Don Juans et machos des années 1990 : représentations d’une masculinité en crise ?

Aurelia Gournay / Université Paris 3, Sorbonne Nouvelle / France

Comme le rappelle Elisabeth Badinter, la masculinité est essentiellement relationnelle : la virilité doit se prouver face au groupe des autres hommes et se définir au travers de processus de différenciation successifs vis-à-vis, notamment, du féminin, à commencer par la mère. L’amour et la sexualité sont également fondamentales dans la construction des identités de genre. Après la révolution sexuelle des années 1970 et la remise en cause progressive de la domination masculine et du patriarcat, les mécanismes de séduction changent. Vestiges d’une hiérarchie sexuelle et sociale dépassée, Don Juans et machos sont mis à mal par les auteurs. Dans un contexte marqué par l’annonce d’une crise de la masculinité, les quatre séducteurs mis en scène par Nelly Kaplan, Roland Topor et José Juan Bigas Luna dans la dernière décennie du 20ème siècle sont l’occasion de questionner une identité masculine et des rapports entre les sexes devenus problématiques.
Mots-clés : Séduction ; virilité ; donjuanisme ; machisme.

Dans leur introduction aux actes du colloque consacré aux Fictions du masculin dans les littératures occidentales, Bernard Banoun, Anne Tomiche et Monica Zapata constatent l’existence d’un « décalage chronologico-conceptuel entre les deux côtés de l’Atlantique » et la persistance, en France, d’une « résistance face aux réflexions sur l’identité en termes sexuels et une difficulté à accepter l’idée qu’une telle réflexion puisse être cruciale dans les études littéraires » (Banoun, B., Tomiche, A, Zapata, M., 2014, p. 11). Or, selon eux, « ce décalage persistant entre deux visions redouble un autre effet de retard, au sein même des identités sexuelles : celui des études sur le masculin et la masculinité par rapport aux études sur le féminin et la féminité » (Banoun, Tomiche, Zapata, 2014, p. 12). Ils rappellent, en effet, que si les études féministes se sont développées en France dans les années 1970-1980 dans le sillon de la « French Theory » et ont pu influencer la pensée Nord-Américaine, il apparaît, au contraire, que c’est Outre-Atlantique que se forment les premières réflexions sur les masculinités, conjointement au développement de la pensée queer, au début des années 1990.

Si les études sur le masculin et la masculinité enregistrent un tel retard, c’est peut-être tout simplement parce que, comme le rappelle Romain Courapied,

Il y a un déséquilibre principiel entre l’homme et la femme, lisible à même le langage, puisque le terme « homme » est à la fois le terme générique pour désigner l’humanité, l’hyperonyme, et le terme utilisé pour dire le masculin, l’hyponyme […] si la femme représente le lieu de la différence, c’est par elle que se définit le sexe. (Courapied, 2014, p. 21)

Genre de l’universel, le masculin semble donc revêtir une évidence apparente. C’est à cet angle mort académique que vont s’intéresser, notamment, les travaux essentiels de Raewyn Connell, dont l’ouvrage de références, Masculinities, est publié en 1995. Meoïn Hagège et Arthur Vuattoux le rappellent dans leur introduction à la première traduction française des textes de la sociologue australienne :

Le projet général qui sous-tend l’étude des masculinités chez Connell est d’éclairer les impensés du féminisme et des études de genre en mettant en lumière les logiques du genre qui s’établissent du côté des hommes et du masculin, trop longtemps demeurés dans l’ombre de la recherche. (Hagège et Vuattoux, 2022, p. 16)

Mais les auteurs mentionnent également un fait important quant au contexte de publication de cet ouvrage fondateur. Ils précisent ainsi que 

L’attention que porte Connell aux implications de la recherche sur le monde social trouve un écho dans son hésitation à publier Masculinities dans les années 1990, la sociologue ne voulant en aucun cas contribuer à un courant de pensée alors florissant autour des hommes et d’une prétendue « crise de la masculinité » qui serait causée par les effets conjugués du féminisme et de la crise sociale » (Hagège et Vuattoux, 2022, p. 18).

C’est dans ce contexte charnière des années 1990 que nous avons choisi de constituer notre corpus. L’essor des premiers travaux autour du masculin et des masculinités, l’émergence du mouvement queer et le succès florissant des discours défendant l’idée d’une crise de la masculinité trouvent, en effet, une résonnance particulière dans les œuvres littéraires et cinématographiques que nous nous proposons d’étudier. Outre leur proximité chronologique, ces dernières proposent toutes une réflexion autour de l’un des aspects à la fois fondamentaux mais aussi éminemment problématiques de l’identité masculine : la virilité. Romain Courapied remarque, en effet, que « l’homme doit faire la preuve impérative d’une virilité que rien ne définit sinon la précarité de son état » (Courapied, 2014, p. 22). Cette « obligation démonstrative de la virilité » deviendrait alors « le lieu d’une fragilité masculine » car « la force virile, pour rester force, doit être redémontrée sans cesse, et réassurer ainsi la légitimité du pouvoir acquis contre toute menace potentielle » (Courapied, 2014, p. 22).

Héritée de l’image ancestrale du masculin guerrier, en lutte perpétuelle pour le pouvoir, cette injonction à la virilité se retrouve, elle aussi, ébranlée à la fin du 20ème siècle. Gisèle Halimi constate ainsi que « l’homme n’est plus sûr de rien et en tout cas plus du tout de sa virilité » (Halimi, 2001, p. 8). Et c’est dans le domaine du couple et de la séduction que cette remise en question du « mythe de l’homme musclé donc viril » (Halimi, 2001, p. 8) se manifeste, sans aucun doute, avec la plus grande acuité. Ce mythe est représenté, dans les pays latins, par la figure du macho, que Nancy Berthier présente comme l’incarnation de la domination masculine et la « quintessence de la masculinité » (Berthier, 2001, p. 107). Or, cette dernière fait le constat d’une redéfinition du machisme dans les dernières décennies du 20ème siècle, sous l’effet conjugué de la modernité et de la libération sexuelle. En proposant, au sein de ses films, des variations successives autour de la figure du macho hispanique, le cinéaste catalan José Juan Bigas Luna nous livre ainsi une vision problématisée de l’identité masculine dans l’Espagne contemporaine. Ce sont les deux premiers films de sa « trilogie hispanique » que nous avons décidé d’analyser ici, à savoir Jamón, Jamón (1992) et Huevos de Oro (1993), traduit, de façon tout à fait significative, en français, sous le titre de Macho. Ces deux films, en questionnant le rapport du macho au sexe et aux femmes, appellent une autre référence : celle à la figure mythique de Don Juan, née, elle aussi, en Espagne. Présenté par Martin O’Shaughnessy comme le prototype du séducteur macho (O’Shaughnessy, 2001, p. 16), Don Juan est également mis à mal en cette fin de siècle et les auteurs qui reprennent le célèbre Burlador se plaisent à déconstruire son mythe et à égratigner surtout l’idéal de virilité qui lui est associé. Parmi le très vaste corpus de ces réécritures donjuanesques, deux ont retenu notre attention : un film, tout d’abord, Plaisir d’amour (1991) de la cinéaste française Nelly Kaplan, dont l’originalité est de proposer une relecture féministe du mythe, et une pièce de théâtre de Roland Topor, intitulée L’Ambigu, parue en 1996 et qui nous fait assister à l’émergence d’un Don Juan queer. Quelles représentations ces don juans et ces machos fin de siècle livrent-ils alors d’une masculinité qui se proclame elle-même en crise face à l’essor du féminisme et à la libéralisation des mœurs ?

