être une évidence à ce moment-là (Thérenty, 2021) . Choisy reniera le livre par la suite ; pour autant, elle mènera toute sa vie des activités de militante féministe,[11] tout en poursuivant des recherches sur la psychanalyse. Sa conscience sociale est toutefois moins aiguë que celle de nos journalistes contemporaines. Choisy s’affirmait elle-même « élitiste », et se montrait moins sensible aux inégalités – qu’elle tolérait parfois – que ses successeuses. Avec le temps, Un mois chez les filles s’est révélé surtout un témoignage exceptionnel sur l’époque des Années folles. On peut également noter que le travail de Maryse Choisy explore toutes les problématiques de l’identité (sexuelle, culturelle, religieuse…) – en cela, elle s’est montrée visionnaire, car il ne faut pas oublier que nous ne sommes alors qu’au début du vingtième siècle.
Cette méthode d’enquête est très proche de ce que l’on appelle dans le monde scientifique « l’observation participante ». Le principe est de s’immerger dans la vie des gens, d’évoluer parmi eux, de passer le plus de temps possible (en se faisant le moins remarquer), puis de partager cette expérience sous la forme d’études, d’essais ou d’articles. La plupart des anthropologues et ethnologues considèrent que cette méthode est la plus à même d’accéder à la vérité, quel que soit le domaine de recherche. Une conviction partagée par les Nouveaux Journalistes. Pour cette raison, beaucoup d’ouvrages se trouvent au croisement de la sociologie et du journalisme. Dans la pratique se pose néanmoins un problème moral, soulevé la plupart du temps par les auteurs eux-mêmes : soit ils avouent dès le début leur véritable dessein (écrire un article ou un livre), soit ils cachent la raison de leur présence dans le groupe. Dans le premier cas, ils prennent le risque d’être mal jugés et de perdre la confiance des gens. Dans le second cas, ils s’exposent inévitablement au mensonge et peuvent en éprouver une forme de culpabilité existentielle : une impression de perte ou d’usurpation d’identité, proche de celle que doivent ressentir les espions. Ce dilemme est consubstantiel au journalisme littéraire,[12] et renvoie à une question philosophique : pour atteindre la vérité (en présupposant : avec l’espoir et le désir de « faire le bien »), n’est-il pas nécessaire parfois d’emprunter certains chemins tortueux, moralement questionnables – autrement dit, de mal se comporter, pendant un moment au moins ?
Dans Un séjour en France (2015), l’enquête de Bérengère Lepetit, l’inquiétude est présente tout le long du récit. Cette problématique se ressent d’autant plus que Lepetit n’est restée qu’un seul mois dans l’environnement de son enquête – un abattoir de poulets dans le Finistère. Un mois, cela paraît à la fois long et pas assez. Son reportage, vécu lui aussi de l’intérieur (elle s’est fait embaucher comme ouvrière) est saisissant et frustrant par certains côtés. Un peu à la manière d’un instantané, il fulgure régulièrement, mais laisse aussi un sentiment d’inachevé, peut-être parce qu’il manque d’angles ou de diversité de points de vue. Néanmoins, la sincérité de la démarche de Lepetit n’est pas en cause. Toutes les réflexions posées dans le livre sont passionnantes, les opinions exposées convaincantes ; en outre, Lepetit a le mérite de dévoiler un aspect du pays que l’on préfère d’habitude ignorer (dans les médias ; à travers les films, les séries ou les livres), parce que considéré comme peu digne d’intérêt, pas assez photogénique, y compris dans sa représentation de la pauvreté. Par moments, on a l’impression d’effectuer un voyage dans le temps et de retrouver la France que dépeint Émile Zola dans ses romans. Il s’agit pourtant de l’époque actuelle. Lepetit semble d’ailleurs accorder beaucoup d’importance à contextualiser son enquête, et le récit est émaillé de références à l’actualité.[13] Elle prend toujours soin de rappeler ce qui la différencie socialement du milieu dans lequel elle s’est « invitée », et conclut son ouvrage avec une forme de mea culpa, où elle affirme, en quelque sorte : oui, j’ai conscience de ma condition de privilégiée, pour autant je revendique la sincérité et l’authenticité de ma démarche. Bérengère Lepetit insiste beaucoup sur son affection pour le monde ouvrier et les classes populaires.
