Salim Ayoub / Webster University / États-Unis
Nabil Ayouch a toujours produit des œuvres qui ébranlent les fondements mêmes du statu quo idéologique, social, religieux et sexuel au Maroc. En effet, cette défiance envers l’ordre hégémonique est palpable dans les travaux du cinéaste comme l’illustrent Mektoub (1997) – inspiré de l’abus sexuel d’un commissaire de police, qui a été arrêté en 1993 et condamné à mort, Ali Zaoua, prince de la rue (2001), qui aborde la condition oppressante et sordide des enfants des rues de Casablanca, et Les chevaux de Dieu (2012), qui met en scène des adolescents survivant dans le célèbre bidonville de Casablanca, Sidi Moumen. Les travaux d’Ayouch interrogent la relation structurelle et socioculturelle entre la misère, l’exclusion, le désespoir absolu et les séductions exercées par les mouvances islamistes. Bien qu’il ait été confronté aux critiques de plusieurs segments conservateurs de la société marocaine, qu’elles soient civiles ou politiques, il n’a jamais vu aucun de ses films provoquer pareille indignation sociale, et ce jusqu’à Much Loved, qui fut interdit dans les salles du royaume, et ce même avant sa sortie officielle. En effet, Much Loved a conduit une partie de la société civile à occuper les rues des grandes agglomérations du pays pour protester contre sa sortie et dénoncer son réalisateur. Le fait même que ce film ait été censuré et ait suscité un immense émoi au sein et entre les différentes composantes du pays le place au premier plan comme l’une des productions cinématographiques les plus controversées, mais aussi intrépides de l’histoire récente du Maroc – quelque chose au niveau du roman de Mohamed Choukri, Le pain nu, dont le texte original – en arabe – datant du début des années 70 n’a été publié qu’en 1982 et a été officiellement interdit/censuré jusqu’en 2000. Quelques années plus tard, Ayouch a sorti Razzia, qui a non seulement échappé à la censure, mais il a aussi connu un grand succès. Pourtant, le film s’inscrit bien dans la lignée des productions d’Ayouch, qui a décidé de continuer dans son élan de subversion artistique et de remise en question des fondements de la morale au Maroc. Dans cet article, il sera question d’analyser ces deux œuvres filmiques afin de mettre en évidence l’approche contestataire d’Ayouch et sa tentative de donner une voix aux marginalisés de la société civile, qui, dans l’idéologie, demeure essentiellement imperméable à l’inclusion des identités non-normatives.
Much Loved, un film qu’il serait possible de qualifier de docu-fiction, dépeint la vie de quatre jeunes marocaines dont la prostitution est le gagne-pain quotidien. Il s’agit des histoires de Noha (Loubna Abidar), Randa (Asmaa Lazrak), Soukaina (Halima Karaouane) et Hlima (Sara Elmhamdi Elalaoui) qui vivent en cohabitation à Marrakech. Les protagonistes font souvent face à la violence et à la rejection, et ce non seulement de la part de leurs clients, mais aussi et surtout de la part de leurs familles, de la police, et de divers composantes de la société civile en général. En les filmant de cette Manière, Ayouch semble vouloir lever le rideau sur un non-dit, qui est la réalité journalière des travailleuses du sexe au Maroc. Des femmes que l’on pousse à la marge, l’oubli et le silence pour ne pas avoir à accepter et confronter cette catégorie minoritaire qui complète la mosaïque qu’est la société marocaine. Le film transgresse les codes et normes patriarcaux établis qui régissent l’image corporelle de la femme au Maroc. À plus d’une prise, les images et angles de la caméra filment le désir corporel féminin. Le scénario, lui, incitent les protagonistes à agir contre les codes moraux et sociaux en vigueur. En effet, Ayouch filme le corps comme une remise en question des interdits culturels. De plus, et plus significativement, il choisit de montrer des corps nus comme un moyen de révéler les tabous les plus profonds de l’état-nation ainsi que sa duplicité politique et sociétale. Cité par Ruth Grosrichard, indirectement, Ayouch est très direct à ce sujet : « J’avais envie de dire cette réalité, loin des mythes. Dire c’est montrer. Tout, Sans retenue, sans concession ni fausse pudeur » (2015). En représentant le désir féminin, au sein et en contraste avec une société à la fois hyper-masculine et hypocritement puritaine, le cinéaste dénonce la marginalisation des pratiques sexuelles non-normatives. De ce fait, en filmant des sexualités et affects qu’une société ne daigne aborder, le cinéaste dénude également l’apparatus idéologique qui produit l’exclusion et aliénation mêmes de ces types de séxualités. Much Loved pourrait donc être considéré comme une manière graphique de sensibiliser à l’ostracisme, qu’une forme de masculinité hégémonique, sexuelle et religieuse, enrégimentée par l’État inflige à ses sujets.