1. Les Don Juans de Nelly Kaplan et Roland Topor : déconstruction d’un mythe de la masculinité ?

1.1. Polémiques autour de la virilité donjuanesque : du mâle viril à l’homme-objet

Elisabeth Badinter constate que l’identité masculine a tendance à se construire par opposition :

L’identification mâle reste plus largement différentielle que l’identification femelle. […] Etre un homme signifie ne pas être féminin, ne pas être un homosexuel ; ne pas être docile, dépendant, soumis ; ne pas être efféminé dans son apparence ou ses manières ; ne pas avoir de relations sexuelles ou trop intimes avec d’autres hommes ; ne pas être impuissant avec les femmes. (Badinter, 1986, p. 175)

L’hétérosexualité apparaît ici comme un critère définitoire de l’identité masculine : l’homme doit, pour affirmer sa masculinité, posséder des femmes et faire preuve de virilité en étant actif et en affirmant son pouvoir. Ce dernier point apparaît d’ailleurs comme encore plus fondamental : si l’injonction à l’hétérosexualité est très forte, elle est surtout liée à un rejet de l’homosexualité dite « passive » qui conduit à assimiler l’homme homosexuel à une femme et s’apparente à une véritable déchéance. Au contraire, Elisabeth Badinter remarque que « sous sa forme active, l’homosexualité peut être considérée par l’homme comme un moyen d’affirmer sa puissance » (Badinter, 1986, p. 176). Cette importance de la possession sexuelle, associée à une forme de domination, est clairement établie par Pierre Bourdieu :

Dessus ou dessous, actif ou passif, ces alternatives parallèles décrivent l’acte sexuel comme un rapport de domination. Posséder sexuellement, comme en français « baiser » ou en anglais « to fuck », c’est dominer au sens de soumettre à son pouvoir, mais aussi tromper, abuser ou, comme nous disons, « avoir » (tandis que résister à la séduction, c’est ne pas se laisser tromper, ne pas « se faire avoir »). Les manifestations (légitimes ou illégitimes) de la virilité se situent dans la logique de la prouesse, de l’exploit, qui fait honneur. (Bourdieu, 1998, p. 35)

Mais, dans son propos, apparaît, au côté du vocabulaire de la domination, celui de la tromperie, de l’abus ou, plus précisément, de ce que l’on peut désigner sous le terme espagnol de « burla », qui regroupe justement ces notions en y rajoutant également l’idée d’une certaine forme de jeu. Qui donc mieux que Don Juan, le célèbre Abuseur de Séville (en espagnol « Burlador de Sevilla »), pourrait alors illustrer cette forme de virilité et incarner l’association entre possession sexuelle et domination masculine ?

Né en 1630 sous la plume du moine espagnol Tirso de Molina dans une pièce à visée apologétique intitulée El Burlador de Sevilla y convidado de piedra, le personnage de Don Juan a traversé les siècles et fait l’objet de maintes réécritures. Devenu un véritable mythe littéraire, le héros est ensuite investi par la critique qui, dès le début du 20ème siècle, se plaît à questionner sa psychologie, son rapport aux femmes et à l’amour et, bien entendu, sa sexualité. Dans ce débat critique, deux orientations opposées émergent : si certains exégètes font du séducteur mythique un parangon de virilité, d’autres, au contraire, remettent radicalement en cause cette théorie et font planer sur lui le soupçon de l’impuissance ou de l’homosexualité refoulée.

Dans l’une des premières sommes dédiées au mythe, Georges Gendarme de Bévotte s’attache à présenter Don Juan comme un représentant du sexe masculin, comme « l’homme-type » :

Certains contemporains le transfigurent et voient en lui une réussite de la nature. C’est l’homme type en qui sont réunies les plus hautes qualités physiques et intellectuelles de l’espèce : beau, vigoureux, distingué, psychologue sans pareil, artiste raffiné, il excelle à deviner le caractère de chaque femme, à pénétrer les replis de son âme et les mystères de sa beauté. (Gendarme de Bévotte, 1906, p. 5)

Si cette présentation propose de faire de Don Juan « un exemplaire parfait du type masculin » (Gendarme de Bévotte, 1906, p. 9), elle implique cependant de se focaliser uniquement sur un seul aspect du mythe : celui de la relation aux femmes et à l’amour. En effet, s’il est désigné comme « l’homme type » (Gendarme de Bévotte, 1906, p. 5), il est ensuite ramené à deux figures : celle de « l’éternel amant » et du « séducteur-né » (Gendarme de Bévotte, 1906, p. 11).

A cette mise en valeur de la virilité du personnage correspond également tout un discours sur le fond exceptionnel de santé que cette dernière implique : « La santé physique, qui est le fondement du Donjuanisme, agit sur l’ensemble de l’individu. Don Juan est beau ; il est brave, habile à tous les exercices ; c’est un exemplaire parfait du type masculin » (Gendarme de Bévotte, 1906, p. 9). Cette vigueur proviendrait, selon lui, du fait que le Donjuanisme est conforme à l’état de nature : « On peut même dire que le Donjuanisme est un instinct inné, primitivement normal, et qu’il n’est devenu une anomalie que par l’institution du mariage, par la force des lois et des mœurs, en même temps que par l’appauvrissement physique de la race » (Gendarme de Bévotte, 1906, p. 8). Georges Gendarme de Bévotte s’inscrit ici dans un discours qui résonne avec la façon dont Pierre Bourdieu analyse les fondements de la domination masculine et les mécanismes de son acceptation. Ce dernier avertit, en effet, sur la nécessité de « restituer à la doxa son caractère paradoxal, en même temps que de démonter les processus qui sont responsables de la transformation de l’histoire en nature, de l’arbitraire culturel en naturel» (Bourdieu, 1998, p. 8). La présentation du Donjuanisme en tant qu’ « instinct inné, primitivement normal » entre bien dans cette conception essentialiste de la masculinité et vise à légitimer l’ascendance que le séducteur masculin exerce sur ses victimes féminines (quitte à recourir au viol pour les posséder, si nécessaire), en la présentant comme totalement naturelle.

Aux antipodes de cet éloge de Don Juan comme « exemplaire parfait du type masculin », d’autres critiques, tel le Professeur Gregorio Marañon, jettent le doute sur sa virilité :

Si je proteste, c’est uniquement parce qu’on le considère comme l’homme parfait, car il est hors de doute qu’il ne l’est pas. Et aussi quand on parle […] de la puissance superbe de sa virilité. (Marañon, 1967, p. 29)

Selon Gregorio Marañon, Don Juan présente donc une « virilité équivoque » (Marañon, 1967, p. 21), qui le rapproche notamment de la sexualité des adolescents. Le donjuanisme juvénile correspondrait ainsi à une étape normale d’indétermination sexuelle, mais c’est le prolongement de cette indétermination à l’âge adulte qui poserait problème et serait incompatible avec l’évolution de l’« homme véritable » :

L’homme véritable, dès qu’il est un homme mûr, cesse d’être un Don Juan. Ceux qui le demeurent effectivement jusqu’à la fin de leur vie c’est parce qu’ils conservent les traits de cette indétermination juvénile. Et c’est précisément un des secrets de leur pouvoir et de leur séduction. (Marañon, 1967, p. 20)

Il importe de noter que, si Gregorio Marañon parle d’indétermination sexuelle et de faible virilité du personnage, il ne formule néanmoins à aucun moment l’hypothèse de son homosexualité latente. Or, cette théorie a pu lui être attribuée de façon erronée, ce dont il se défend dans son essai : « Ce qui a le plus frappé le grand public, c’est la conclusion que Don Juan est un efféminé, presqu’un homosexuel. Cependant, ce n’est pas exactement ce que j’ai voulu dire » (Marañon, 1967, p. 28) Cette virilité équivoque ne serait pas sans rapport avec le pouvoir de séduction du personnage :