C’est le même milieu qui passionne Florence Aubenas et constitue le sujet de la plupart de ses enquêtes – dont le fameux Quai de Ouistreham. Pour ce grand reportage, Aubenas s’est inscrite à Pôle Emploi sans révéler qu’elle était journaliste.[14] Après diverses petites missions, elle a fini par être engagée comme agent de propreté sur des ferries, et a décrit avec application le quotidien effarant de ces gens. L’expérience dure six mois et Aubenas en ressort très affectée. On trouve les mêmes questionnements que dans le livre de Bérengère Lepetit. Florence Aubenas s’interroge sur sa légitimité : elle craint la réaction des personnes dont elle partage l’existence (auxquelles elle s’est attachée, inévitablement), lorsqu’elle devra leur dévoiler son véritable objectif. Elle redoute de les blesser : comment vont-ils réagir, quand ils vont comprendre qu’elle ne vient pas du même milieu social qu’eux, et qu’elle les a (en quelque sorte) bernés, même si pour une bonne cause ?
Le reportage de Florence Aubenas est par moments spectaculaire. Une de ses qualités (tout le talent d’Aubenas est là) est qu’il rend captivant, presque à la manière d’un thriller, la description du quotidien de « petites gens », effectuant de basses besognes. Le ménage (comme tous les emplois liés à la propreté en général) constitue sans doute l’un des domaines les moins valorisés du monde du travail, alors qu’il est l’un des plus difficiles, des plus répétitifs et assommants qui soient. L’enjeu pour Florence Aubenas est de rendre à ces travailleurs de l’ombre leur dignité ; ce qui est honorable en soi, mais repose, en partie en tout cas, sur une dissimulation. Quoi qu’il en soit, l’objectif est atteint, notamment par le biais d’un travail rigoureux sur l’exploration du quotidien. Il est tout à fait remarquable qu’Emmanuel Carrère, autre journaliste littéraire de renom[15] (troquant pour l’occasion sa casquette d’écrivain pour celle de réalisateur), ait tiré du livre de Florence Aubenas un long-métrage, sorti sur les écrans au début de l’année 2022.[16] Le le film a connu un immense succès en salles…
L’étude en profondeur du quotidien peut avoir d’autres vertus pour les journalistes. En 1993, Emmanuel Carrère entend parler pour la première fois de l’affaire Jean-Claude Romand.[17] Le caractère hors du commun du fait divers le fascine. L’attraction qu’exercent les faits divers sur les écrivains ne date pas d’hier, elle a été maintes fois étudiée et commentée.[18] Le fait divers, au croisement de l’incident romanesque – parfois spectaculaire – et du fait social, fournit une matière de premier ordre pour les récits. À chaque fois, il s’agit de vies ordinaires qui basculent du jour au lendemain dans « l’extraordinaire » ; d’un quotidien qui dévie de son parcours habituel, provoquant crimes et drames. En cela, les faits divers révèlent les failles de nos sociétés. Dès lors, les Nouveaux Journalistes ne pouvaient que passionner pour eux.
