Anna Ledwina & Michał Wanke / Université d’Opole / Pologne
La notion de « limes », par nature instable, mouvante, indéterminée, ne se laisse pas définir facilement. Elle marque une séparation de deux espaces (un dedans et un dehors) ou de deux temps (un avant et un après). En effet, elle renvoie à l’idée de tout ce qui est infranchissable ou inaccessible dans le domaine de la connaissance ou de l’action, ou bien elle est entendue comme « frontière ». Perçue en tant qu’outil de contestation politique ou instrument d’émancipation sociale, elle est synonyme de limite, de ligne (conventionnelle ou de démarcation), de marge. Ainsi, la frontière, se rapportant à la géographie, à la politique, à la philosophie, à la morale, est un concept polyvalent qui recouvre plusieurs sens. Au-delà de ces derniers, elle reste associée aux oppositions telles que le même et l’autre, la loi et la transgression, constituant une véritable zone de confluence, à la fois lieu de séparation et point de contact, symbole de désir et de répulsion (Debray, 2010, p. 30). La frontière se révèle donc une notion complexe et d’une grande fécondité.
Il semblerait que la question de la pertinence des frontières soit aujourd’hui remise en cause, suite aux croisements et aux débordements produits par ces dernières. De ces mélanges sortent de nouvelles perspectives pour la réflexion liées aux concepts de métissage et d’hybridation. C’est dans cette optique qu’il serait souhaitable d’envisager le Dossier central de ce sixième numéro de la revue HYBRIDA, consacré à la frontière, « fondatrice de la différence » (Raffestin, 1986, p. 4) qui peut revêtir plusieurs formes : spatiale, raciale, civilisationnelle, culturelle, langagière et bien d’autres.
Le Dossier LIMES, ayant l’intention de présenter la problématique abordée d’une façon interdisciplinaire, se compose de onze articles (sept en français et quatre en anglais). On y retrouvera à maintes reprises le terme « frontière », lié à d’autres notions comme celle de marginalité, ou celle de fluidité identitaire, culturelle, générique, créative et linguistique, à la fois lieu de fusion ainsi que de friction géopolitique et civilisationnelle. En effet, le vocable latin « limes » nous invite à l’analyser sous d’autres angles comme celui de la performativité de l’écriture, ou celui du dialogue, ou encore celui des zones de liminalité.
Ce n’est pas aléatoire que le dossier s’ouvre sur le texte de Fatima Marinho intitulé À quoi sert une frontière ? (à propos de Le Cabinet des Merveilles de Mario Pasa, Celui qui est digne d’être aimé d’Abdellah Taïa et Zinc de David Van Reybrouck). Cette notion reste inhérente à toutes les affirmations identitaires (Benmakhlouf, 2011, p. 34), et, à la fois, elle se réfère au lieu de la rencontre de l’autre (Szary, 2015, p.15), de l’émigré, étant à la base de la société postmoderne. L’auteure, de façon fort intéressante, persuade que l’absence de frontières peut en construire, symboliquement, d’autres plus fortes. Cette ambiguïté essentielle pose des problèmes d’intégration qui se répercutent sur l’identité (illimitée, perdue ou intrusive) des individus à l’exemple des trois textes qui rendent compte que les frontières ne se laissent pas classer d’une manière univoque et stable étant donné qu’elles illustrent les contradictions inhérentes au concept de « limes ».
Le Cabinet des Merveilles (1995) de Mario Pasa fait ressortir l’exclusivité historique de la vision européenne et une tentative de définir l’instabilité identitaire. Celui qui est digne d’être aimé (2017) d’Abdellah Taïa actualise le problème de la frontière psychologique, conséquence d’un « choc » émotionnel, provoqué par l’appartenance à des cultures différentes. Zinc (2016) de Davis Van Reybrouck véhicule des crises d’identité, résultat de la difficulté de choisir, et, à la limite, des sentiments de révolte et de radicalisation.
Dans une perpétuelle crise identitaire vivent également les protagonistes de Marie NDiaye dont l’œuvre se focalise sur la marginalisation sociale. Ses romans questionnent la place de l’étranger en France où l’identité est déterminée par le jugement de l’autre qui cherche à créer de nouvelles relations lui permettant de combler son manque, de lutter contre le racisme et la xénophobie. Cet état des choses fait que les relations interpersonnelles dans les sociétés actuelles, en perpétuelles mutations, soient marquées par la diversité culturelle. Il s’en découle, entre autres, l’éclatement du genre romanesque. En effet, le lecteur ou la lectrice assistent à la mise en forme d’un roman protéiforme caractérisant cette « esthétique de la résistance » (Moura, 2013, p. 66). Celle-ci consiste en la transgression du modèle métropolitain devenu incapable d’exprimer l’identité des peuples en phase de changer leur destinée.