C’est lui, Don Juan, qui devient le centre de la gravitation sexuelle. Le mécanisme normal de l’amour en est donc bouleversé puisque l’attraction doit se produire en sens inverse, c’est-à-dire que l’homme doit être attiré vers la femme, centre physiologique et source du désir. (Marañon, 1967, p. 149)

Cette polémique autour de la virilité du héros mythique renvoie à l’opposition entre deux modèles de masculinité. Le Don Juan dépeint par Georges Gendarme de Bévotte illustre plutôt le concept de masculinité hégémonique, tel que le construit Raewyn Connell :

A tout moment, il y a une forme de masculinité qui est culturellement glorifiée au détriment d’autres formes. […] La masculinité hégémonique est ce qui garantit (ou qui est censé garantir) la position dominante des hommes et la subordination des femmes. (Hagège et Vuattoux, 2022, p. 82)

Au contraire, le séducteur présenté par Gregorio Marañon se complaît dans la passivité, tout comme l’homme-objet dépeint par Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto :

Alors qu’une étonnante quantité de mythes, de croyances et de récits religieux, dans toutes les sociétés marquées par la domination masculine, travaillent à valoriser, sinon à magnifier le rôle actif du mâle dans l’acte de créer la vie, les hommes-objets, en se posant là sans plus courir en tous sens dans le but de prouver qu’ils font tourner le monde, signalent que cet acte n’a rien d’héroïque. (Jullier et Leveratto, 2009, p. 14)

En refusant les diktats d’action et de pouvoir qui pèsent sur la masculinité hégémonique, le Don Juan de Marañon se rapproche donc davantage de la masculinité complice. En effet, comme le note Raewyn Connell, « le nombre d’hommes qui se conforment rigoureusement au modèle hégémonique dans son entier est sans doute assez limité » (Hagège et Vuattoux, 2022, p. 85). De nombreux hommes entretiennent plutôt « un rapport de complicité avec le projet hégémonique », ce qui leur permet de bénéficier de la « perception des dividendes patriarcaux, tout en évitant les tensions et les risques qu’implique le fait de tenir la ligne de front du patriarcat » (Hagège et Vuattoux, 2022, p. 85).

1.2. Plaisir d’Amour et L’Ambigu : mise en échec du séducteur et renouvellement du myth

Au sein de l’imposant corpus des réécritures donjuanesques, force est de constater que les femmes brillent par leur absence. Le cinéma ne fait pas exception à la règle et le souhait émis par Françoise Puaux semble encore loin de sa réalisation : « Fasse un jour, en effet, que quiconque n’ait plus à faire de statistiques sur la question et que l’écran soit partagé dans le seul plaisir de la création ! » (Puaux, 2001, p. 10). Dans ce contexte, l’adaptation cinématographique du mythe proposée par Nelly Kaplan en 1992, sous le titre Plaisir d’Amour, apparaît comme particulièrement significative, d’autant plus que la cinéaste française occupe une place importante au sein du mouvement féministe qui tente, à partir des années 1960-1970, de s’imposer au cinéma. Brigitte Rollet explique, en effet, que :

Le film, sans nul doute annonciateur des changements à venir et porteur de l’esprit contestataire qui deviendra une tendance prononcée dans les années 1970, est La fiancée du pirate de Nelly Kaplan, sorti en 1969. […] Le film bouscule les idées reçues sur les sexes et les rapports entre les sexes, optant pour une provocation peu orthodoxe […] Il annonce les prémices d’une révolution sexuelle encore balbutiante en France. (Rollet, 2001, p. 217)

Le prologue nous plonge au cœur d’une scène clé du schéma mythique : le châtiment du héros, conforme en tous points à la tradition et aux invariants du mythe.[1] Le héros, Guillaume de Burlador, est entraîné dans les flammes de l’Enfer par la statue vengeresse mais, comme l’annonce le petit texte liminaire, son heure n’a pas encore sonné et sa véritable punition va être bien différente.

Livré à trois femmes, Do, Clo et Jo, dans une propriété située sur une île au cadre paradisiaque, il va, peu à peu, ne vivre que dans l’attente de voir enfin arriver la quatrième : Flo, la plus jeune, 13 ans, auprès de laquelle il doit occuper les fonctions de précepteur. Cette attente est cultivée par les autres personnages qui le plongent dans un rituel qui exacerbe son impatience et permet d’exploiter toutes les potentialités du huis clos : appels téléphoniques, télégrammes, allers-retours à l’aéroport… pour constater, à chaque fois, que, tel Godot dans la pièce de Samuel Beckett, Flo se fait attendre… Pourtant, Willy, comme elles le surnomment, est, par ailleurs, bien occupé, puisqu’il doit satisfaire les désirs de celles qu’il nomme les « furies insatiables », qu’il n’a pas pu s’empêcher de séduire à tour de rôle pour faire honneur à sa réputation.

Dans ce film, le mythe se trouve radicalement inversé et subverti. Le héros est sans cesse objectivé par le triple regard féminin. Les femmes l’examinent et le jouent au dé, afin de décider s’il est digne de rester ou non. Le Dr Cornelius l’ausculte également, à son arrivée, ce qui est un détournement de la scène où Dom Juan fait l’inventaire des beautés de Charlotte, sous le regard de Sganarelle, dans la pièce de Molière. Mais Martin O’Shaughnessy remarque, au sujet de ce même personnage de Charlotte, qu’elle prend, de son côté, « du plaisir à écouter la description d’un Dom Juan nu, vulnérable et objectivisé » (O’Shaughnessy, 2001, p. 15), ajoutant ensuite que « le renversement des rôles est complet quand on lui décrit les dessous enrubanés du courtisan. Le séducteur est converti en spectacle exotique et érotique » (O’Shaughnessy, 2001, p. 15). Même Raphaël, l’homme à tout faire très efféminé, lui répète sans cesse qu’il est beau : le séducteur devient bien ici un objet érotique, offert aux regards désirants d’un public féminin aussi bien que masculin.

Autre fait significatif : les trois femmes vivent sans homme, hormis leurs deux serviteurs : Raphaël et Tobias. Cette totale autonomie économique des héroïnes, qui gèrent leur île et leurs affaires sans aucune aide masculine, est un sujet de stupeur et de réprobation pour le personnage. L’association entre puissance économique et emprise sexuelle n’est d’ailleurs pas sans rappeler, à nouveau, La fiancée du pirate, comme le rappelle Brigitte Rollet lorsqu’elle mentionne « une Marie bien peu virginale qui prend progressivement le pouvoir sexuel et économique dont son entourage l’avait jusqu’alors privée » (Rollet, 2001, p. 217).

Les rôles traditionnels sont donc inversés dans Plaisir d’amour et même la grammaire et la langue française sont entièrement féminisées, les trois femmes revisitant allègrement les expressions populaires pour mettre fin à l’universalité du genre masculin : « avoir une faim de louve », « il n’y a pas de quoi fouetter une chatte »… C’est à « servir » les femmes que Burlador est, en réalité, employé et, à ce titre, elles insistent pour lui régler ses honoraires, ce qui constitue une autre inversion du scénario mythique. Le héros en est d’ailleurs le premier choqué : « C’est le monde à l’envers. Recevoir de l’argent des femmes qu’on séduit ». Mais leur franc parler nous laisse rapidement entrevoir que ce n’est pas réellement de séduction qu’il s’agit ici. Clo déclare ainsi à Guillaume qui lui fait une scène de jalousie : « Il y a un léger malentendu. J’ai joui, tu as joui, nous avons joui. C’est une belle conjugaison mais cela ne vous donne aucun droit sur moi », tandis que Flo commente ironiquement les poèmes qu’il écrit, en lui faisant remarquer qu’il ne connaît pas l’étymologie des mots qu’il emploie et que dithyrambe signifie en sumérien « chant pour l’érection du pénis ».