Dans son article « Depicting and Documenting Violence against Women in the Contemporary Counter-Narratives of Moroccan Film », Valérie Orlando avance que les films et documentaires réalisés au cours de la dernière décennie des cinéastes travaillant au Maroc remettent en question le récit officiel de l’exceptionnalisme écrit par le gouvernement marocain comme vérité incontestée (2019, p. 147). Le récit dont elle parle semble exagérer l’amélioration des conditions des femmes et leur émancipation dans la société :
This narrative often exaggerates the improvement in recent years of women‘s actual sociocultural, political and economic enfranchisement in Moroccan society. The documentary 475 (2013) by Nadir Bouhmouch challenges the positivism of the government‘s affirmation that it has ameliorated the lives of all women in Morocco. Equally important, the feature-length fiction film, Much Loved (2015) by Nabil Ayouch, serves to set the record straight on Violence Against Women (VAW) in a country where patriarchal tradition still takes precedence over women‘s overall societal enfranchisement. (2019)
La cinématographie d’Ayouch réussit à transposer avec éloquence les formes et comportements sexuels non-normatifs que la prostitution localise et dévoile dans les corps des individus lorsqu’ils échappent aux contraintes des expressions permises de l’hétéronormativité. À travers des personnages qui ont développé des identités sexuelles apparemment ambiguës que l’on pourrait qualifier de « queer réticent », Ayouch explore, de manière documentaire, des sexualités supposément inconnues et cachées sous divers masques. Qu’ils soient policiers, travestis, prostituées ou clients, les personnages du film semblent tous se déguiser pour protéger leurs comportements sexuels d’un regard social impitoyable dirigé et mobilisé par une idéologie essentiellement masculine. En outre, le fait d’avoir visuellement révélé aux yeux du monde ce qui est considéré comme linge sale local, ainsi que le fait d’avoir impliqué dans cet étalage les consommateurs même de cette prostitution – notamment ceux venus d’Europe et des pays du Moyen-Orient – sont tous des éléments qui ont suscité une vague d’indignation moralisatrice dans tout le Maroc. Cela a servi de prétexte au ministre de la communication marocain, Mustapha El Khalfi pour censurer le film. Dans ce contexte, il convient de noter que plusieurs films marocains comportant des scènes de nue n’ont jamais suscité une réaction publique et une condamnation institutionnelle aussi farouchement contradictoire. Autrement dit, l’indignation générée par le film d’Ayouch ne semble pas être causée par la nudité exposée des corps mais par leur inscription dans diverses modalités du genre et dans une ambivalence troublante du sexe transgenre adoptée et interprétée par certains personnages.
