Transiter du ‘féminin’ au ‘masculin’. De Daniel Van Oosterwyck à Paul B. Preciado

Martine Renouprez / Université de Cadix / Espagne

Il, la première autobiographie d’un homme trans, celle de Daniel Van Oosterwyck, déclaré fille à la naissance, montre combien la procédure de changement de genre et de sexe fut longue et éprouvante dans les années 1970. Cette autobiographie vise à tracer une voie de compréhension du ressenti de celui qui s’éprouve comme profondément masculin. Cinquante ans plus tard, Paul B. Preciado dénonce à travers ses chroniques d’Un appartement sur Uranus l’enfermement identitaire des sexes et des genres ainsi que l’obligation de penser le monde sur le mode binaire. Sa transition vers la masculinité va au-delà du désir d’être un homme : c’est un acte politique révolutionnaire qui vise à faire sauter les catégories et à créer une nouvelle épistémologie qui donne leur juste place au tiers, à la marge, à la dissidence des genres.
Mots-clés : Trans ; masculinité ; autobiographie ; chroniques.

1. Introduction

La transition évoque le fait de passer d’un état de fait à un autre, d’un lieu à un autre, psychiquement ou physiquement. Elle implique un mouvement, le tracé d’un passage, la vrille d’une issue, et probablement un changement, car, lorsque je transite, je quitte un état ou un lieu connu vers l’inconnu et cet inconnu sollicite et force en moi la métamorphose.

La transition s’oppose à la tradition, aux évidences du groupe, aux politiques des États. Elle implique donc une certaine audace et ne peut réellement s’opérer que dans la bienveillance d’un environnement ouvert à la nouveauté. Cette bienveillance de la communauté a été indispensable dans l’histoire de l’humanité, lancée vers la survie et l’amélioration de ses conditions d’existence.

Mais la structuration même de notre façon de penser n’incline pas toujours à l’ouverture d’esprit. La culture occidentale – pour la prendre en exemple – est tributaire des philosophes grecs – surtout Platon, systématisé par Aristote – qui vont forger ses fondements sur la logique rationnelle. Cette logique, qui est incarnée par Socrate, force à la réflexion. Elle a cru pendant longtemps nous apprendre à penser correctement par système d’opposition, de catégorisation et de généralisation. Elle s’est basée sur les principes d’identité, de non-contradiction et de tiers-exclu. Or ces systèmes identitaires aujourd’hui nous emprisonnent, tracent des limites, élèvent des murs entre ce qui se pense comme divergence et non confluence, comme séparation et non union. Il en résulte que la transition, c’est-à-dire le passage d’une identité à l’autre, n’est pas permise, d’un État à l’autre, non plus. Les cartes d’identité et les frontières sont là pour nous le rappeler.

Pour quelle raison en est-on arrivé là ? Tout simplement parce que ces catégorisations qui se sont effectuées sur le mode dualisant (bien/mal, vrai/faux) ont permis le contrôle et la suprématie d’un des éléments sur l’autre (culture/nature, être humain/animal, homme/femme) et les éléments dominants ne sont pas prêts à abandonner les privilèges liés à leur pouvoir. Mais le monde d’aujourd’hui en est arrivé à l’urgence de contempler la nécessité de la transition.

Dans le cadre philosophique, la transition incarne le tiers, l’élément exclu, le lieu de l’entre-deux, du métissage, le point de rencontre et de conciliation des identités séparées. Par cette incarnation, le transit est une zone douteuse, un non-lieu, une non-identité vouée à la non-existence aux yeux des tenants des identités par nature figées, immuables, fermées et tenues d’être semblables à elles-mêmes : A est A et B est B. A ne peut être B. Pas de transit de A vers B. Et celui qui entreprend ce transit est condamné au non-être, au no man’s land, au malaise du non-lieu. C’est en cela que le passage d’une identité à l’autre ou d’un pays à l’autre pose le même problème, suscite en réalité le même questionnement et les mêmes réactions intolérantes. L’identité est une identification de groupe, de race, de classe, de sexe. Toutes sont construites par les différentes cultures et génèrent des comportements en concordance avec les attentes de la communauté.

Ce que nous nous proposons d’étudier ici, ce sont les difficultés liées au passage d’un genre à l’autre, dans la première et la dernière autobiographie produite sur ce sujet par le premier homme trans, Daniel Van Oosterwyck, et par Paul B. Preciado, dans ses chroniques, rassemblées et publiées en mars 2019, pour évaluer l’évolution du contexte et les changements dans la manière d’appréhender cette transition, de 1970 à nos jours.

2. IL (1975), de Daniel Van Oosterwyck

2.1. Récit autobiographique

Daniel est né le 23 décembre 1944 à Bruxelles et déclaré fille au registre civil. La première partie de l’autobiographie, intitulée « Elle ? », s’articule à un point d’interrogation qui met en doute son identité féminine. Dès l’âge de trois ans, Danielle rêve de recevoir un déguisement de cow-boy ou un train en bois pour son anniversaire, mais sa marraine lui offre « une magnifique poupée habillée de velours bleu et de dentelle blanche ! » (Van Oosterwyck, 1975, p. 26). Dès le lendemain, elle détruit entièrement sa poupée. Sa mère lui explique alors qu’elle est une petite fille qui doit jouer aux jeux de petite fille et ne pas déranger les garçons. Danielle n’a d’autre recours que de se réfugier dans ses rêves.