C’est, en réalité, le jeu qui sert de fil directeur au film, et la scène du jet de dés est, en cela, cruciale, tout comme la tête d’âne empaillée et accrochée au mur de la chambre du héros. Cette dernière surplombe son lit et ponctue chacun de ses ébats comme un leitmotiv, d’autant plus qu’elle permet de l’espionner via une caméra. On retrouve également le même animal dans l’une des scènes du film. Cette insistance guide donc la réception : Burlador est joué par les trois femmes, dupé, tourné en ridicule et la conclusion est sans appel puisque lorsqu’il leur annonce sur un ton de défi : « depuis le début, je vous baise », leur réponse est cinglante : « tu n’y es pas du tout. C’est exactement le contraire. C’est nous qui te baisons. Toutes les trois. » Le retournement du verbe « baiser » est significatif : c’est ici le pouvoir sexuel du mâle qui est remis en cause mais ce renoncement, loin de déboucher sur une forme d’égalité et de réciprocité, entraîne un nouveau rapport de forces, comme le remarque Martin O’Shaughnessy :

Dominant le mâle reste serein, mais quand il se veut séduisant et abandonne sa domination, il devient tout de suite masochiste et la femme, occupant la position sadique, se convertit inévitablement en garce. (O’Shaughnessy, 2001, p. 21) 

Le film de Nelly Kaplan consacre donc une revanche totale des femmes sur le héros mythique et l’épilogue suggère qu’elles n’ont pas fini de se jouer de tous les Don Juan : Tobias devra attendre, pour reprendre ses va-et-vient journaliers à l’aéroport, l’arrivée du nouveau précepteur et le film se clôt sur l’annonce passée par télégramme qui réclame de « solides références » et une « santé indispensable ».

Cette fin ouverte ne nous amène-t-elle pas à penser que la prise de pouvoir des femmes est justement une garantie de renouvellement et d’évolution pour le mythe donjuanesque ? La pièce monologale de Roland Topor, créée en 1996 et intitulée L’Ambigu, aborde, elle aussi, la question de la dévirilisation du héros, tout en jouant de façon particulièrement originale avec les invariants mythiques. Don Juan s’y trouve confronté à l’irruption de sa moitié féminine, prénommée Jeanne. Cette dernière prend peu à peu possession de son corps, gommant un à un tous les attributs masculins du personnage et le contraignant à s’habiller comme une femme :

Ces yeux ne sont pas les miens. Ni ces sourcils, ni cette bouche. Et les dents, minuscules ? Où sont mes dents majuscules ? […] Et ce nez, ce petit nez délicat n’a jamais été mon nez. J’avais un nez fort, busqué, un nez à caractère. Disparu le caractère ! D’ailleurs, de toute évidence, il ne s’agit pas d’un visage d’homme. Ca crève les yeux. Celui-ci a une tournure plus aimable. Joli minois, du reste… Belle femme (Topor, 1996, pp. 9–10)

La thèse de l’indétermination sexuelle du héros mythique, défendue par Gregorio Marañon, trouve donc ici une illustration parfaite, encore renforcée par le choix formel du monologue. Jeanne utilise même l’enveloppe charnelle de Don Juan auprès de ses anciennes maîtresses, ce qui accentue encore l’ambiguïté sexuelle :

Six semaines durant, l’épouse félone s’est servie de mon identité pour abuser d’elles. Tandis que je dormais d’un sommeil de pierre, elle lutinait les unes et les autres, profitant cyniquement de mes plus glorieuses conquêtes. (Topor, 1996, p. 79)

La référence à l’homosexualité féminine est doublée d’une allusion à une possible bisexualité du personnage masculin, qui ordonne à son valet Sganarelle : « Mes goûts en matière de libertinage te sont connus. […] Au demeurant, je ne dédaigne ni les jeunes garçons, ni les belles Marquises, ni les splendides Africaines » (Topor, 1996, p. 71). L’indécision est donc totale et la réflexion sur le genre rejoint le questionnement sur les orientations sexuelles du héros, rappelant, à bien des égards, les préoccupations des mouvements queer. Avant de tourner au cauchemar pour Don Juan, la pièce de Roland Topor pourrait se lire comme une utopie et venir confirmer les idées du psychiatre et psychanalyste Jean-Claude Polack qui voit dans la bisexualité « l’antidote du machisme ou du sexisme » (Polack, 2001, p. 193) :

Cette idée de base que chacun de nous porte en soi, les deux sexes en lui, de façon plus ou moins apparente, est très forte. La contestation du machisme ne pourrait donc venir que de ceux qui accepteraient de se penser comme doués des deux sexes ou « en devenir des deux sexes ». […] Il s’agirait en somme de savoir comment, dans le monde occidental qui a bien évolué depuis ces quarante dernières années, ces « devenir femme » de chacun peuvent se manifester ou être revendiqués comme une capacité, une potentialité virtuelle. (Polack, 2001, pp. 193–194)

En assumant sa part féminine, Don Juan se prend à rêver à une plénitude amoureuse et sexuelle, la présence féminine semblant offrir la possibilité d’une forme permanente d’autosatisfaction : « Ma maîtresse liquide voyage à l’intérieur de mes veines, elle caresse mes viscères, me procurant un plaisir continuel, une extase sans fin » (Topor, 1996, p. 32).

L’évocation des amours saphiques de Jeanne rappelle, par ailleurs, le film de Roger Vadim, Don Juan 73, dans lequel Jeanne (jouée par Brigitte Bardot) supplante et humilie Louis (Robert Hossein), séducteur détestable et macho, dans le lit de sa jeune épouse (magnifiquement incarnée par Jane Birkin), lors de leur lune de miel. Notons que, dans les deux cas, la femme présente cette expérience de l’homosexualité comme une manière de se venger des personnages masculins. Ce choix mérite évidemment d’être questionné : le désir féminin, même lorsqu’il semble s’émanciper et s’affranchir de toute présence masculine, demeure rattaché, d’une façon ou d’une autre, aux hommes.

Chez Topor, la vengeance de la femme est particulièrement cruelle et empreinte de violence. Jeanne maltraite physiquement Dom Juan :

Tu vois cette griffure sur mon nez ? Cet hématome à mon épaule ? Une œillade trop hardie que me décocha certaine indienne à demie nue en fut la cause […] Je suis à la merci d’un sourire innocent, d’un battement de paupière machinal. (Topor, 1996, pp. 46–47)

La violence féminine trouve sa source dans la nature même de Don Juan. En effet, l’inconstance est présentée comme involontaire et instinctive chez lui. Elle est un réflexe qu’il ne peut réprimer. Tyrannique, Jeanne fait donc perdre à Don Juan toute forme de virilité avant de le conduire à la mort. La moitié féminine détruit, en effet, inexorablement la part de masculinité du personnage : « Quel vide entre mes jambes ! Je tâtonne à la recherche de mes attributs masculins perdus dans le brouillard. Tes cuisses se referment, emprisonnant ma main » (Topor, 1996, p. 28). Le Don Juan de Topor n’est pas sans évoquer « l’homme coupé en deux » décrit par Elisabeth Badinter : « En opposant les sexes, en leur assignant des fonctions et des espaces différents, on pense éloigner le spectre de la bisexualité intérieure. En vérité, on ne fait que se scinder en extériorisant la partie de soi devenue étrangère, voire ennemie » (Badinter, 1986, p. 190).