Much Loved s’inscrit dans un cadre documentaire, avec un casting composé de vrais travailleuses/travailleurs du sexe. C’est un récit intrépide d’une industrie de tourisme sexuel incontrôlée et florissante à Marrakech qui attire des clients du Moyen-Orient et des pays occidentaux, en plus du Maroc. Ces travailleuses/travailleurs du sexe sont des enfants, des adolescents et de jeunes femmes et hommes. Il est à noter que la prostitution est illégale et interdite tant par le code pénal marocain que par l’Islam. Cependant, elle est toléré par les autorités, notamment dans les destinations touristiques comme Marrakech. Il s’agit d’un sujet hautement tabou dans le pays qui prévoit un marché sexuel souterrain et un environnement plus « permissifs » par rapport à d’autres pays dans la même région. Malgré des images fréquentes, graphiques et intenses de ce que l’opinion publique dominante considère comme de la débauche et des scènes répétitives de brutalité d’un client frustré et d’un détective de police corrompu, Much Loved offre plus d’images brutes que de la simple pornographie. En fait, au-delà de l’aspect volontairement choquant du film, c’est une célébration de la solidarité entre travailleuses/travailleurs du sexe et des identités sexuelles non-normatives face au patriarcat, à la honte familiale et sociale, à l’exploitation et à la pauvreté. Dans une scène, les quatre personnages féminins principaux sont allongés ensemble sur un canapé, pour s’offrir mutuellement de l’affection et un certain sentiment de proximité qu’ils ne pouvaient pas trouver aux seins de leurs familles ou avec leurs clients vigoureusement masculins. Comme Lola Cloutour l’indique dans son « L’amour tarifé, censuré au Maroc » ;
[Nabil Ayouch] met en valeur l’entraide, l’amitié et la solidarité entre ses héroïnes. Joyeuses et fêtardes, elles s’évadent en imaginant un ailleurs lointain et accueillant. La figure de Saïd, le chauffeur de taxi, veille sur elles tel un ange gardien. Nabil Ayouch ne les juge jamais. Pour lui, elles sont avant tout des femmes dignes. (Cloutour, 2015)
Les quatres protagonistes du film partagent le même appartement, travaillent en équipe et sont qualifiées de prostituées de luxe. En exposant et leurs corps devant la caméra, elles reproduisent la réalité des travailleuses/travailleurs du sexe, qui est réduite au divertissement masculin. Elles sont en effet objectivées et traitées comme de simples instruments de satisfaction par les Marocains qui ont les moyens de payer leurs services et par les étrangers qui, bien souvent, ne peuvent pas se permettre pareil libertinage dans leurs pays d’origine. Tout en documentant ces pratiques sexuelles réelles et les habitus collectifs qui les régulent, Nabil Ayouch réalise et une restitution visuelle très effrontée des sexualités non-normatives et équivoques/ambivalentes dans le Maroc contemporain. L’une des scènes qui a particulièrement choqué le public est celle montrant Noha caressant les fesses et l’anus d’un personnage masculin qui visiblement apprécie cela et adopte des postures traditionnellement associées à la féminité et à la sexualité féminine. En effet, Noha, en « agissant en un homme », déconstruit les normes sexuelles traditionnelles, au mépris total de l’ordre patriarchale. Ce dernier exige que son corps soit soumis à la domination masculine, tandis que le plaisir « passif » évident du personnage masculin subvertit le pouvoir dominant de la sexualité masculine. Celle-ci étant censée être cardinale dans le code érotique et l’identité même de l’homme arabo-musulman. Bien plus qu’une simple féminisation du corps masculin, Ayouch semble vouloir filmer la prostitution et le travestissement comme des formes de résistance visuelle à l’hétéronormativité prônée par l’état et la société. Dans son essai intitulé « Un film qui ‘trouble’ : Subversion des identités de genre et de la sexualité dans Much Loved de Nabil Ayouch », Madeleine Löning affirme : « À travers ces histoires dans lesquelles la question du genre se joint à la question sociale, le film interroge le regard stigmatisant qui est posé non seulement sur la prostitution mais aussi sur d’autres formes de marginalité comme l’homosexualité, la misère ou la maternité célibataire » (2017, p. 184).
Ayouch semble mettre en évidence les failles structurelles de l’ordre hégémonique masculin, décrivant à la fois le processus aliénant de son exclusion et de sa singularité tyrannique, ainsi que la fragilité de son idéologie phallocentrique. Tout cela est illustré à travers la mise en scène de personnages dont l’existence est réduite à vivre dans des conditions clandestines car ils n’adhèrent pas à l’ordre hétéronormatif dominant, mais aussi en mettant en évidence l’homosexualité réticente et auto-négative de certains protagonistes masculins, comme le client saoudien qui a besoin de regarder de la pornographie gay pour être sexuellement excité. Par conséquent, Much Loved nous présente une critique poignante des différentes articulations intersectionnelles de marginalité de genre, d’exclusion sociopolitique, d’iniquité économique et de contrainte autoritaire idéologique/religieuse. Ce faisant, le film propose également une série d’alternatives existentielles non-normatives, même minimes, qui remettent en question les conceptions patriarcales traditionnelle imposées par l’idéologie de l’identité socio-sexuelle au Maroc, comme l’hyper-masculinité et l’hétéronormativité. On pense par exemple au fait que les quatre femmes au centre du récit filmique sont en réalité liées par un fort sentiment d’unité face à l’oppression, car elles réussissent également à créer ce qui pourrait être défini comme une famille queer résistant au pouvoir. Le terme queer étant utilisé dans son sens plus large ici, qui est celui de la subversion des normes et de la non-conformité. Cette résistance s’oppose à la pression d’une société civile, ou à moitié car uniquement masculine, qui maintient sa domination et réduit ses parias subalternes à l’exclusion et dans l’abjection. Un tel domaine alternatif de possibilités existentielles est par exemple illustré dans la dernière séquence véritablement poétique du film dans laquelle les quatre travailleuses du sexe se reposent et profitent de la vie sur une plage pour un moment de répit solidaire.