Carrère prend contact avec Romand puis entreprend une longue enquête, qu’il envisage de convertir plus tard en livre. Le projet fait tout de suite penser au chef-d’œuvre de Truman Capote De sang-froid (1966), dans lequel l’écrivain américain retrace l’histoire du quadruple meurtre d’une famille de fermiers au Kansas. De sang-froid demeure une référence incontournable du Nouveau Journalisme : le roman présenté, comme « non fictionnel »,[19] constitue à la fois un témoignage incomparable, archidocumenté et nuancé, et un classique de la littérature policière – voire de la littérature tout court. Nul doute que Carrère avait en tête le récit de Truman Capote quand il s’est plongé dans ses investigations. Ainsi, il avait certainement conscience des risques : côtoyer d’aussi près le mal et le crime ne peut pas être sans conséquences.[20] Dans L’Adversaire, titre donné au projet, l’écrivain décrit le quotidien de cet être a priori ordinaire, jusqu’au point de bascule ; le jour funeste où Romand assassine toute sa famille et son chien. Carrère se captive à l’étude de l’étrange rythme de vie de Romand ; ses déplacements absurdes, la monotonie de ses journées, la répétition des mêmes gestes. L’écrivain français décrit la sourde montée du mal qui s’opère en lui, conséquence de l’abrutissement d’un quotidien trop ordinaire, reposant qui plus est sur une folle mystification.[21] Carrère déroule l’enchaînement de mensonges qui ont mené Romand à commettre l’irréparable. Il expose avec patience et méticulosité les habitudes de cet homme si routinier, si « lisse » en apparence, qui passe des heures à somnoler dans sa voiture, sur des aires d’autoroutes ou des parkings de centres commerciaux, tandis qu’il prétend – vis-à-vis de son entourage – travailler pour l’OMS. Le livre est un triomphe ; il sera adapté au cinéma comme au théâtre, avec beaucoup de retentissement à chaque fois.[22] Mais si Emmanuel Carrère parvient à faire la lumière sur certains aspects de la personnalité de Jean-Claude Romand, en déconstruisant les rouages implacables qui l’ont conduit à l’horreur, il maintient néanmoins une part d’ambiguïté et de mystère sur cet individu au destin meurtrier.
La même ambition sous-tend le travail phénoménal de Jean Hatzfeld sur le Rwanda – bien qu’à une tout autre échelle, puisque sur un pays entier. Hatzfeld a estimé que seule la dissection aiguë du quotidien des tueurs permettait d’appréhender avec justesse l’effroyable réalité du génocide des Tutsis. Hatzfeld a passé un temps considérable en compagnie des bourreaux hutus, désormais emprisonnés ; les interrogeant sans relâche, n’hésitant pas à se confronter à l’abomination, au risque de mettre sa propre santé mentale en jeu. Une saison de machettes est le nom du récit que Jean Hatzfeld tire de ses entretiens, publié en 2003 aux éditions du Seuil. Les assassins du Rwanda y apparaissent comme des gens terriblement normaux, sans relief, qui ont juste voulu s’enrichir ; profiter de l’occasion pour augmenter leur capital, tout en obéissant aux ordres, sans jamais protester. Hatzfeld s’applique à rapporter leurs propos avec exactitude ; il réutilise sciemment leur vocabulaire : mots, tournures de phrases, expressions et images. Une saison de machettes est aussi un formidable livre sur le langage et la prise de parole. Hatzfeld cherche à mettre le lecteur (si tant est que ce soit possible) dans la peau des bourreaux. C’est ce qui rend l’ouvrage si âpre et dérangeant. Le principe de la « répétition » se trouve également au cœur du récit ; la reproduction aveugle des pratiques meurtrières, l’enchaînement ininterrompu de journées sanglantes, les barbaries plus innommables les unes que les autres. Hatzfeld met en évidence le caractère hypnotique, comme démoniaque, du quotidien des bourreaux. Par ailleurs, comme dans le roman d’Emmanuel Carrère, on ne peut s’empêcher d’éprouver en le lisant un sentiment de frustration. Une chose essentielle semble échapper inlassablement au regard pourtant acéré d’Hatzfeld (il le reconnaît d’ailleurs lui-même) – comme un point aveugle. Malgré l’effort colossal déployé par Hatzfeld pour tenter de pénétrer l’origine du mal,[23] il reste toujours une part d’incompréhensible et d’insaisissable dans la mécanique du génocide :