La mort du héros sonne paradoxalement comme une libération pour son double féminin : « Don Juan a été puni. Bien fait pour lui ! J’ai échappé au châtiment puisque je suis innocente. Tu entrevois la vérité ? Tu me perces à jour ? Je ne suis qu’une femme. Une simple femme. Une femme-femme » (Topor, 1996, p. 75). En mourant, le héros libère enfin la femme qui était en lui, une « femme-femme » pour reprendre le terme de Jeanne. Il illustre alors le « dilemme insupportable » que doit affronter tout homme selon Elisabeth Badinter : « mutilation de sa féminité ou mutilation de sa virilité ; blessure mortelle de son « âme féminine » ou étouffement dans le giron maternel » (Badinter, 1986, p. 192). Le processus de féminisation du héros mythique serait-il enfin achevé ?

La fin de la pièce demeure ambigüe en convoquant un dernier motif : l’hermaphrodisme. Jeanne met, en effet, au monde un enfant qui est, à la fois, garçon et fille : cette unification du masculin et du féminin sonne comme une promesse de réconciliation et permet de voir, derrière la déconstruction du Don Juan traditionnel, un possible renouvellement du mythe. Grâce à l’introduction de références à d’autres figures mythiques telles que l’Androgyne, Topor semble placer la réflexion sur les genres au cœur de son œuvre.[2] En donnant, à la fin de sa pièce, une voix à Jeanne, muette jusque là, il laisse symboliquement la parole aux femmes et les désigne comme l’avenir du mythe. Don Juan a laissé sa semence en Jeanne, donnant naissance à un bébé qui est un garçon… mais aussi une fille… Corps féminin et voix masculine, bébé intersexuel… : n’est-ce donc pas dans cet éclatement des barrières de genre et de sexe que réside l’avenir du donjuanisme ? C’est en tout cas ce que laissent penser les propos d’Elisabeth Badinter qui voit, dans l’androgynat, une promesse de réconciliation et d’aboutissement :

Mâles et femelles ne deviennent pleinement humains que dans l’androgynat. […] Or, l’androgyne humain ne se conçoit qu’après le long détour de l’acquisition de son identité sexuelle. On ne naît pas homme, on le devient et c’est seulement alors qu’on peut retrouver l’autre, et prétendre à l’androgynat qui caractérise l’homme réconcilié et achevé. (Badinter, 1986, p. 244)

2. José Juan Bigas Luna et la déconstruction du machisme

2.1. Du donjuanisme au machisme

Le mythe de Don Juan s’impose comme un intertexte incontournable dès lors qu’on décide de s’intéresser au type cinématographique du macho et cette référence s’impose avec une force particulière dans le cinéma espagnol. C’est autour du critère de l’hispanité que semblent, tout d’abord, se rejoindre les deux figures. S’il insiste à plusieurs reprises sur l’universalité de la légende donjuanesque et fait, rappelons-le, de Don Juan « l’homme-type », Georges Gendarme de Bévotte n’en démontre pas moins que seule l’Espagne du Siècle d’Or pouvait réunir les conditions nécessaires à la cristallisation du scénario mythique :

En dehors du caractère de Don Juan qui n’appartient en propre à aucun peuple ni à aucune époque, parce qu’il est une des manifestations les plus universelles de la nature humaine, la légende comprend des éléments très divers, religieux et profanes, qui sans être, peut-être, tous autochtones, ont été pour la première fois réunis en Espagne et ne pouvaient guère l’être ailleurs. (Gendarme de Bévotte, 1906, p. 14) 

Cette tendance à faire de Don Juan le type même de l’homme espagnol se confirme chez de nombreux auteurs et critiques. Ainsi, José Manuel Losada Goya n’hésite pas à affirmer qu’il « incarne le type traditionnel de l’Espagnol, avec les bonnes et les mauvaises acceptions du génie de ce peuple » (Losada Goya, 1999, p. 466), tandis que, pour Michel del Castillo, « Don Juan, sauvé ou damné, reste un personnage typiquement espagnol.» (Del Castillo, 1977, p. 226) La seule voix discordante à cette analyse demeure celle de Gregorio Marañon, qui rejette du côté du folklore facile et des clichés cet ancrage espagnol du mythe et soutient, au contraire :

Don Juan, bien qu’il soit venu au monde de la légende en Espagne, n’a presque rien d’espagnol. […] Cependant, dans le cas de Don Juan, l’esprit du vulgaire le sépare difficilement de l’idée et de l’émotion espagnole. Nommer Don Juan c’est évoquer les nuits andalouses, saturées de fleurs sous un ciel bleu profond ; les ruelles mystérieuses qui semblent un lit profond à l’amour ; les caballeros drapés jusqu’aux yeux dans leur cape […]. (Marañon, 1967, p. 31)

En dépit de son caractère atemporel et universel, indispensable à sa définition en tant que mythe, Don Juan demeure donc attaché à la représentation de l’Espagne et de la masculinité hispanique et nous pouvons formuler l’hypothèse que cette association, très présente dans l’imaginaire collectif, contribue à faire du machisme un trait incontournable du séducteur latin, en particulier espagnol. Cette représentation tenace est d’ailleurs regrettée par Martine Boyer : « il y a urgence à ce que les cultures hispaniques se débarrassent de ce trait de caractère (le machisme) qui encombre l’image de l’homme du Sud » (Boyer, 2001, p. 50) Mais les machos dépeints dans les films de José Juan Bigas Luna ne partagent pas uniquement avec Don Juan la nationalité espagnole.

Le personnage de Tirso de Molina apparaît, en effet, dans un contexte socio-historique, l’Espagne catholique du Siècle d’Or, marqué par une volonté très forte d’imposer la monogamie et d’établir le patriarcat. C’est dans ce contexte d’enfermement des femmes, dépositaires de l’honneur des familles, et de sacralisation de la virginité que le pouvoir de transgression du mythe prend tout son sens. Don Juan n’a plus du tout le même prestige dans une société laïcisée et désacralisée qui a accompli sa révolution sexuelle. Martin O’Shaughnessy explique bien cette dépendance du mythe à la répression et à la subordination féminine :

Si, d’un côté, Dom Juan semble l’ennemi juré du patriarcat, de l’autre, il le prolonge et même le justifie. De toute façon, il en a besoin. C’est parce qu’il y a des voleurs qui rôdent que l’on doit surveiller ses biens et c’est parce que la société patriarcale accorde une grande valeur à la virginité des femmes que le vol de cette même virginité a une haute valeur symbolique. (O’Shaughnessy, 2001, p. 15)

Or, Jean-Claude Polack postule l’existence d’un lien entre cette société espagnole du Siècle d’Or et l’introduction, en Amérique Latine, du machisme (Polack, 2001, p. 197). En effet, les chercheurs font naître le terme de machisme dans les sociétés hispano-américaines et, particulièrement, au Mexique.[3] Mara Viveros Vogoya propose de le définir comme « l’obsession masculine pour la prédominance et la virilité, s’exprimant en possessivité envers la femme et en actes de vantardise et d’agression vis-à-vis d’autres hommes » (Viveros Vogoya, 2004, p. 57). André Béjin revient, quant à lui, sur l’hypothèse d’une influence du modèle ibérique de l’époque de la colonisation de l’Amérique, c’est-à-dire de l’Espagne des Rois Catholiques, dans l’avènement du machisme.[4] Il constate :

Il n’y a pas eu transplantation sans modification mais choc violent de deux cultures […] et que, si le machisme peut évoquer parfois l’ancienne morale de l’honneur, ce n’est qu’en tant que « forme dégradée » de cette dernière.[…] Les conquistadors et leurs descendants ne se sentaient plus tenus, vis-à-vis de leurs concubines (indigènes et esclaves noires) par définition « impures », aux mêmes devoirs que vis-à-vis des femmes de leur race et de leur religion. Cette « polygamie du conquérant » […] s’est peu à peu dégradée […] c’est-à-dire qu’elle a pris la forme du machisme. (Béjin, 1992, p. 17) 

Dès lors, le macho apparaît bien, pour reprendre les termes de Mara Viveros Vogoya, comme « l’incarnation de ce principe masculin, arbitraire, brutal et sans contrôle, mais puissant et admiré, qui plonge ses racines dans le traumatisme de la domination espagnole » (Viveros Vogoya, 2004, p. 58).