Les problématiques linguistiques sont également en jeu dans Much Loved, comme dans Razzia et presque tous les films d’Ayouch. Le film est bien entendu, pour des raisons sociolinguistiques évidentes, non pas en français mais en darija marocain. De manière symptomatique, le français n’est parlé que par et avec des clients/consommateurs de la prostitution – comme Jean-Louis qui s’engage dans une sorte de méta-romance avec Noha. C’est aussi le cas de l’arabe Khaleeji lorsque les femmes interagissent avec leurs clients Saoudiens. Le film en dit long sur le fait que Darija est le véritable idiome des habitants du pays. Les travailleuses/travailleurs du sexe sont obligés de parler la(les) langue(s) de leurs clients, qui ignorent la leur, car le français et l’arabe moyen-oriental leur sont idéologiquement infligés. Cette situation sociolinguistique et sa relation avec les marqueurs identitaires sont également au cœur d’un autre film réscent d’Ayouch, Razzia. Dans ce dernier, il ne s’agit pas que de sexualité, mais le type d’engagement et le militantisme artistique mené par le cinéaste reste inscrit dans la même ligné. Ce film commence dans la région de l’Anti-Atlas où l’amazigh est le seul idiome parlé par les habitants, mais qui est interdit par l’autorité centrale de l’état-nation à l’aube de l’arabisation dans les années 80. Razzia fonctionne comme une sorte d’enquête filmique historique en remontant aux racines de la définition nationaliste actuelle de l’identité marocaine, qui se veut monolithique et artificiellement réglementée. Cette identité marocaine de l’ère moderne a été instituée par l’islamisation et l’arabisation forcées, réduisant au second plan les langues amazighes et le darija, niant la diversité ethnique du peuple marocain, tout en imposant une conception restrictive et rétrograde de l’Islam comme religion officielle d’état (le judaïsme et le christianisme étant tolérés). La laïcité, l’agnosticisme et l’athéisme sont anathèmes. Une telle religiosité populaire et hétérodoxe est illustrée dans Much Loved lorsque Noha se lance dans des pratiques mystiques occultes et commence à prier en buvant de l’alcool, demandant à Allah de lui fournir un gentil client saoudien « ayant un petit pénis et un gros portefeuille ». Dans Razzia, les enfants doivent se faire dire par leur instituteur que le mot « Juif » n’est pas une insulte. Dans une autre séquence, une foule furieuse qui comprend des cohortes de femmes traditionnellement habillées et voilées se rassemble dans les rues de Casablanca contre la réforme du code islamique de l’héritage et des successions avec des slogans affirmant que « le Maroc est un pays musulman », « les lois de la charia règnent » et « que les hommes et les femmes ne sont pas égaux ». Plus tard, dans un cimetière, nous voyons un iman brusquement interrompre Salima qui est en train de repeindre les inscriptions sur la tombe musulmane de son père en lui disant que l’Islam exige des pierres tombales anonymes.