À l’âge de sept ans, lorsqu’elle entendit raconter, à l’Institut des Dames de ­Marie, comment Dieu « fabriquait de Ses mains un corps de petite fille ou de petit garçon, [et] y enfermait une âme de petite fille ou de petit garçon » (Van Ooster­wyck, 1975, p. 42), elle eut la révélation fulgurante qu’il s’était trompé : « C’est évident ! J’avais une âme de garçon, puisque je ‘pensais’ exactement comme si j’en était un » (Van Oosterwyck, 1975, p. 42). Elle confia son idée à la maîtresse qui lui rappela que l’Éternel était « infaillible » (Van Oosterwyck, 1975, p. 43). Après de vaines années de prière pour remédier à son problème et devenir un garçon, Danielle comprit qu’elle ne pouvait compter que sur elle-même et l’Église compta une fidèle de moin.

Son enfance ne fut que ruse pour pouvoir porter des pantalons et les cheveux courts, ce qui générait des conflits sans fin avec sa mère : « Je voulais un maillot comme Armand ou rien d’autre. Pendant un certain temps, d’ailleurs, ce fut rien d’autre » (Van Oosterwyck, 1975, p. 52). À l’âge de douze ans, en 1957, elle entendit à la télévision l’annonce qu’un jeune homme s’était converti en jeune fille : dans sa tête, « le compte à rebours venait de commencer » (Van Oosterwyck, 1975, p. 63).

L’adolescence avec les premiers signes de féminité corporelle fut pénible sans compter que Danielle n’adhère pas à la théâtralisation d’un genre qu’elle ne ressent pas, ce qui fait d’elle une personne décalée, que l’entourage scolaire va isoler : « Les mères en avaient parlé entre elles et toutes étaient arrivées à la même conclusion, à savoir que cette petite avait un drôle de genre ! » (Van Oosterwyck, 1975, p. 78). Soupçonnée d’être lesbienne, elle représente un potentiel dangereux pour ses amies. À la suite d’une coupe de cheveux trop courte, sa propre mère lui reproche son homosexualité. Danielle tombe des nues (Van Oosterwyck, 1975, p. 89). Les tensions entre elles la mènent, en 1963, à une tentative de suicide longuement mûrie, à partir de laquelle plus jamais sa mère ne fera de commentaire sur son comportement masculin.

Le décès de cette dernière, atteinte d’un cancer, est une délivrance. « Déguisée en fille » (Van Oosterwyck, 1975, p. 154), elle se rend chez un tailleur pour commander un smoking pour homme, prétextant jouer un rôle masculin dans une pièce de théâtre. Même ruse chez un bandagiste pour aplatir la poitrine par un corset. En se découvrant pour la première fois dans la glace ainsi vêtu·e :

Je restai clouée sur place pendant un temps qui me parut infini, absolument étourdie, pétrifiée, anéantie de stupeur ! Ce que je voyais là... Ce que je découvrais... C’était un jeune homme ! Un jeune homme qui était moi et que je trouvais beau... ! Pour la première fois de ma vie, je contemplais de moi une image qui ne me faisait ni honte, ni horreur ! (Van Oosterwyck, 1975, p. 156)

Difficile, dans ces années-là, de trouver un médecin qui puisse comprendre la transsexualité. Mais, le 17 mai 1969, Danielle tombe sur un article du journal Le Soir où des chirurgiens étaient accusés d’avoir opéré, pour la première fois en Belgique, un jeune transsexuel anversois, Jean-Marie Wynen, qui était décédé peu après d’une thrombose pulmonaire. Forte des études de droits dont elle avait entamé la licence, Danielle décide d’apporter son témoignage pour concourir à acquitter ces médecins lors de leur procès.

C’est en juillet de la même année qu’elle prend rendez-vous avec un endocrinologue, le Dr Jean Sergan. Cette rencontre marque le passage à la deuxième partie de l’autobiographie sous le titre « Il ! » (une masculinité confirmée par le point d’exclamation). Enfin, un médecin la comprend et décide de l’aider, à rebours des préjugés de l’époque qui avaient pour conséquence de condamner les identités trans à « l’isolement moral », à « l’incompréhension des autres », à l’idée que la transsexualité est « une homosexualité mal assumée » ou tout simplement qu’elle « n’existe pas » (Van Oosterwyck, 1975, p. 191). Une batterie de tests passés par le filtre d’un psychiatre confirme que Danielle n’entre pas dans la catégorie homosexuelle ; elle échappe d’ailleurs aux catégories des sexes et des genres établies par la logique rationnelle. C’est à la suite de ces tests qui le confortent dans son identité masculine que Daniel commence à s’exprimer au masculin. Bien que non conforme à la norme, son ressenti est irrévocable et il refuse toute forme de psychothérapie. La seule issue possible est l’opération chirurgicale pour conformer son corps aux traits masculins. Il faut souligner que l’idée de maladie est requise à l’époque pour pouvoir accéder au traitement hormonal et aux opérations. Jamais les constructions sociales de différenciation sexuelle et de genre ne sont remises en question. C’est pour cette raison que Daniel entreprend, le 20 octobre 1969, un traitement hormonal lors d’un « congé de maladie ». Les effets de l’hormonothérapie ne se font pas attendre. Daniel avait enregistré sa voix avant et constate rapidement les changements de tonalité, de pilosité du visage, la fatigue, la montée de l’agressivité et, enfin ! l’absence de règles. Pour parer à la faim qui le tenaille, il prend des amphétamines.

Avec son allure d’homme, toute démarche demandant une reconnaissance identitaire (retirer un colis à la poste, se présenter au guichet d’une banque) est un obstacle qui doit être contourné (Van Oosterwyck, 1975, p. 221) ; Daniel n’en peut plus et finit, comme un faussaire, par falsifier tous ses documents d’identité (Van Oosterwyck, 1975, p. 224).