Donjuanisme et machisme semblent donc se rejoindre sur plusieurs points. Tout comme le Conquistador et son descendant, le macho sud-américain, Don Juan ne se soucie pas des conséquences de ses actes et n’assume aucune responsabilité auprès des femmes qu’il a séduites puis abandonnées. Qui plus est, l’un comme l’autre peuvent être décrits comme des prédateurs, la métaphore de la chasse revenant de façon récurrente pour définir leurs manœuvres de séduction. Cette image les place du côté de la nature et de l’instinct, au point même de déboucher, dans certains cas sur une véritable « culture du viol », comme l’expose André Béjin :

Si l’homme semble, bien souvent, un enfant, il est aussi un fauve, situé du côté de la nature […], soumis à des pulsions agressives et sexuelles qu’il (lui) est difficile de maîtriser. Un des principaux « postulats » de la conception machiste de la vie serait, peut-être, le suivant : si un homme et une femme se retrouvent seuls, il est inévitable que l’homme soit emporté par un désir de posséder, voire de violer la femme. (Béjin, 1992, p. 19)[5]

Nés des mêmes circonstances historiques et sociales, Don Juans et machos sont, enfin, déstabilisés par la révolution sexuelle post mai 68 et la libéralisation des mœurs qui la suit. Le séducteur mythique survit avec difficultés à l’émancipation féminine, en prenant, pour reprendre les termes de Martin O’Shaughnessy « des formes ouvertement réactionnaires et sadiques » : « Les Dom Juans modernes savent que le monde a changé mais refusent de l’accepter» (O’Shaughnessy, 2001, p. 22). De même, le machisme apparaît comme une « réaction irrationnelle de défense que les hommes adoptent face au défi que constitue la redéfinition de la place des femmes dans la société » (O’Shaughnessy, 2001, p. 22).

Mis à mal par l’évolution des mœurs, Don Juan perd son aura mythique et ne trouve plus d’autorité contre laquelle se révolter. La séduction en série, qui vise à nier l’individualité des femmes en les objectivisant et en faisant d’elles des victimes passives et interchangeables, révèle son absurdité face à des partenaires qui, de plus en plus, assument librement leurs désirs et peuvent tout à fait résister au séducteur ou lui rendre la pareille. Donjuanisme et machisme semblent, en définitive, être des survivances du passé, une tentative nostalgique de préserver des prérogatives masculines ayant perdu toute légitimité.

2.2. Jamon, Jamon et Huevos de Oro : des films qui interrogent la masculinité hispanique.

Si les fondements du machisme sont lourdement ébranlés par les répercussions de la crise de mai 68 qui a frappé de plein fouet l’Europe et l’Amérique du Nord, la situation demeure sensiblement différente en Espagne où le régime franquiste ralentit la libération des mœurs. La dictature de Franco maintient un modèle de société patriarcale très conservatrice et rigoriste, articulée autour d’une stricte répartition des rôles masculins et féminins et l’idéalisation d’une virilité basée sur la glorification de la force physique. Cet idéal va progressivement être remis en question à partir du début des années 1980, alors que la censure s’estompe et que le pays exorcise les années de fascisme au travers, notamment, du mouvement de la Movida. Dans le domaine du cinéma, Nancy Berthier explique que « le cinéma d’auteur n’a pas attendu la mort de Franco (1975) pour proposer des représentations alternatives de la masculinité » (Berthier, 2001, p. 109) mais que ce n’est qu’ « à partir de la disparition de la censure, en 1978, que le cinéma espagnol va véritablement mettre en cause le modèle de virilité franquiste » (Berthier, 2001, p. 109). En réaction à ces longues années de censure et d’oppression, les cinéastes espagnols vont alors faire de la représentation du sexe un motif quasi obsessionnel.

Dans sa trilogie hispanique, le cinéaste José Juan Bigas Luna décline trois variations autour de la figure du macho. Jamon, Jamon (1992) et Huevos de Oro (1993) sont les deux premiers films de cette trilogie. Les deux personnages de macho qu’ils mettent en scène, Raúl González et Benito González, entretiennent plusieurs liens : ils partagent le même nom de famille, sont joués par le même acteur (Javier Bardem), associent séduction, performances sexuelles et réussite économique et connaissent tous deux une fin tragique. C’est pour cette raison que nous avons choisi de centrer notre analyse sur ces deux films.

Dès les premières scènes, Jamón, Jamón questionne les rapports entre masculin et féminin puisque les femmes sont, pour Raúl González, non plus un objet de conquêtes et de plaisir mais un puissant instrument de réussite matérielle et d’ascension sociale. Le film s’ouvre ainsi sur un gros plan sur le short moulant du personnage qui laisse deviner sa puissance virile et sa vigueur. Le dialogue qui l’accompagne affirme son désir d’ascension sociale. De plus, le personnage est présenté dans une activité hautement virile puisqu’il s’exerce à toréer. Cette première apparition du macho s’adonnant à la tauromachie n’est pas anodine : il s’agit d’une activité qui permet de prouver sa virilité puisqu’elle fait partie des sports qui, comme le relève Pierre Bourdieu, « sont les mieux faits pour produire les signes visibles de la masculinité, et pour manifester et aussi éprouver les qualités dites viriles, comme les sports de combat » (Bourdieu, 1998, p. 75) et comporte une dimension spectaculaire. Or, pour Bourdieu, « la virilité doit être validée par les hommes, dans sa vérité de violence actuelle ou potentielle, et certifiée par l’appartenance de la reconnaissance au groupe des « vrais hommes » » (Bourdieu, 1998, p. 77). Ce motif de la corrida et, plus généralement, du taureau, dont la statue métallique gigantesque surplombe la plaine et revient, tout au long du film, en un véritable leitmotiv, introduit aussi le sentiment nationaliste qui, pour Manuel Garrido Lora et Maria del Mar Ramirez Alvarado, est, avec la présence de la violence masculine, un des éléments constitutifs de la représentation du macho ibérique.[6] Enfin, cette scène inaugurale glorifie le corps masculin et sa musculature, tendue dans l’effort. Cette mise en valeur du « corps en tension » est, selon Nancy Berthier, associée au motif de l’érection (Berthier, 2001, p. 114). La récurrence des gros plans sur les caleçons mis en valeur par les corps des mannequins confirment cette objectivation du corps masculin. Le macho se transforme de son plein gré en homme-objet, offert au regard érotisé du public, comme l’expliquent Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto :

Certaines situations et certains dispositifs transforment en objets les hommes qui s’y impliquent, que cette implication soit volontaire ou non. Un concours de Monsieur Muscle, un essayage dans un magasin de vêtements, ou tout simplement le dispositif cinématographique, avec son œil-caméra qui change tous les êtres humains qu’il capte en poseurs, en font partie. (Jullier et Leveratto, 2009, p. 9)

On retrouve, dans Huevos de Oro, cette même insistance sur le corps masculin, au travers, cette fois-ci, de la profession initiale de Benito González qui est maçon. Pour Nancy Berthier

Bigas Luna met en scène le travail physique en filmant les corps au travail, corps de surcroît dénudés en raison de la chaleur africaine. Comme le Raúl de Jamón, Jamón, Benito Gonzalez se présente avant tout comme une masse musculaire en tension (Berthier, 2001, p. 110)

Or, l’analogie entre les deux films ne s’arrête pas là : les métiers du bâtiment sont, au même titre que la tauromachie, l’occasion de prouver son courage et sa virilité. Pierre Bourdieu place, en effet, ces professions du côté des activités qui exigent « certaines formes de courage […] qui, dans les métiers du bâtiment en particulier, encouragent ou contraignent à refuser les mesures de prudence et à dénier ou à défier le danger par des conduites de bravades responsables de nombreux accidents » (Bourdieu, 1998, p. 78). Outre la force physique qu’ils exigent, rappelons aussi que ces métiers sont associés à la masculinité avec, d’un côté, les hommes « bâtisseurs » et, de l’autre, les femmes gardiennes du foyer. Enfin, le lieu où Benito travaille dans la maçonnerie et effectue son service militaire, Melilla, en Afrique du Nord, est associé à la colonisation espagnole, ce qui ajoute bien la dimension nationaliste évoquée au sujet de Jamón, Jamón.