Les Russes, les Espagnols, les Argentins, les Roumains, les Irakiens et bien d’autres à une époque de leur histoire ont mesuré l’efficacité des machines à broyer les esprits, conçues par Staline, Franco, Videla, ou Ceausescu, Hussein, autant de dictateurs qui ont obtenu une massive soumission de la population, un renoncement, une sorte d’abrutissement et une accoutumance à la délation, mais qui n’ont pas soulevé de cortèges enthousiastes et populaires, tuant en chanson tous les jours aux heures de travail. Si ces historiens et ces philosophes occultaient le caractère irrationnel et exceptionnel du génocide, ils pourraient s’avérer équivoque, voire dangereux, dans la mesure où ils encourageraient le pessimisme ou la bigoterie ; ou, plus désespérant, aviveraient le pire des fléaux de notre cité : le cynisme. (Hatzfeld, 2003, p.157)
Quoi qu’il en soit, Jean Hatzfeld nous livre un compte rendu précis et glaçant de la tragédie. Cette étude s’inscrit parfaitement dans la thématique de la banalité du mal, si chère à Hannah Arendt – un angle qui passionne les Nouveaux Journalistes du monde entier.[24] Dans cette lignée, on peut évoquer enfin la minutieuse enquête initiée par le magazine Society sur la disparition et les meurtres de Xavier Dupont de Ligonnès ; un dossier paru en hors-série, aux ventes records. Dupont de Ligonnès y est dépeint comme une figure maléfique : personnalité indéchiffrable, redoutable escroc, et en même temps, un homme insignifiant. Là encore, les journalistes se sont intéressés à l’étrangeté qui émanait de cette histoire. Ils racontent la vie d’une famille normale qui tourne au cauchemar, mettent à jour les secrets bien gardés d’un être manipulateur ; l’engrenage d’impostures et de malversations, puis la conclusion atroce. Les recherches ont été particulièrement fouillées, un travail rendu possible par le temps que le magazine a alloué à ses reporters – quatre années d’enquête intense. Une autre forme d’immersion, qui peut se révéler tout aussi éprouvante et dommageable pour les auteurs.
Autre résonance possible entre les œuvres : la question du rendement, de la rentabilité, du profit ; l’obsession des chiffres que l’on retrouve en toile de fond presque systématiquement. On peut mentionner par exemple les exigences démesurées des différentes entreprises qui embauchent – sans avoir connaissance de leur projet initial – Florence Aubenas, Bérengère Lepetit, Elsa Fayner ou encore Madeleine Riffaud.[25] Toutes ces journalistes ont été frappées par l’aspect destructeur des tâches assignées aux travailleurs précaires, en vérité quasi impossibles à accomplir, et dont la finalité semble être d’écraser les individus, leur ôter toute personnalité, tout désir de rébellion.
Dans le récit d’Elsa Fayner Et pourtant je me suis levée tôt…, on retient entre autres l’angoissante description des méthodes managériales de l’enseigne IKEA – sous des dehors bienveillants. L’hypocrisie de la marque et de sa pseudo-philosophie (martelée sans arrêt aux employés) est dénoncée avec perspicacité et finesse par Fayner. La rentabilité et la croissance restent au centre des préoccupations, quoi qu’en dise la direction. La fameuse entreprise suédoise apparaît sous un nouveau jour, peu flatteur. Mais le livre de Fayner est aussi riche d’enseignements. La journaliste s’est investie dans son enquête, qu’elle a voulue la plus étayée possible, illustrée par des détails saisissants et des références précises. Elle montre toutes les étapes de la recherche d’un emploi ; la rédaction du CV, les petites annonces, les rendez-vous avec l’ANPE, les candidatures spontanées, la quête difficile d’un CDI. Puis, assez vite, les premières offres, particulièrement ingrates. Elsa Fayner se plonge littéralement dans le quotidien asservissant des travailleurs précaires. Comme ses confrères, elle n’occulte pas le problème moral – insoluble – que génère sa démarche :