Les rendez-vous pour réaliser les opérations visant à supprimer les traits féminins (mastectomie, hystérectomie-ovariectomie) et construire un sexe masculin (phalloplastie) font l’objet, en Belgique, d’un ballet de confirmations et d’annulations : accord ou non de l’Ordre des médecins, puis refus des hôpitaux « pour préserver le bon renom de la Clinique » (Van Oosterwyck, 1975, p. 235), reports à de nombreuses reprises, désistements ou abus financier des chirurgiens... qui mènent Daniel de l’euphorie à la prise excessive de Biphétamine et d’alcool pour parer au désespoir. C’est finalement à Londres, au Queen Mary’s Hospital, qu’il devra se rendre pour se faire opérer à partir de décembre 1970 : 10 interventions chirurgicales, détaillées dans l’autobiographie.

2.2. Caractéristiques du récit

2.2.1. L’enfermement identitaire

Daniel est condamné depuis sa naissance à une orientation de genre qui ne correspond pas à son ressenti. Sa rébellion continuelle contre l’obligation d’apparaître en fille et de se comporter en tant que telle le mène à l’isolement. Pour lui, cet essentialisme identitaire – cette soi-disant nature de fille – est un leurre. Tout dans la société, de la famille au voisinage, en passant par l’école et, plus tard, le milieu professionnel, exigera de lui une conformité à la déclaration de naissance ajustée à la binarité socialement établie, admise et considérée comme naturelle qui l’engage d’office dans un horizon d’attente genré. La prison identitaire n’est généralement pas vécue comme un monde carcéral par la plupart des êtres humains, sauf pour ceux qui s’en démarquent, ce qui met en évidence, pointe et dénonce l’épistémologie « technopatriarcale ». Vivre dans un genre non adapté à la personnalité engendre une crise perpétuelle.

Ni la famille, ni le corps social – médecins, psychologues, personnel éducatif –, n’étaient prêts, à l’époque, à admettre la diversité possible des genres, le seul lieu commun autorisé étant l’adéquation du genre à la binarité sexuelle. Obligatoirement. Daniel éprouve alors un effroyable isolement et, au quotidien, une sorte d’absence à soi-même sous le fard d’une contenance où l’apparence dissimule l’anéantissement intérieur : « Je souriais toujours... comme un zombie » (Van Oosterwyck, 1975, p. 95).

2.2.2. Le dégoût de la féminité

L’horreur du corps féminin va croissant lorsque celui-ci sort de la neutralité de l’enfance. Jusqu’à l’adolescence, ce sont les apparats de la féminité qui sont rejetés, mais la transformation corporelle est vécue comme une inquiétante étrangeté à soi-même, dans la perception d’une monstruosité convoquant des éléments propres à la littérature fantastique pour désigner l’innommable.

L’abjection est tout d’abord soulignée par les pronoms en italique qui évoquent la chose sans jamais la nommer (en, les, cela) : « Le jour vint pourtant où je dus me rendre à l’évidence : moi aussi j’en avais ! Je me souviens, comme si cela datait d’hier, de l’effarement et de l’horreur qui me saisirent en les voyant pointer » (Van Oosterwyck, 1975, p. 73). Comment faire, dès lors, « pour enrayer leur développement [...] » (Van Oosterwyck, 1975, p. 74) ? « Cela me rendait malade. Tout me rendait malade. De honte et de nervosité » (Van Oosterwyck, 1975, p. 76). Il se colle à une planche, la nuit, pour s’aplatir les seins, voûte ses épaules pour en réduire le volume, surtout se cache, et dès le décès de sa mère, se fait fabriquer un carcan, prétextant une pièce de théâtre, pour se donner l’apparence d’un buste masculin. Ni seins ni règles ne sont explicitement mentionnés ; ces dernières subissent tout autant l’effacement sous un pronom en italique, pour signifier leur disparition après la salvatrice prise d’hormones : « Elles ne sont pas venues, elles ne viendront plus. Depuis dix ans, jamais elles n’ont eu un jour de retard. C’est donc fini. Et d’une !» (Van Oosterwyck, 1975, p. 210). Le refus de ces signes évidents de féminité le fait passer pour un monstre, une folle, une anormale, aux yeux de sa mère et de la famille. Dans l’inftimité amoureuse, il ne peut montrer ce corps qu’il abhorre, qu’il voudrait faire disparaître : « C’était épouvantable ! Dans ces moments-là, plus que jamais, je souhaitais disparaître physiquement, anéantir ce corps étranger à moi, le détruire, le mutiler ! » (Van Oosterwyck, 1975, p. 144).

2.2.3. La transition du féminin au masculin

Dans le contexte des années 1970, ce qu’on nomme alors la transsexualité est défini par Daniel et par le corps médical comme une dysphorie de genre : « le transsexuel flotte entre les deux sexes dont il porte en lui la dualité [...]. C’est d’abord un problème de la personnalité ; personnalité double : l’une physique, l’autre spirituelle » (préface du Professeur Jean Slosse, Van Oosterwyck, 1975, p. 12). Ce que Daniel découvre par lui-même à l’âge de 7 ans : « C’est évident ! J’avais une âme de garçon, puisque je ‘pensais’ exactement comme si j’en étais un » (Van Oosterwyck, 1975, p. 42). Les catégories homme/femme ne sont donc pas remises en cause dans la perspective d’une diversité possible des sexes et des genres. Ce que vit Daniel est vu comme une inversion, un croisement entre un corps psychique et physique différent. Et il est communément admis que ce sont les progrès de la science qui vont lui permettre une réassignation sexuelle adéquate.