Raúl González est, par la suite, embauché et payé par Conchita pour séduire Sylvia et briser ainsi les projets de mariage de son fils José Luis, dont la jeune femme est enceinte. Cette machination imaginée par la mère du fiancé qui ne supporte pas l’écart de classe sociale entre sa famille et celle de Sylvia, réduit le macho au rang de gigolo, puisqu’il va littéralement vendre son corps. En acceptant la mission et en engageant, qui plus est, une liaison avec la mère de José Luis, Raúl renverse le cliché de la femme qui vend ses charmes pour réussir économiquement. Cette inversion des rôles conduit à une remise en question de sa virilité puisque, face à cette dernière, il perd tous ses moyens et fait face à une véritable panne sexuelle. C’est en lui promettant la moto dont il a toujours rêvé que Conchita parvient à réveiller ses ardeurs. La vénalité du macho est donc confirmée.

Pourtant à l’opposé du macho, José Luis n’est pas davantage valorisé. Sylvia ne cesse de lui reprocher son manque de virilité, notamment lors la scène de rupture. Celle-ci revêt une forte portée symbolique puisque les deux personnages discutent sous la structure publicitaire colossale du taureau et la caméra zoome sans cesse sur les parties génitales démesurées de l’animal qui se balancent en grinçant au dessus des deux personnages. Ce symbole publicitaire, dressé verticalement sur l’horizontalité de la plaine, fait écho à la mention récurrente des publicités pour les caleçons. En effet, la famille de José Luis développe une ligne de caleçons et emploie plusieurs modèles masculins, dont Raúl González, pour les mettre en valeur lors des spots publicitaires (« un buen paquete hace vender »). Là aussi, la caméra zoome avec insistance pour mettre en valeur la virilité des jeunes gens, dans des gros plans qui rappellent la première scène du film.

L’opposition entre verticalité (la structure publicitaire démesurée du taureau) et horizontalité (platitude des paysages du film) est reprise et accentuée dans Huevos de Oro où elle construit tout un réseau de signification. Ce couple vertical/ horizontal évoque, bien entendu, le phallus et l’érection et peut s’inscrire dans la « série des oppositions mythico-rituelles » qui sont associées symboliquement, selon Bourdieu, à l’opposition entre les sexes : « haut/bas, dessus/dessous, sec/humide, chaud/froid […] actif/ passif, mobile/immobile » (Bourdieu, 1998, p. 33). Dans Huevos de Oro, Benito veut construire la plus haute tour de Benidorm, afin d’assouvir sa volonté de puissance et de clamer sa virilité après la déception amoureuse dont il a été victime en Afrique du Nord auprès de Rita. En effet, choisi pour ses qualités physiques et ses performances sexuelles, le macho est trahi par sa maîtresse et remplacé, dans son lit, par un de ses collègues. Humilié, il décide d’ériger des tours « comme des bites », afin de compenser cette atteinte à sa virilité. Pour accomplir son projet, Benito va instrumentaliser les femmes et, tout comme Raúl, mais de façon plus consciente et plus prononcée, vendre son corps. En séduisant et épousant Marta, la fille de son banquier, à Benidorm, il obtient, comme le remarque Nancy Berthier, « son ascension sociale « grâce à une paire de couilles », selon sa propre expression » (Berthier, 2001, p. 110). Cette dernière relève d’ailleurs le caractère programmatique du titre :

Dès le titre, déjà, tout un programme est lancé : « Huevos de Oro » (« œufs d’or ») place le film sous le signe de la métaphore par l’utilisation d’une expression imagée qui met en relation sexualité masculine et réussite socio-économique. Comme Raúl, Benito fonde sa volonté de puissance sur ses performances sexuelles, métaphoriquement représentées par le terme « huevos » (« œufs ») qui désigne, en argot, les testicules. Le syntagme « tener huevos », qu’on pourrait traduire en français platement par « avoir des couilles » ou « en avoir », est utilisé de manière métaphorique pour désigner le courage masculin, la virilité. Ainsi, dans le langage populaire, courage et sexualité sont intimement liés et c’est à partir de là que Bigas Luna élabore l’intrigue de son film. (Berthier, 2001, p. 110)

Ajoutons aussi que la référence au conte de la poule aux œufs d’or établit un dernier lien, celui avec l’avoir au sens de bien matériel, de richesse, opposé à l’être. Le macho est donc du côté du paraître et des signes extérieurs de richesse. Benito possède deux œufs géants sur la terrasse de sa maison de Benidorm, tout comme il prétend vouloir posséder deux Rolex (symbole ultime de réussite sociale), pour faire écho au fait qu’il a « deux couilles ». Cette omniprésence du chiffre deux se retrouve aussi dans le fait qu’il a deux femmes : son épouse Marta et sa maîtresse Claudia. A Miami, dans la dernière partie du film, celle de sa déchéance, c’est, au contraire, sa nouvelle maîtresse Ana, qui aura deux hommes et prendra un amant pour compenser ses insuffisances. Car Bigas Luna construit aussi son film sur une double dynamique, montrant l’ascension du macho puis sa chute. Si ses performances sexuelles garantissent à Benito l’attachement de sa femme, Marta, il n’en demeure pas moins que cette dernière est supérieure à lui, aussi bien financièrement qu’intellectuellement. Elle est d’ailleurs lucide sur les défauts de son mari et se demande comment elle peut aimer un homme qui adule Julio Iglesias. L’accident qui dérobe la vie à Claudia, la maîtresse de Benito, ôte, par la même occasion, la seule qualité de son époux : sa force virile. Ce dernier se trouve diminué et humilié : c’est sa femme qui doit le nourrir et le porter pour uriner. Le désir en berne, handicapé et dépendant d’une femme, le macho retourne d’une certaine manière en enfance et se retrouve happé par la matrice féminine dont il est sorti, comme le suggère le cauchemar qu’il fait, dans lequel les deux œufs sont investis par des hommes en position fœtale, avant un plan sur l’effondrement de sa tour. Ce rêve qui aboutit à une castration métaphorique du macho refait à l’envers le travail de différenciation que l’homme doit accomplir pour affirmer sa masculinité et qui est résumé par Elisabeth Badinter :

Le propre de l’identité masculine (par opposition à l’identité féminine) réside dans l’étape de la différenciation à l’égard du féminin maternel, la condition sine qua non du sentiment d’appartenance au groupe des hommes. Leur ressemblance et leur solidarité se construisent par la mise à distance des femmes, et d’abord la première d’entre elles, la mère. Certains parlent de trahison, d’autres de meurtre symbolique. (Badinter, 1986, p. 85)