Il ne s’agit pas de faire du tourisme, de se prendre pour un travailleur précaire le temps d’un reportage, et de rentrer chez soi trois mois plus tard pour retrouver son confort. L’idée n’est pas de tenter de se « mettre dans la peau de » quelqu’un d’autre, d’essayer d’intérieurement ce que l’expérience provoque, pour en témoigner. Ce n’est tout simplement pas possible : je ne suis pas réellement dans cette situation-là. Et ce serait peu respectueux des personnes qui la vivent au quotidien, souvent durant de longues années, sans autre perspective. (Fayner, 2008, p. 153)
Précédant de quelques années l’aventure de Florence Aubenas, Fayner s’est aussi fait engager comme préposée d’étage dans un établissement quatre étoiles. À chaque fois, on retrouve la fixation sur la cadence de production, le rythme à tenir, les ratios et autres quotas journaliers. La dimension sociologique de l’enquête est privilégiée. Fayner se repose sur de nombreuses statistiques, provenant de sondages ou d’études – on voit qu’elle maîtrise son sujet. C’est également, par certains aspects, une œuvre politique. Le monde représenté par Fayner est bien loin de l’eldorado économique promis par certains. La théorie du ruissellement apparaît pour ce qu’elle est, un mirage. Le vrai dénominateur commun est l’exploitation maximale de la main-d’œuvre. Elsa Fayner révèle l’abrutissement qu’engendre le travail, les humiliations, le mépris de la hiérarchie – les personnes sont déshumanisées pour n’être plus que des machines au service des dirigeants et des actionnaires :
Pas le temps, chacun court derrière ses objectifs, ses challenges, ses primes. Pour éviter de se laisser devancer par le collègue, pour ne pas être devancer par un plus vif, pour conserver sa place. Car l’intensification du travail comme l’individualisation croissante des contraintes et des salaires touchent tous les échelons de la hiérarchie en cascade. (Fayner, 2008, p. 153)
On pourrait dire la même chose des ouvriers des abattoirs du Finistère, des femmes de ménage d’Ouistreham, ou des agents hospitaliers à Paris... D’évidence, une caractéristique de l’époque (l’enquête de Madeleine Riffaud sur les hôpitaux est légèrement antérieure – on se doute cependant que les choses n’ont pas dû s’améliorer depuis), peu favorable aux améliorations des conditions de travail, avec le chômage de masse, la précarisation de l’emploi, la concurrence toujours plus féroce entre les entreprises.
Dans un autre contexte, c’est aussi ce qui saisit à la lecture d’Une saison de machettes de Jean Hatzfeld. Les bourreaux du Rwanda sont obnubilés par l’appât du gain, s’interrogeant sans cesse (au moment du massacre, puis rétrospectivement) sur leur aptitude à multiplier les « prises », autrement dit le nombre d’individus qu’ils sont capables d’exécuter en une journée – qu’ils appellent dans leur langage « couper », comme s’il s’agissait de plantes ou de mauvaises herbes, un détail signifiant – et les bénéfices en retour, par le biais des récompenses, ou des pillages :
IGNACE : Les tueries pouvaient être assoiffantes, éreintantes et souvent dégoûtantes. Toutefois elles étaient plus fructifiantes que les cultures. Surtout pour celui qui possédait une maigre parcelle ou une terre aride. Pendant les tueries, n’importe qui, avec des bras forts, rapportait à la maison autant qu’un négociant de renom. On ne savait plus compter les tôles qu’on entassait (…).
ALPHONSE : (…) dans les maisons abandonnées des Tutsis, on savait qu’on allait trouver des quantités d’une nouvelle contenance. On commençait par les tôles et le reste suivait. Le temps nous bonifiait grandement de tout ce qu’on manquait auparavant. La Primus quotidienne, la viande de vache, les vélos, les radios, les tôles, les fenêtres, tout. Il se disait que c’était une saison chanceuse et qu’il n’y en aurait pas deux. (Hatzfeld, 2003, p.73)
Avidité, opportunisme, profit… il ne suffisait de rien de plus pour qu’une implacable machine de guerre se mette en route : avec de simples machettes, les Hutus ont réussi à exterminer plus d’individus que les dignitaires nazis avec toute leur puissance industrielle (comparativement parlant, dans un laps de temps moindre), tout cela avec en ligne de mire le gain (animaux, tôles, parcelles et même bananes pour produire de l’alcool), et comme autre moteur, la haine du voisin (qu’ils appellent « les avoisinants »), cet être si proche et différent à la fois, détestation alimentée par des années d’endoctrinement.