La transition d’un corps à l’autre par le biais de l’hormonothérapie et des opérations se fait dans la clandestinité ; une période marquée par l’enfermement où les signes de changement sont soigneusement camouflés :

Ma voix devient nettement plus grave. À ceux qui ne savent pas et qui me demandent ce qui m’arrive, je réponds que je suis enrhumé. [...] Je voudrais bien ne plus devoir raser les poils de barbe et de moustache qui parsèment mon visage. Je voudrais aussi pouvoir sortir de la maison sans cacher mon veston sous un manteau. (Van Oosterwyck, 1975, p. 211)

Daniel décide que son coming-out se fera une fois la transformation totalement accomplie. Le passage par l’entre-deux est en effet perçu comme un signe de monstruosité : visage masculin / corps encore féminin, qu’une photographie prise par le médecin fixe, rendant réelle la contradiction condamnée par la logique rationnelle. C’est pourquoi Daniel « mi nu – mi nue ! » n’a plus pour recours que le mythe pour représenter cette dualité qu’il incorpore : « Othello et Desdémone confondus [...] L’aigle à deux têtes [...] Moi et ma sœur ! Elle et lui ! [...] Centaure des Temps modernes ! » (Van Oosterwyck, 1975, p. 231). Il incarne l’archétype de l’imaginaire humain symbolisé par l’hermaphrodisme, ce qui le rebute : « Monstruosité monoïque ! Désastre androgyne !! Tragique caricature !!! Épouvantable infirmité... » (Van Oosterwyck, 1975, p. 231). Un aspect à ses yeux repoussant, culturellement non admis et socialement invivable. Pourtant, pense-t-il, il est bien biologiquement à la fois homme et femme depuis qu’il prend de la testostérone. Cet entre-deux, lieu de la conjonction inouïe, de l’inadmissible, lieu du non-lieu voué à la non-existence est le centre d’une aporie qui lui est insupportable. Ce que Daniel transforme en une sorte de flottement entre deux mondes lors de ses longs séjours d’hospitalisation : « Il me semble flotter entre deux eaux, à mi-chemin entre le réel et le néant » (Van Oosterwyck, 1975, p. 313), un entre-deux qui se retrouve dans ses rêves :

Avec Sergan, dans un sampan, sur les eaux grasses d’un canal de Hong-Kong. Des linceuls flottent entre deux eaux. Quelqu’un en pêche un et me le lance, froid et gluant, sur le dos. Je recherche celui de ma mère. (Van Oosterwyck, 1975, p. 325)

Daniel est aussi mélomane et musicien : l’imaginaire de l’intégration du double se reflète dans son opéra de prédilection, Le Chevalier à la rose de Richard Strauss, centré sur un personnage travesti dans des circonstances fortuites et qui apparaît tour à tour en homme puis en femme, et la Symphonie nº2 de Mahler, Résurrection, qui conjugue la mort à la vie et lui donne l’espoir de sa naissance toute proche (« Cesse de trembler ! Prépare-toi à vivre ! »), car « Danielle a disparu. Elle est morte, bien morte. Mais Daniel, lui, ne parvient pas à naître... » (Van Oosterwyck, 1975, p. 269).

2.2.4. La marque génitale

La transformation sera complète. Daniel a pourtant conscience de l’inanité de tant de souffrances causées par la focalisation sur l’aspect sexuel de sa personne alors qu’à ses yeux, la question génitale est secondaire. Être un homme, c’est bien autre chose que d’avoir un pénis. Mais la distinction sexuelle binaire est à l’époque le fondement de la dichotomie de genre, ce qui la justifie. Daniel a vu son ancienne identité réduite à ce seul facteur ; il lui faut donc le changer, ce qui le révolte car ce bout de chair, bien qu’irrigué par des vaisseaux sanguins et partie intégrale de lui-même restera insensible et ne procurera du plaisir qu’à sa partenaire. En 1970, il a l’intuition fulgurante qu’un dildo ferait tout aussi bien l’affaire ; 50 ans plus tard, les trans en conviendront :

Et ces souffrances ! Mon Dieu, je revois en esprit ces photos que m’a montrées Elgin... C’est abominable ! Toute la chair du côté gauche de l’abdomen disparaît... D’énormes lambeaux de peau sont prélevés sur les cuisses... On coupe, on creuse, on coud dans les tissus périnéaux... On ouvre la cage thoracique pour prélever une côte qui sert d’armature... Il faut rester allongé pendant des semaines, sur le dos, sans bouger... Et tout cela pourquoi ?! Pour posséder un ornement phallique, rigide et insensible, qui me permettra d’uriner debout et d’avoir des relations sexuelles dont je ne retirerai jamais aucune satisfaction... Mais, nom de D... qu’est-ce que ça peut me f... de p. .. debout !!! Quant au reste... Il me suffirait de franchir la frontière hollandaise, d’entrer dans un certain magasin et d’aligner quelques florins sur un comptoir pour recevoir un objet qui... Pourquoi ne ferais-je pas cela ? On remplace bien des jambes et des bras par des prothèses. Et je suis sûr que plus d’un homme impuissant a recours à certains artifices pour... Me sentirai-je plus mâle, plus viril, après la phalloplastie ? Allons donc ! (Van Oosterwyck, 1975, p. 277)

C’est d’ailleurs sans émotion particulière que Daniel découvre pour la première fois son « Charlie », comme le nomment les infirmiers anglais :

À propos de Charlie, peut-être devrais-je ouvrir une parenthèse et y glisser la description de la profonde émotion ressentie à sa vue. Si j’ouvre cette parenthèse, c’est au contraire pour dire que je ne suis pas ému, mais alors là, pas du tout. Mon relief abdominal s’est enrichi d’une espèce de bigoudi de viande que je tâte, que je regarde en essayant de me persuader qu’il s’agit là du futur sceau de ma virilité, de ce pénis tant jalousé et attendu ! D’émotion, point. En fait, jusqu’à présent, la mammectomie reste l’intervention qui m’a le plus bouleversé. (Van Oosterwyck, 1975, p. 322)

Oui, mais voilà, Daniel est obligé de passer par l’opération pour obtenir « la rectification de [s]on acte de naissance » (Van Oosterwyck, 1975, p. 278), prélude à son changement d’état civil. Il ne l’obtiendra cependant pas, malgré sa métamorphose corporelle. Dans sa Chronologie et bibliographie représentative du transsexualisme et des pathologies de l’identité sexuelle de 1910 à 1998, Pierre-Henri Castel indique que ce n’est qu’en 1986 que se termine la procédure de Daniel Van Oosterwyck, « le premier transsexuel à avoir saisi la Cour européenne des Droits de l’homme, et qui peut modifier son état civil » (Castel, 2003).