Discontinu mais organiquement cohérent, parfois volontairement opaque, souvent énigmatique, mais dans son sens global totalement évident, Razzia met en scène une imagerie d’une puissance remarquable. C’est aussi un drame social kaléidoscopique sur l’intolérance et les troubles à Casablanca (et plus largement au Maroc) dans lequel Ayouch construit un patchwork de cinq histoires différentes, liées les unes aux autres sur une période de 30 ans, et se comporte ainsi comme une arme intellectuelle à plusieurs niveaux. Ce film vient en réponse aux réactions qu’a suscité Much Loved. Il se veut contre l’establishment et le statu quo dans un environnement socioculturel qui étouffe et empêche le développement même de l’identité intime et individuelle, ce que le réalisateur lui-même décrit dans une interview de Léa Salomé pour France Inter comme « ce sentiment d’étouffement, des espaces mentaux qui se referment, qui nous empêche de rêver » (Ayouch, 2018). Le film commence en dehors de la ville, 30 ans plus tôt, avec Abdallah (Amine Ennaji), un jeune homme instruit, brillant, éthiquement engagé et intellectuellement généreux. Abdallah aime la poésie et enseigne dans un village amazigh quelque part dans les montagnes de l’Atlas. En tant qu’enseignant, Abdallah a été aliéné et jeté dans l’oubli par le gouvernement qui a décidé de prétendument réformer les programmes scolaires en mettant en œuvre l’arabisation. Ce changement a obligé ses élèves à apprendre l’arabe, une langue qu’ils ne connaissent ni ne comprennent. Plus important encore, il s’agissait de dire aux enfants amazighs qu’ils ne sont plus ceux qu’ils ont toujours été et que désormais ils sont arabes. Quand Abdallah résiste, il est expulsé et marginalisé. Liant à juste titre arabisation et islamisation, le critique de cinéma Scott Tobias (2017) note « From there, Razzia reveals how that single injustice ripples through the lives of generations to come, as religious dogma begins to take root ».
Dans un entrertien accordé à Tobias de Variety, Ayouch appelle les réactions à Much Loved « hysterical », tout en ajoutant : « I refuse to enter into this logic, trying to explain the inexplicable ». Il suggère que la composante conservatrice de la société marocaine « avoid[s] a real public debate on sensitive subjects », et déclare : « I want to continue to exist, in my own way, by making my films without worrying about society’s gaze ». Razzia est effectivement bien inscrit dans la perspective de son créateur. Ayouch a pris la décision de quitter la France pour le Maroc et de se situer du côté marocain et de créer ce qui pourrait être décrit comme un cinéma de transgression. Razzia est endémique de la cinématographie d’Ayouch et poursuit son effort de représentation des marges et de ses habitants, tout en leur offrant l’opportunité de s’exprimer. Le réalisateur est parti au Maroc et a développé un engagement, une compréhension empathique et une participation engagée dans un pays qu’il considère comme le sien, qu’il aime et qui l’inspire : « mon amour profond pour ce pays, mon inspiration » (Ayouch, 2018). En ce sens, on pourrait dire que l’effort cinématographique d’Ayouch s’inscrit au Maroc, et surtout dans sa plus grande ville et métropole ;
Casablanca is finally, and above all, this fragment of reality in which our characters construct their own story. These stories are life’s possibilities that others are intent on destroying: personal battles at the heart of a quintessential struggle. And this struggle encompasses them while also being beyond their control. (Ayouch, 2018)
A ce sujet, dans son « Nabil Ayouch: Transgression, Identity, and Difference », Johnathan Smolin déclare:
Ayouch developed his relationship with Morocco through film. [Ayouch] felt at times like a foreigner when he visited the country, experiencing a strong sense of split identity between himself and his cultural homeland … [He] has sought to celebrate difference, to break through pressures in Morocco to reflect singular or dominant concepts of identity. His cinema points to the importance of multiplicity of perspectives, identities, and differences. Through his films, Ayouch has not only worked to provide social and political critique ; he has also attempted to launch public debate of issues that have been covered up or hidden. In the process, Ayouch has broken through a variety of taboos in his films, creating new terrains for representing controversial sociopolitical issues, transgressive identities, and marginalized lives. (Smolin, 2015)
Ce faisant, le cinéaste s’implique dans le destin même du pays et de la ville qu’il a choisi comme domicile tout en s’engageant dans une critique de son ordre masculin hégémonique qui continue de coloniser les corps et les esprits. Cette colonisation masculine des corps est illustrée dans une séquence mettant en scène Salima portant une robe courte et marchant en ville avant de se faire interpeller par un un jeune homme qui tente de la faire culpabiliser pour son choix vestimentaire. La protagoniste soulève sa robe encore plus haut comme dans un geste de défiance et d’émancipation du control exercé par cet homme, qui n’est lui-même qu’une réflexion symptomatique d’une idéologie phallocrate dominante. Un tel positionnement d’affinité et de communion d’Ayouch avec la résistance progressiste marocaine s’écarte donc totalement de toute appartenance à l’identité marocaine moderne, qu’il perçoit et dépeint comme illusoire et phallocrate. Cette identité est à l’origine de tout ce que dénoncent les personnages filmiques du cinéaste. Elle est donc un fléau perçu par le réalisateur et la chose même contre laquelle il résiste et se bat.