Les journalistes littéraires, avec leur méthode immersive, que ce soit par le biais de l’infiltration d’un milieu spécifique, ou au moyen d’enquêtes de longue haleine, nous offrent des clés pour appréhender et comprendre le monde. En plongeant le lecteur dans des enquêtes minutieuses ayant trait au quotidien, les auteurs remettent au goût du jour le temps long – et refont de la patience une vertu. Les ouvrages des Nouveaux Journalistes offrent une alternative passionnante à l’agitation permanente qui règne désormais dans notre société, le brouhaha perpétuel de l’actualité et le déferlement d’images. La frénésie d’informations en temps réel engendre un déficit d’attention, une perte de repères. À l’heure des fake-news, du zapping, du scrolling, des tweets et des chaînes d’info en continu, le succès en librairie du journalisme littéraire nous montre cependant qu’il existe un vrai intérêt pour ce genre d’œuvres hybrides, entremêlant pratiques et disciplines – littérature, enquêtes sociologiques et/ou criminelles. Elles peuvent demander au lecteur un investissement plus important, mais le récompensent généreusement en lui permettant d’accéder à quelques vérités, même incomplètes ou contradictoires, sur la condition humaine. Avec les nouveaux défis qui apparaissent sans cesse à notre (triste…) époque, les bouleversements, les crises politiques et sociales ininterrompues – on peut estimer que les journalistes littéraires vont avoir de la matière pour de futurs nombreux livres.
[1] La formulation est de Robert S. Boynton, le directeur du programme de journalisme littéraire de la New York University. Les appellations sont nombreuses toutefois : les anglophones utilisent aussi les termes de « narrative non-fiction », « long form » ou « narrative journalism » ; en France on parle de « journalisme du réel ».
[2] Parmi les auteurs français, mentionnons : Florence Aubenas, Jean Hatzfeld, dans une certaine mesure Emmanuel Carrère ; ainsi que, bien que moins médiatisées, Madeleine Riffaud, Bérengère Lepetit, Elsa Fayner, et plus en amont (en avance sur son temps), Maryse Choisy. Liste non exhaustive, on peut citer également Valentin Gendrot (infiltré dans la police), Thomas Morel (trois ans parmi les travailleurs précaires), Anne Tristan (infiltrée au sein du Front national).
[3] Joseph Kessel, Colette, Pierre Mac Orlan, Blaise Cendrars, Nicolas Bouvier, Georges Orwell, pour ne citer qu’eux… la liste des auteurs ayant œuvré longuement à la frontière des deux diplines est infiniment longue.
[4] Tom Wolfe déclara, avec son fameux goût de la provocation : « Panique dans le monde littéraire ! Le roman est mort ! Le Nouveau Journalisme triomphe ! ».
[5] Tom Wolfe ne peut s’empêcher de rattacher le Nouveau Journalisme à une longue tradition littéraire française inspirée entre autres par le réalisme social de Zola ou de Balzac.
[6] Citons à ce propos un fameux et fascinant contre-exemple : Stephen Crane, l’un des précurseurs du genre aux États-Unis, a d’abord écrit de longues nouvelles, transformées par la suite en reportages publiés (avec succès) dans des journaux, puis reprises de nouveau sous la forme de romans – autrement dit, un va-et-vient permanent entre les disciplines.
[7] Adrian Nicole Leblanc, Michael Lewis, Lawrence Weschler, Eric Schlosser, Richard Preston, Alex Kotlowitz, Jon Krakauer, William Langewiesche, Lawrence Wright, William Finnegan, Ted Conover, Jonathan Harr, et Susan Orleans font partie de cette nouvelle génération.
[8] Pour ses articles, Albert Londres s’est rendu dans un grand nombre de destinations : Russie, Guyane, Asie, Argentine, Palestine, Sénégal, Congo, Balkans, etc.
[9] On trouve des équivalents dans le reste du monde… il vient à l’esprit par exemple Nellie Bly, la célèbre journaliste américaine ayant infiltré les hôpitaux psychiatriques.
[10] On retrouve la même démarche dans le livre d’Emma Becker, La Maison, paru en 2019 chez Flammarion. En vérité, il existe une tradition du genre « reportage en immersion dans le milieu de la prostitution », sans doute initié par Maryse Choisy.
[11] Son féminisme est sujet à débat. Choisy a certainement œuvré pour la cause des femmes, pourtant certaines de ses opinions apparaîtraient de nos jours complètement rétrogrades et obsolètes : « Indépendante, scandaleuse, anticonformiste, Maryse Choisy n’est cependant pas ce qu’on appelle une féministe. Si son discours pouvait le paraître, elle est avant tout élitiste, et sans doute conservatrice. Quand elle se déclarait en faveur des femmes ministres et des femmes députées, elle jugeait par ailleurs le suffrage des femmes dangereux. Un paradoxe révélateur d’une époque où l’affranchissement des femmes demeure en France bien laborieux. » (Choisy, 2015, p. 11)
[12] À ce sujet, les entretiens de grands journalistes littéraires menés par Robert S. Boynton sont édifiants. Il n’est pas un Nouveau Journaliste américain qui n’ait été confronté, à un moment ou un autre, à cette problématique. La question revient comme un leitmotiv dans les interviews.