2.2.5. Les problèmes de frontières

En 1970, la mammectomie est réalisée en Belgique et mal faite ; elle sera rectifiée à Londres où le Dr Sergan trouve des confrères aptes à pratiquer une phalloplastie. Celle-ci sera réalisée en 10 opérations qui obligent Daniel à de nombreux allers-retours entre la Belgique et l’Angleterre et donc à des passages de frontières internationales.

Rejoindre Paris lui avait déjà posé un problème ; l’employé avait reçu sa carte d’identité par un « Merci, monsieur », l’avait « examinée, scrutée, regardant mon visage, puis de nouveau la carte » pour la lui remettre avec un « Voici, mademoiselle » (Van Oosterwyck, 1975, p. 218). La notification sexuelle est alors un élément-clé des documents d’identité (avec un numéro 1 en France pour les hommes et 2 pour les femmes !). L’indétermination non-binaire – voire la totale diversité des genres qui implique l’élimination de cet indice, demandée depuis longtemps par les intersexes – n’est pas encore envisagée.

C’est alors que Daniel prend la décision de falsifier tous ses papiers, car on ne peut vivre sans documents et « nécessité fait loi » (Van Oosterwyck, 1975, p. 224) :

Armé d’une lame, d’une lampe et d’une loupe, j’ai tout trafiqué. Tout ! Carte d’identité, carte d’étudiant, carte du Diner’s Club, carte de membre de la Discothèque nationale, carte de membre de la Bibliothèque royale, de la bibliothèque communale, de la bibliothèque du conservatoire, carte grise, permis de conduire international, permis de conduire belge, papiers d’assurances. (Van Oosterwyck, 1975, p. 224) 

Alors qu’« un nouveau-né s’apercevrait de la fraude » (Van Oosterwyck, 1975, p. 224), Daniel traverse ainsi les frontières – non pas allégrement, mais avec une sourde angoisse qu’il cache sous son sourire. Ses différents passages sont rapportés dans le texte – souvent cocasses. Certains douaniers cherchent à savoir pourquoi les documents d’identité sont abîmés, prennent note, mais lui rendent les papiers (Van Oosterwyck, 1975, p. 272). Les services d’immigration l’obligent à se déshabiller à Douvres, ce qui l’humilie et il demande à voir un médecin. Tous ces empêchements lui font rater son train (Van Oosterwyck, 1975, p. 308). Un autre jour, le préposé au contrôle des papiers demande si c’est lui qui a changé les documents, ce à quoi Daniel répond avec aplomb : « Of course ! », ce qui les fait tous deux éclater de rire... (Van Oosterwyck, 1975, p. 376). Ces difficultés liées aux documents à l’heure du transit frontalier sont symptomatiques d’une fermeture identitaire. Un parallélisme entre les transitions de genre et de pays, entre biopolitique et géopolitique peut être établi, ce que fera 50 ans plus tard Paul B. Preciado dans ses chroniques réunies sous le titre Un appartement sur Uranus. Curieusement, Daniel Van Oosterwyck se souvient du rêve qu’il avait petite, de « devenir garde-barrière, en Suisse, à proximité d’un tunnel » (Van Oosterwyck, 1975, p. 349). Une barrière qu’il ouvre pour braver les interdits identitaires.

3. Un appartement sur Uranus (2019), de Paul B. Preciado

3.1. Chroniques d’une traversée

En 2019, soixante-six chroniques de Paul B. Preciado, écrites régulièrement pour Libération entre le 20 mars 2013 et le 15 janvier 2018, sont regroupées et paraissent chez Grasset. Les premières sont signées Beatriz Preciado, l’une d’elle Beatriz Marcos, puis « À compter de janvier 2016, c’est Paul B. qui signe » (Preciado, 2019, p. 37). Ces chroniques qui parlent de transition, de migrations, de changements profonds au sein de nos sociétés rendent ceux-ci visibles jusque dans les signatures.

3.2. Caractéristiques des Chroniques

3.2.1. Rupture épistémologique et invention d’un nouveau langage

Le ton est donné par son premier texte, devenu célèbre : « Nous disons révolution », qui fut également publié en castillan en prologue d’un ouvrage transféministe (Preciado, 2013, pp. 9–13) et relayé par de très nombreux sites web. Avec ce manifeste majeur contre la pensée dualisante qui a structuré toutes les mentalités issues de la philosophie grecque, Paul B. Preciado en appelle à la fin des oppositions fétiches et stérilisantes de l’Occident :

Les gourous de gauche de la vieille Europe coloniale s’obstinent à vouloir expliquer aux activistes des mouvements Occupy, Indignados, handi-trans-pédégouine-intersex et postporn que nous ne pourrons pas faire la révolution parce que nous n’avons pas une idéologie. Ils disent « une idéologie » comme ma mère disait « un mari ». Eh bien, nous n’avons besoin ni d’idéologie ni de mari. Les nouvelles féministes, nous n’avons pas besoin de mari parce que nous ne sommes pas des femmes. Comme nous n’avons pas besoin d’idéologie parce que nous ne sommes pas un peuple. Ni communisme, ni libéralisme. Ni la rengaine catholico-musulmano-juive. Nous parlons un autre langage. Ils disent représentation. Nous disons expérimentation. Ils disent identité. Nous disons multitude. Ils disent maîtriser la banlieue. Nous disons métisser la ville. [...] Ils disent homme/femme, Blanc/Noir, humain/animal, homosexuel/hétérosexuel, Israël/Palestine. Nous disons tu sais bien que ton appareil de production de vérité ne marche plus... Combien de Galilée nous faudra-t-il cette fois pour réapprendre à nommer les choses, nous-mêmes ? (Preciado, 2019, pp. 45–46)