C’est ainsi que Pierre Nduwayo suggère dans son article que les textes ndiayïens, analysés à la lumière de la théorie postcoloniale, participent au croisement et à la fusion des genres littéraires, en mettant en doute le roman classique et la notion de « limite » entendue au sens traditionnel. Cette écriture de l’hybridité « relève d’un “rêve d’unité” voulant concilier des univers symboliques différents » (Moura, 2013, p. 147). Elle serait la conséquence de la mondialisation qui génère le métissage sous toutes ses formes et traduirait aussi, d’une certaine manière, la vision universaliste qui caractériserait l’auteure.
C’est précisément ce sens de la frontière, comme étant le principe de l’hybridation et se manifestant dans la polyphonie des œuvres littéraires, que Mourad Loudiyi aborde dans son analyse de Rêves de femmes : une enfance au harem (1996) de Fatéma Mernissi et qui l’amène à accentuer le caractère véritablement dialogique de la culture, de l’Histoire, de la société et de leurs fondements symboliques. La frontière, notion incontournable dans l’existence et la caractérisation des figures féminines, devient « topos » (riche et conflictuel) aux structures diverses : matérielles, mais aussi abstraites, spirituelles et morales. Le récit mernissien dévoile des frontières bien établies par le patriarcat, incarné par un harem domestique : « un microcosme féminin avec des structures sociales fixes, des hiérarchies et des rituels […] qui impose également des règles qui déterminent la vie dans ce lieu clos » (Jürges, 2008, p. 7).
Le livre représente la conjoncture indubitable des vicissitudes identitaires, culturelles et sociales de son auteure, où se déploient, à la fois, une dynamique de dissémination, un métissage et un rejet de canonisation. Pour Mernissi, l’écriture constitue un véritable acte de libération. La prise de parole permet à la narratrice d’éveiller l’imagination du public lecteur, de le sensibiliser vis-à-vis de la discrimination. Dans cet esprit de subversion esthétique, en accord avec celui de métissage et de transculturalisme, la frontière est traversée par d’autres domaines du savoir (politique, histoire, sociologie et idéologie féministe), d’autres formes d’expression (théâtre, poésie et chanson), mais surtout elle permet de réfléchir sur l’interaction avec les autres.
Qu’elle soit donc perçue comme présente ou absente, ouverte ou fermée, concrète ou virtuelle, la frontière est impliquée dans toute manifestation féminine ou plutôt féministe. Un autre exemple fort éloquent serait l’œuvre d’Hélène Bessette, une expérimentation permanente qui remet en question toutes les limites, dans l’art en général et dans l’art littéraire en particulier, par le biais de la transgression des règles. C’est ainsi que Marianne Camus nous fait plonger dans l’univers de Bessette, une auteure « maudite », considérée comme une pionnière du roman poétique, et dans son œuvre totale qui se veut in fine, une tentative de dépasser ou d’effacer les limites, non seulement entre les genres littéraires (fiction, poésie, théâtre) mais aussi entre les formes de création (écriture et musique, écriture et performance, écriture et peinture). En effet, la complexité du travail accompli par l’écrivaine sur la langue, sur la narration et sur les interactions entre les différents « médias » artistiques fait brouiller toutes les frontières, même celles qui séparent l’auteure de ses lecteurs ou lectrices.
Le concept de frontière se laisse interpréter à la fois en tant que « limes » ou limite et « limen » ou seuil (d’accès et d’échange avec les autres). En ce sens, Santa Vanessa Cavallari semble suggérer que la question de la frontière nuyoricaine est épineuse non seulement en ce qui concerne la diaspora (culturelle, politique) et l’hybridité, qui se fait porte-parole du déséquilibre avec les États-Unis dans United States of Banana (2011) de Giannina Braschi, mais également, et de manière particulière, en relation avec les enjeux du féminisme latino-américain.