[13] Il s’agit de l’époque des attentats de Charlie-Hebdo (janvier 2015).
[14] Ce qui paraît rétrospectivement assez sidérant. À noter toutefois que Florence Aubenas n’était pas encore si célèbre.
[15] Le cas d’Emmanuel Carrère est un peu particulier. Certes, il est considéré avant tout comme un écrivain, l’un des plus importants de la littérature française contemporaine. Néanmoins, pas un article sur le journalisme littéraire n’omet de le mentionner ou de le citer en tant que représentant incontournable du mouvement en France. Par ailleurs, il continue d’œuvrer pour la presse et de publier par la suite ses articles sous la forme de livres. Dernier projet en date : les chroniques judiciaires des audiences du procès des attentats du 13 novembre, rédigées pour le compte du journal l’Obs, prévues pour la publication sous la forme d’un recueil en septembre 2021.
[16] La sortie du film d’Emmanuel Carrère (intitulé Ouistreham) était prévue pour 2021, elle a eu lieu finalement le 12 janvier 2022. Le film a cumulé 400 000 entrées à ce jour.
[17] Jean-Claude Romand a menti à son entourage durant 18 ans. Au moment où il craint que la vérité finisse par éclater, il assassine sa femme, ses enfants, ses parents et son chien (le 9 janvier 1993). On le soupçonne d’avoir également assassiné son beau-père. Il est condamné à la perpétuité, puis libéré sous condition en 2019.
[18] Citons, entre autres : Mark Lits et Annick Dubied, Le Fait divers, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1999 ; Philippe Hamon, Introduction. Fait divers et littérature, Romantisme, no 97 « Le fait divers », 1997 ; Roland Barthes, Structures du fait divers, dans Essais, critiques, Seuil, coll. « Tel quel », 1964.
[19] La non-fiction est le terme le plus fréquemment utilisé pour les anglophones pour désigner le genre.
[20] Truman Capote ne ressortira pas indemne de son enquête : il plonge par la suite dans une dépression noire et ne s’en remettra jamais tout à fait.
[21] Curieusement, le thème du mensonge est récurrent dans le Nouveau Journalisme. Falsification d’identité, imposture et duplicité reviennent comme des motifs lancinants : autrement dit, l’inverse même de ce que le journalisme littéraire, si soucieux d’authenticité, incarne.
[22] 2001, L’Emploi du temps, film réalisé par Laurent Cantet ; 2002, L’Adversaire, film réalisé par Nicole Garcia, en compétition officielle au Festival de Cannes la même année ; 2016, L’Adversaire, adaptation théâtrale de Frédéric Cherbœuf et Vincent Berger.
[23] Jean Hatzfeld a consacré pas moins de trois livres au drame du Rwanda. En plus de la parole des bourreaux, il a recueilli les témoignages des survivants (Dans le nu de la vie, Seuil), puis il a interrogé de nouveau les meurtriers et les rescapés, douze ans après le génocide (La stratégie des antilopes, Seuil).
[24] Beaucoup d’ouvrages du Nouveau Journalisme tournent autour de ce thème, par exemple Pourquoi Hitler ? : enquête sur l’origine du mal de Ron Rosenbaum, Sur ordre de Dieu, double meurtre au pays de mormons de John Krakauer, Le Journaliste et l’assassin, de Janet Malcom.
[25] Madeleine Riffaud, ancienne résistante, militante et journaliste, s’est fait engager incognito comme agent hospitalier à Paris dans les années 70. Le récit qu’elle en a tiré (un best-seller de l’époque) s’intitule Les linges de la nuit. Il a été réédité chez Michel Laffont en 2021.
Sven Hansen-Løve poursuit actuellement des recherches à l’Université de Cadix, en préparation d’une thèse sur le Journalisme Littéraire.