Changer de vocabulaire est fondamental pour contrer la façon dont le pouvoir nous a structuré ·es : « Cette prolifération de nouveaux termes critiques est essentielle : elle agit comme un solvant sur les langages normatifs, comme un antidote aux catégories dominantes » (Preciado, 2019, p. 43). Pour contrer ces catégories, il faut d’abord mettre en évidence leur aspect factice, culturel, construit, selon Preciado, par l’épistémologie binaire du « technopatriarcat », colonial et capitaliste :

Laissez-moi vous dire que l’homosexualité et l’hétérosexualité n’existent pas en dehors d’une taxonomie binaire et hiérarchique qui a pour objet de préserver la domination du pater familias sur la reproduction de la vie. L’homosexualité et l’hétérosexualité n’existent pas en dehors d’une épistémologie coloniale et capitaliste. (Preciado, 2019, p. 27)

Les distinctions homme/femme, hétérosexuel/homosexuel, cis/trans ont été construites par une biopolitique visant le contrôle de la sexualité et de la reproduction en faisant passer les catégories hétéronormatives et cisgenrée pour des essences. Tout écart de la norme provenant du monde des possibles, de la multiplicité des formes de comportement et de sexualité devant se canaliser dans la taxinomie fondée par « l’axiome scientifico-mercantil du binarisme sexuel » (Preciado, 2019, p. 33). Il en résulte que rendre possible la traversée des frontières de genre fait l’objet des plus violentes répressions ; elle est, avec celle de la race, la plus solide et inflexible des barrières. En jeu : la domination masculine, bien entendu, qui refuse de se défaire de son pouvoir.

3.2.2. L’enfermement identitaire

Virginie Despentes se demande pourquoi les mouvements liberticides, en général, s’évertuent tant à réprimer les identités trans (Despentes, 2019, p. 15). Réponse : elles viennent perturber ce qui se donnait comme une évidence naturelle. Ce qui est faux, bien entendu. En premier lieu, parce que la nature est diversifiée en matière de sexualité. En second lieu, parce que la construction des identités masculine et féminine procède d’une volonté politique et non d’une essence d’ordre biologique, comme l’avait déjà indiqué Monique Wittig (Preciado, 2019, p. 56).

Aujourd’hui, des femmes trans sans uterus assument leur féminité sans pour autant être mères – défiant toutes ces sociétés où une femme n’existe que par la maternité – et un homme trans peut être enceint et enfanter. Preciado nomme cicatrice, la faille construite par les identités cis, figées et immuables, au détriment de la multiplicité des possibles (Preciado, 2019, p. 24) et survivants ceux qui ont échappé au moule imposé des stéréotypes masculins et féminins (Preciado, 2019, p. 29) :

La police du genre exige des qualités différentes du petit garçon et de la petite fille. Elle façonne les corps afin de dessiner des organes sexuels complémentaires. Elle prépare la reproduction, de l’école au Parlement, l’industrialise. (Preciado, 2019, p. 51)

Il dénonce l’école comme « une fabrique de subjectivisation », le lieu de l’apprentissage de ces différences à partir de « la violence secrète et sourde de la norme » :

L’école est une fabrique de petits machos et de pédales, de jolies et de grosses, de malins et d’attardés. L’école est le premier front de cette guerre civile : le lieu où l’on apprend à dire, nous les garçons, ne sommes pas comme elles, les filles. (Preciado, 2019, p. 183)

L’école a été relayée par le discours médical techno-scientifique qui a pathologisé les expressions dissidentes de sexes et de genres. Et Preciado souligne que c’est lorsque l’homosexualité n’a plus été considérée comme une maladie par le DSM (en 1973) que les transsexuels sont devenus les nouveaux malades du système, les dysphoriques du genre. Il dénonce les institutions dans leur négation des corps trans ; pour celles-ci, ces corps n’existent pas, l’entre-deux n’existe pas et la contradiction non plus...le tiers qu’ils incarnent doit être reconduit vers la binarité des sexes et des genres :

Faisant acte d’idéalisme politico-scientifique, les médecins et les juges nient la réalité de mon corps trans afin de pouvoir continuer à affirmer la vérité du régime sexuel binaire. Alors la nation existe. Alors le juge existe. Alors l’archive existe. Alors la carte existe. [...] Le centre d’internement existe. La psychiatrie existe. La frontière existe. La science existe. Même Dieu existe. Mais mon corps trans n’existe pas. (Preciado, 2019, pp. 216–217)

C’est que l’existence même des corps trans, queer, drag king, drag queen, fait voler en éclat la binarité, joue le tiers contre l’identité, montre que celle-ci est forcée, n’est que factice, n’existe pas, face à la diversité naturelle, la variété des possibles. Mais « dans le capitalisme pharmacopornographique régnant, nier la différence des sexes équivaut à nier l’incarnation de Christ [sic] au Moyen Âge » (Preciado, 2019, p. 116). Pourtant les hommes et les femmes cisgenrés et hétéronormés s’accordent-ils si bien dans leurs rôles stéréotypés? Preciado estime que non :