Sous sa plume, nombreux sont les éléments qui véhiculent une représentation emblématique de la frontière et de son dépassement. Parmi ceux-ci, il vaut la peine d’attirer l’attention sur le mélange linguistique et le dialogisme utilisés comme expédients artistiques. Perçue de cette perspective, la notion de « limes » n’est plus considérée comme démarcation mais plutôt comme système de communication, en prouvant que l’identité portoricaine, tout comme la langue, sont composites, hybrides et (trans)frontalières.
La problématique de la pluralité de points de vue, s’exprimant par une composition polyphonique du roman choral, reste au centre des intérêts de Mohamed Mbougar Sarr qui s’emploie à démonter les frontières effectives et à déconstruire les frontières symboliques, empêchant le dialogue, érigées entre les êtres humains par peur de se perdre ou de se remettre en question. Pour Virginie Brinker, Silence du chœur (2022) constitue également un bel exemple de la performativité de l’écriture qui vise à se frayer un chemin afin de trouver une voix, mettant à l’épreuve la possibilité de dire. Ce qui aboutit à un essai d’abolition des frontières entre l’art et la vie afin de retrouver la dimension mythologique de la migration qui inviterait à penser, à questionner, à rejeter des « pré-jugés », à envisager une manière de vivre ou d’habiter ensemble, en se rendant bien compte que les lieux-frontières sont propices à la rencontre des individus et à la possibilité de « faire advenir la complexité pour refaire corps » social. Or, il est souhaitable d’aller au-delà de la frontière pour affronter l’autre indépendamment de sa différence, en vue d’accueillir l’étranger, l’immigré, l’exilé, le réfugié, le déporté, l’apatride.
Cette vision de la frontière ressemble à celle présentée par Mahmud Nasimi qui, selon Achille Carlos Zango, voit dans la capitale de la France la ville des frontières, un carrefour et un espace de passage et de croisement des peuples, des arts et des cultures. Cela autorise l’auteur à constater, à partir de l’analyse de l’œuvre Un Afghan à Paris (2021), que la littérature de dialogue caractérise les écrivain·e·s migrant·e·s, en traduisant un franchissement des frontières entre des pays et des continents différents. Il paraît donc que la rencontre interculturelle, s’incarnant dans la création littéraire, permettrait à l’écrivain de rompre les barrières et de valoriser les identités transfrontalières.
Cette œuvre constituerait donc la mise en exergue de l’expression du processus de reconstruction identitaire et de quête intérieure de soi par le biais d’un questionnement sur les différentes formes symboliques que prend la frontière : celles des temps, des espaces, de l’histoire, de la langue, du parcours et de l’expérience personnelle. En conciliant les différences culturelles, en se réalisant pleinement dans cette dualité existentielle, l’auteur prône implicitement un dialogue entre l’Orient et l’Occident. Le véritable témoignage en est le choix du français comme langue d’écriture du récit autofictionnel qui questionne la portée de la migration dans la reterritorialisation identitaire.
Comme on l’annonçait, quatre articles rassemblés dans ce volume ont été écrits de l’autre côté de la frontière linguistique : en anglais. Ces textes constituent quatre approches différentes des sciences humaines et sociales et sont interdisciplinaires en eux-mêmes : études cinématographiques ou culturelles, anthropologie et études littéraires, philosophie et sociologie, enfin études des migrations dans une perspective anthropologique.
Nous voudrions contribuer à un véritable bouleversement de structure dans une sorte de révolution scientifique mineure (Kuhn, 1962). Partant d’une approche méthodologique qui se situe dans la frontière entre les sciences humaines et sociales, les auteur·e·s ont abordé la notion de « limes » se déplaçant dans des domaines de recherche et des approches théoriques complètement différents. De cette façon, une sorte de déterritorialisation des phénomènes et des concepts s’opère dans ce volume. En effet, notre objectif était également de participer modestement à la discussion sur les frontières des disciplines scientifiques et sur la méthodologie de la recherche en proposant un nouveau rapprochement qui s’est avéré passionnant (Deleuze et Guattari, 1988).