A la verticalité de la tour, dont la hauteur est magnifiée grâce au procédé filmique de la contre-plongée, s’oppose également la modestie du pavillon de Miami, dans la dernière partie du film. Ce dernier lieu est celui de la dégradation physique du héros. Le relâchement a remplacé le culte du corps musclé. Avachi dans son canapé, Benito s’intéresse toujours au sport, mais à la télévision, et écoute en boucle Julio Iglesias. Le choix de Miami n’est d’ailleurs pas anodin puisqu’il s’agit de la ville qui a vu justement la réussite du chanteur. Archétype du latin lover, Julio Iglesias est, de plus, comme le rappelle Nancy Berthier, « une figure sublimée du macho dont l’ascension sociale est le produit de son pouvoir sur les femmes » (Berthier, 2001, p. 112). C’est sur la voix du chanteur à la télévision que s’achèvera le film, et sur les images d’un Benito en pleurs, délaissé par sa compagne qu’il ne parvient plus à satisfaire et qui lui impose un amant dans un humiliant ménage à trois. Nancy Berthier utilise la métaphore des « vases communicants », pour insister sur ce renversement de situation, qui consacre la mort du macho :

On pourrait presque dire que désormais le macho, c’est elle, qui affirme son indépendance, sa volonté de puissance et de conquête, et qui, comme Benito, a besoin d’avoir les choses en double, et donc deux hommes pour elle seule. Le film se conclut sur l’image de Benito en train de pleurer, assis sur un lit, un long plan sur lequel défile le générique, au son de la voix de Julio Iglesias. Cet homme qui pleure est une des figures de la crise de la masculinité. (Berthier, 2001, p. 114)

Ces deux films de Bigas Luna sont donc une étape importante dans la mise en crise du macho, trop longtemps associé à l’homme latin et, en premier lieu, à l’homme hispanique. En montrant son échec, le cinéaste tente de débarrasser l’Espagne d’un des stéréotypes qui lui sont les plus solidement attachés. C’est, du moins, ce que postule Martine Boyer :

Bigas Luna montre qu’il y a urgence à ce que les cultures hispaniques se débarrassent de ce trait de caractère (le machisme) qui encombre l’image de l’homme du Sud. (…) car tout se passe comme si l’Espagne ne pouvait accéder au discours communautaire européen qu’à la condition de lui couper les « cojones » (une monnaie nationale dévaluée). (Boyer, 2001, p. 50) 

Selon elle, l’avenir cinématographique n’est plus du côté de ces « figures masculines, les plus flamboyantes d’Europe : Don Juan, Don Quichotte, le Cid, les hidalgos, les toreros, les conquistadors et autres Zorro… » qu’a portées l’Espagne, et parmi lesquelles le macho a bien entendu sa place, mais plutôt du côté de celui qu’elle nomme « l’Homo Macho » : « le gentil et si présent homosexuel, celui-là même que Pedro Almodovar […] a porté sur les fonts baptismaux du monopole des cœurs. Pour les Dames, c’est le divin enfant : no sex, no problem ! » (Boyer, 2001, p. 50). 

Simone de Beauvoir déplorait, en 1949 :

L’homme oublie superbement que son anatomie comporte aussi des hormones, des testicules. Il saisit son corps comme une relation directe et normale avec le monde qu’il croit appréhender dans son objectivité, tandis qu’il considère le corps de la femme comme alourdi par tout ce qui le spécifie : un obstacle, une prison. (Beauvoir, 1976, p. 15)

Son souhait semble enfin exaucé : la masculinité a perdu ses certitudes et soulève désormais autant, voire plus, de difficultés définitoires que la féminité. Si on ne naît pas femme, on ne naît pas homme non plus… La remise en cause progressive du patriarcat et de la domination masculine à partir des années1970 bouleverse profondément le champ des relations amoureuses et sexuelles et les rapports de séduction. Longtemps niées dans leur individualité et dans leurs désirs, les femmes s’émancipent et objectivent à leur tour des séducteurs dont elles décident librement de tirer leur plaisir.

Cette objectivation est particulièrement palpable au cinéma. Le Don Juan de Nelly Kaplan est tourné en ridicule et devient le jouet des trois femmes qu’il pensait avoir séduites, tandis que les deux machos de José Juan Bigas Luna sont confrontés à une remise en question radicale de leur masculinité et sont ramenés au statut d’hommes-objets. Les films de notre corpus laissent ainsi envisager la possibilité de voir advenir enfin un « female gaze », en réponse au « male gaze » dont Laura Mulvey a théorisé le fonctionnement dans le cinéma hollywoodien classique, dénonçant, par la même occasion, son caractère éminemment patriarcal.

Tiraillé entre la nécessité de prouver sans cesse sa virilité et la tentation de se laisser aller à ce que Pierre Bourdieu appelle « les attendrissements dévirilisants de l’amour » (Bourdieu, 1998, p. 77), le séducteur moderne illustre parfaitement les dilemmes et les contraintes de la masculinité. La résolution du conflit se situe-t-elle alors, comme chez Roland Topor, dans le retour à une certaine forme d’androgynie et de bisexualité originelles ? L’avenir est-il du côté « du flou, du confus et des formes intermédiaires », comme les appelle Elisabeth Badinter ? (Badinter, 1986, p. 34) du côté du queer en somme ? La mort du Don Juan masculin traditionnel, à la fin de la pièce, remplacé par un double féminin qui conserve une voix d’homme dans un corps de femme, pour ensuite donner naissance à un bébé intersexuel semble fortement le suggérer.

Références bibliographiques

Notes

[1] Nous reprenons ici le terme de Jean Rousset qui, dans son analyse structurale du mythe de Don Juan, isole trois invariants fondamentaux, unis dans un système triangulaire : le Mort- le groupe des femmes et le héros. En plaçant le Mort en premier, Jean Rousset postule que l’histoire de Don Juan tire sa dimension mythique du châtiment du héros et du retour vengeur du Mort sous forme de statue. 

[2] Domingo Pujante Gonzalez précise que la bisexualité, chez Roland Topor, n’est pas uniquement une complémentarité entre les sexes mais parle d’« androgyne panique » qui intègrerait « tous les aspects opposés: masculin et féminin, céleste et terrestre, extérieur et intérieur, sexuel et mental, etc. » (Pujante Gonzalez, 2008, p. 166).

[3] C’est au Mexique que Le Petit Robert situe la naissance du mot, en 1959.

[4] L’Espagne médiévale est, en effet, fortement misogyne, comme en témoignent les nombreux textes satiriques qui prennent le contrepied de la littérature courtoise et véhiculent une vision très négative du genre féminin. Cette tradition satirique s’inscrit dans la lignée de certains textes de la Grèce classique mais est surtout un héritage de la vision misogyne répandue dans la société et les écrits d’al-Andalus au IXème siècle.

[5] Mara Viveros Vogoya poursuit cette idée encore plus loin en parlant d’« une organisation sociale résultant du viol où se perpétue et se légitime constamment la supériorité masculine et européenne » (2004, p. 58).

[6] Nous renvoyons ici à l’analyse de Manuel Garrido Lora et Maria del Mar Ramirez Alvarado (2020) sur un autre cinéaste espagnol : Pedro Almodovar, intitulée « Expresiones de machismo y violencia en los personajes masculinos del cine de Pedro Almodovar : una revision cronologica ».


Aurélia Gournay. Docteure en Littérature Générale et Comparée et Agrégée de Lettres Modernes. Enseignante titulaire à l’Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle au sein de l’UFR Arts et Médias. Travaux qui portent sur les mythes et les questions de genre. Thèse sur les réécritures de Don Juan au 20ème siècle et les enjeux de la féminisation du mythe. Recherches qui incluent la littérature mais aussi le cinéma.