On pourrait dire de l’hétérosexualité nécropolitique qu’elle est quelque chose comme l’utopie de l’érotisation de l’accouplement entre Robocop et Alien, en se disant qu’avec un peu de chance, l’un des deux prendra son pied... (Preciado, 2019, p. 327)

3.2.3. La transition du féminin au masculin

La transition d’un état à l’autre peut-être intérieure et intime, ou extérieure, d’un pays à l’autre, ou encore d’un système politique et socio-économique à un autre. Paul B. Preciado se nomme lui-même « voyageur du genre » (Preciado, 2019, p. 34). Le passage d’un corps et genre féminins au masculin lui laisse la « mémoire de l’oppression » (Despentes, 2019, p. 12) ; cette mémoire, il la garde gravée en lui sous la forme de son nom d’origine, Beatriz, qu’il a gardé de justesse face à une administration intransigeante sur la reconduction vers la catégorie stricte du genre masculin. Ce passage d’un point d’origine dominé à une position dominante le renvoie à la question de Gayatri C. Spivak : « Le subalterne peut-il parler ? ». Combien de femmes trans n’ont-elles pas été étonnées que, tout à coup, parce que femmes, on leur coupe la parole ? Ce qui n’arrivait pas dans leur première condition d’homme.

Comme pour Daniel Van Oosterwyck, la voix est un facteur essentiel et troublant dans l’évolution des changements corporels, elle est le signe d’une créolisation de soi, de l’avancée vers l’Autre en soi par l’écho que cet inconnu lui renvoie, vers ce que l’on va advenir sans savoir ce que l’on sera vraiment. La voix est un indice du genre : « Cette voix apparemment masculine recodifie mon corps et le libère de vérification anatomique. La violence épistémique du binarisme de sexe et de genre réduit l’hétérogénéité radicale de cette voix neuve à la masculinité. La voix est la maîtresse de la vérité » (Preciado, 2019, p. 161). La prise de testostérone provoque rapidement des modifications ; Preciado observe « sa capacité, si les prises sont régulières, à défaire l’identité, à faire émerger des strates organiques du corps qui autrement seraient restées invisibles » (Preciado, 2019, p. 28). Ce corps et cette identité ne sont pas des essences mais des mises en relation. De fait, cette nouvelle masculinité se situe hors des frontières corporelles lorsqu’il met ses couilles sur la table : « ‘Mes’ testicules sont une petite bouteille de 250 mg de testostérone qui voyage dans mon sac à dos » (Preciado, 2019, p. 162). Il considère cette substance tout comme l’organe qui la produit comme des symboles culturels et politiques :

Mes testicules sont un organe politique que nous avons inventé collectivement et qui nous permet de produire une forme intentionnelle de variété de masculinité sociale : un ensemble de modalités d’incarnation que, par convention culturelle, nous reconnaissons comme masculines. (Preciado, 2019, p. 162)

Le processus se fait dans la fluidité, la curiosité et le désir d’expérimentation. Ce voyage vers la masculinité ne répond pas toujours aux stéréotypes attendus. La pilosité et la musculature ne s’installent pas aux endroits où on les attendrait :

La croissance du poil ne se conforme pas aux consignes d’une rectification de ma subjectivité vers la masculinité : sur le visage, les poils poussent dans des endroits qui n’ont pas de signification évidente, ou cessent de pousser là où leur présence indiquerait la présence « correcte » d’une barbe. Le réagencement de la masse corporelle et du muscle ne me rend pas plus viril. Simplement plus trans [...] (Preciado, 2019, p. 218).

Cette inadéquation est celle de la diversité des corps à rebours du système identitaire pour lequel ce corps trans n’existe pas. C’est pourtant dans ce non-lieu, cette non-identité, dans cet espace intermédiaire que Preciado trouve matière à réflexion pour souligner les systèmes d’oppression qu’il perçoit de façon aigüe dans toutes sortes de marges. Tout comme Van Oosterwyck considérait son « Charlie » comme vain dans son affirmation de la virilité, Preciado se demande ce que peut bien lui apporter le demi-litre de sang supplémentaire apporté par la testostérone : « Cette transition que la convention sociale et la régulation médicale dénomment ‘vers la masculinité’ [...]. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de ce demi-litre de plus ? » (Preciado, 2019, p. 195). Une adéquation à la norme. La grande question qui traverse les chroniques est celle de savoir à qui profite cette norme.

Des années 1970 à aujourd’hui, le contexte social et les regards sur les questions trans ont changé. Nous sommes loin des mutilations et lourdes opérations subies 50 ans plus tôt par Daniel Van Oosterwyck :

Jusqu’à aujourd’hui, la transformation anatomique d’un corps transsexuel impliquait un double processus : destruction de l’appareil génital et stérilisation. [...] Ces chirurgies sont la sécularisation scientifico-technique d’un sacrifice rituel au cours duquel le corps trans est mis au supplice, mutilé et rendu inapte à tout processus de reproduction sexuelle. (Preciado, 2019, p. 255)

Cette science-fiction porno-gore des années 50 est aujourd’hui notre archéologie anatomique commune. (Preciado, 2019, p. 285)

Preciado pointe là l’importance de la sanction des dissidents du genre dans la « fabrique de subjectivisation » (Preciado, 2019, p. 183) des sexes au cœur de la politique capitaliste de la gestion de la reproduction. Ce n’est qu’en avril 2017 que la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré que la stérilisation pour obtenir le changement administratif de genre était une violation des droits de l’homme. Depuis lors, tous les membres du Conseil de l’Europe sont tenus de prendre des mesures contre ce requis. Cependant les pays de la Communauté européenne ne sont pas au même niveau d’intégration de la question ni ne facilitent la vie des trans au quotidien. Sur la question de la transidentité, les pays membres doivent mettre en place des procédures pour le changement de nom et d’identité sexuelle dans le cadre de l’auto-détermination, ce qui implique de ne pas requérir de diagnostic psychologique, ni d’intervention médicale, ni de stérilisation du sujet, d’abolir l’obligation du divorce, de ne pas imposer une limite d’âge, de reconnaître l’existence de genres hors de la binarité, de créer des lois contre les crimes et les discours transphobes, de veiller par des lois à l’égalité dans l’expression de genre, dans la garde parentale, dans l’accès à l’emploi, aux soins de santé gratuits, aux différents services. Enfin la dépathologisation est un requis fondamental : certains pays ont même interdit toute thérapie visant à contrer le désir de changement de sexe/genre (Conseil de l’Europe, 2015, 2016).