L’étude cinématographique sur la filmographie chinoise réalisée par Stankomir Nicieja, dans une perspective critique et postcoloniale, interroge les catégories conceptuelles simples de l’orientalisme et de l’occidentalisme (Said, 1978) et les clichés liés à la manière d’utiliser la cinématographie technologiquement avancée dans la construction de la frontière entre l’Est et l’Ouest. L’analyse politique des significations et des modes de pensée qui y sont encodés attire l’attention sur les fractures globales et les rétroactions et les appropriations culturelles. C’est ainsi que la fonction instrumentale de la création de l’altérité par le biais de l’orientalisation ou de l’occidentalisation constitue une frontière symbolique. Il convient de s’interroger également sur le public récepteur de ces messages et leur réaction. L’orientalisme semble justifier la domination de l’Occident sur l’Orient en acceptant le colonialisme et l’exploitation qui caractérise le modèle d’un capitalisme mondialisé. Cependant, paradoxalement, l’occidentalisme des mégaproductions cinématographiques de la République populaire de Chine sert à créer des relations de pouvoir à l’intérieur du territoire (Chen, 1995).
Une analyse anthropologique axée sur les biographies et les bibliographies des exilés polonais travaillant au service de l’empire russe constitue une étude historique et multidimensionnelle vraiment pertinente sur la notion d’impérialisme. Karina Gaibulina prouve que la domination politique et militaire nécessite des forteresses et des murs qui marquent ses frontières et fournissent les principaux outils et mécanismes de son expansion. Cependant, l’exploitation, le travail forcé ou la « déqualification » sont également des concepts essentiels de l’analyse critique contemporaine qui pourraient s’appliquer aisément aux intellectuels au service de l’empire.
Les migrations contemporaines, plus ou moins forcées, sont aussi le résultat des jeux impériaux et des déplacements entre les centres et les périphéries (Wallerstein, 1984). Il est important de ne pas négliger la nature bidirectionnelle de ces influences. Même si les exilés travaillent pour l’empire, celui-ci contribue d’une certaine manière à leur développement. C’est ainsi que se tissent des rapports ambivalents qui fomentent la croissance mais également la rébellion. Un parfait exemple de ces contradictions est Solidarité, un produit de l’idéologie du mouvement ouvrier de l’Union soviétique qu’elle essayait de contrôler (Zarycki, 2022).
La perspective postcoloniale est également présente dans l’article de Kitija Mirončuka qui analyse l’exposition aux frontières de soi et de l’autre, marquée par la domination impérialiste. C’est ainsi que les différences et les distinctions entretiennent les relations de pouvoir et produisent une forme de discrimination complètement incarnée dans l’expression du racisme (Lamont et al., 2015). La matérialité de cette frontière se manifeste par le biais de la réification des personnes appartenant à des « minorités » et par l’application des catégories symboliques de la race, ainsi que l’instrumentalisation des traits corporels. En effet, le racisme se sert de la distinction entre l’autre et soi-même et la concrétisation de l’altérité – dans le cas des personnes racisées – se produit par la visibilité et le simple fait d’exister, d’être avec autrui, ainsi que par la simple prise de parole (Fanon, 2008).
Enfin, le texte de Luděk Jirka constitue un témoignage ethnographique concernant les frontières en action. Les jeunes scolarisé.e.s à l’étranger sont évalué.e.s (et jugé.e.s) en fonction de diverses motivations par rapport au lieu de provenance. Elles diffèrent selon les considérations au niveau macro ou micro : raisons structurelles ou économiques pour quitter le pays, investissement dans l’éducation ou désir de commencer une éventuelle carrière dans un autre pays, d’un côté ; raisons personnelles, biographiques, identitaires, relationnelles, de l’autre. L’interaction entre ces deux niveaux d’analyse fait l’objet d’une étude anthropologique sur les motivations des jeunes étudiant.e.s ukrainien.ne.s pour partir et pour rester en République tchèque.
Ce volume interdisciplinaire n’est pas seulement une contribution à la discussion sur les frontières, il montre également jusqu’à quel point le dépassement des limites entre les disciplines et les domaines de recherche peut être créatif et enrichissant. Après la lecture de cet ensemble de textes, nous aurons bien compris que le pouvoir, symbolique et matériel, ne peut être compris qu’à travers une approche dialectique. Ce Dossier LIMES nous a donc permis d’aborder les différents discours sur la limite ou la frontière ainsi que ses diverses représentations culturelles (littéraires ou cinématographiques), de comprendre les enjeux poétiques, politiques, historiques et sociaux de ce concept spécialement riche et changeant.
En effet, la notion de « limes » plus qu’une rupture ou une enclave devient une dynamique qui favorise l’échange et l’ouverture intellectuelle. Ainsi, créer c’est retracer les contours de l’histoire personnelle et collective, bref, franchir les frontières (géographiques, humaines et discursives), transcender les limites.