3.2.4. Les problèmes de frontières

La répression de cette audace qu’est la traversée de la frontière des genres est mise en évidence lors des passages à la douane. Comme Daniel Van Oosterwyck, Paul subit soupçons et inconvénients lors des contrôles, impliquant la mise en scène de stratégies de caméléon au fil des circonstances : rapides déguisements en femme ou reconquête de sa stature d’homme, suivant que l’on se trouve devant le douanier qui examine Beatriz ou le taximan qui attend Paul : « La traversée demande à la fois souplesse et détermination. La traversée exige des pertes, mais ces pertes sont la condition pour pouvoir inventer la liberté » (Preciado, 2019, p. 38).

La transition comme passage d’un état à un autre est en soi une révolution. Pour Paul B. Preciado, cette révolution est en marche. Le monde est en mutation. Le nomadisme des genres et des corps est la marque de notre époque. La transition de genre de Paul B. se fait de ville en ville, l’errance physique accompagnant l’aventure intérieure, seul le changement étant important, hors de l’identité rigide, sans domicile fixe, sans bien matériel ni appartenance, ni à un genre entièrement déterminé (mais double, triple...), ni à un lieu, ni à une nation. C’est en cela que la situation du trans s’apparente à celle des migrants et des réfugiés. De nombreuses chroniques du volume soulignent la similitude des problèmes politico-légaux qui les affectent communément (« Le peuple des errants », « Identité en transit », « Voyage à Lesbos », etc.). (Preciado, 2019, p. 150, p. 212, p. 219)

4. Conclusion

Transiter, c’est déjà porter en soi le changement ; c’est échapper au régime identitaire, qu’il relève du genre, de l’État, de l’hégémonie d’une épistémologie obsolète. Transiter, c’est savoir que nous sommes multiples en nous-mêmes, avoir l’audace de révéler cette diversité en soi, qui s’invente et s’adapte aux circonstances. Transiter, c’est avoir une vision de l’au-delà des appartenances, de sexe, de genre, de race, d’un continent, c’est le mouvement même de « l’émancipation cognitive » (Preciado, 2019, p. 116). C’est à partir des corps dissidents que commence la révolution.

Aujourd’hui, nous comprenons que la transition de Daniel Van Oosterwyck a été sanctionnée par de violentes exigences qui ont visé « la réaffirmation de la norme phallocratique et de l’esthétique hétérosexuelle pénétrant-pénétré » (Preciado, 2019, p. 255). Les nombreuses opérations chirurgicales auxquelles il a été soumis ne sont plus nécessaires aux hommes trans, car ce qui fait la masculinité d’une personne n’est pas son pénis, et la féminité d’une femme n’est pas son vagin, ni leurs performances en matière de fécondation comme l’idéologie patriarcale et l’industrie capitaliste de la reproduction ont voulu le faire croire en créant une vue étriquée des sexes et des genres (Preciado, 2019, p. 285). Même si Paul B. Preciado n’a plus besoin d’affirmer qu’il est une âme de garçon dans un corps de fille pour entreprendre le voyage vers d’autres horizons, pour traverser les seuils corporels, les frontières du genre, tel un migrant vers des territoires inconnus, un nouveau langage est à inventer, une nouvelle sémantique, une nouvelle pragmatique, une nouvelle épistémologie pour imaginer une nouvelle façon d’être hors des paradigmes du « phono-logo-phalo-centrisme » (Preciado, 2019, p. 163), pour échapper à un système cognitif au moyen duquel nous pensons penser mais qui nous structure et qui nous pense.

Références bibliographiques

Martine Renouprez. Professeure titulaire à l’Université de Cadix (Espagne) où elle enseigne la littérature belge de langue française, elle a proposé une approche sociologique de cette littérature à travers l’étude de ses instances de légitimation (Introducción a la literatura belga. Una aproximación sociológica, 2006). Spécialiste de l’œuvre poétique et essayistique de Claire Lejeune, écrivaine montoise, elle a contribué à la connaissance de son œuvre à travers plusieurs livres, entre autres, Claire Lejeune. La poésie est en avant, 2006 ; (avec Danielle Bajomée) Claire Lejeune. Une voix pourpre, 2012 ; (avec Anne André et Danielle Bajomée), Claire Lejeune. Pour trouver la clé, il fallut perdre la mémoire des serrures, 2018 ; mais aussi une exposition (2012-2013) et la remise du Fonds Claire Lejeune à la Maison Losseau (septembre 2015), en collaboration avec Danielle Bajomée. Elle a dirigé l’édition de quelques numéros des Cahiers internationaux de symbolisme, entre autres : «  L’inattendue. Genèse de la création dans les essais de Claire Lejeune  » (2006), «  Pour une origyne à venir. Engagements auprès de Claire Lejeune  » (2008). Parmi ses horizons de recherche, elle s’est intéressée tout particulièrement aux écritures de femmes, à l’imaginaire du Japon chez les voyageurs européens et, actuellement, aux questions transgenres. Elle a entrepris de nombreux échanges et projets de recherche avec des partenaires africains, en particulier avec les universités de Côte d’Ivoire.