Les personnages d’Ayouch ne sont jamais des idéaux-types monovalents. Son traitement cinématographique et son montage filmique de leurs comportements et façons d’être ne s’inscrivent jamais dans une narration abstraitement globale – vectorielle et/ou syntagmatique – et évitent tout imagerie généralisante. Dans le kit press de Razzia, le cinéaste exprime dans ses propres termes :
Abdallah, Salima, Joe, Hakim and Inès are beings that others wish to muzzle and squash. Yet, they are the embodiment of hope, for each in their own way personifies a difference or an inner struggle that keeps us alive. They are ordinary people we come across in everyday life and who become, from my viewpoint, heroic. Like Aïta’s war songs, delivered by Yto in the film, their cries resound a warning call. If you listen carefully, you can hear their solitude, their heartbreak, and their contradictions. They communicate with each other without ever speaking or meeting. Yet invisible bonds are formed, intersecting with one another; and while some may bow down, one woman decides to hold her head high and give birth to her child. (2017)
Les affirmations discursives sont réduites au minimum et toujours inscrites dans un contexte commun, voire trivial, même lorsqu’elles ont une résonance symbolique indéniable et significative, comme lorsqu’Abdallah fait référence à ses élèves, littéralement terrorisés par la langue arabe qui, dans un contexte de manière autoritaire et abusive, leur est infligée « d’en haut », comme l’indique une voix off qui transpose en réalité la pensée de son réalisateur : « Qu’importe la langue si vous leur ôtez la voix… Qu’importe la foi si vous leur ôtez leurs rêves » (Razzia, 2017). Par exemple, au milieu d’une conversation banale entre Salima et son mari sur le tabagisme, ce dernier exprime son souhait qu’elle arrête de fumer, la protagoniste refuse. Son conjoint lui demande alors « est-ce une révolte ? », ce à quoi elle répond « c’est une révolution ». Ayouch et sa co-scénariste Maryam Touzani, en se concentrant sur les combats enracinés dans chacun de leurs personnages, réussissent à combiner un sens du lyrisme poétique avec une interprétation ethnographique exacte et aiguë de ce que les gens doivent faire face aux prédicats autoritaires d’une masculinité tyrannique, comme représentée par Jawad, le conjoint de Salima.
Loin de le concevoir comme un phénomène récent et contingent, le cinéaste relie à juste titre l’obscurantisme patriarchal qui menace et pénètre tous les aspects de la société de son pays à l’édification même de l’état-nation marocain postindépendance. Et si Razzia part des soi-disant grandes réformes de 1982 – dont l’adoption de l’arabisme – il est bien conscient que les causes profondes de ces dernières remontent à la mise en place d’un fondamentalisme identitaire surimposé, qui était camouflée sous couvert d’unification linguistique. Razzia est peut-être l’œuvre la plus complexe de son auteur à ce jour, mettant en valeur et exposant la pression incessante exercée par l’État-nation marocain afin d’éradiquer toutes les formes, pensées et comportements qui relèveraient et célébreraient la diversité. Les personnages du film capturent en réalité la complexité de la société marocaine du 21e siècle, alors qu’ils négocient le désir et l’émancipation vis-à-vis des instances sociales de la famille, de la religion, de la tradition/culture et de la vie moderne. Comme dans tous les films du réalisateur, ils sont souvent mal à l’aise et déplacés dans leur environnement, alors que le film approfondit les conséquences de la dislocation socioculturelle et de l’aliénation affective. Ayouch a déclaré à Variety au Festival du film de Dubaï que « no subject should be taboo in the Arab World today », tout en ajoutant :
If we want to develop this part of the world, if we want to give a voice to the talents – and there are many talents in the Arab world – we should be capable of watching ourselves in the mirror […] If we do not speak about ourselves as we really are, some other people will come and do it instead of us […] We know that in this region we are not different. They want to buy us into thinking we’re different: ‘We’re Arab, we’re Muslim. We shouldn’t do that, we shouldn’t speak about that.’ But that’s not the reality […] Go into the streets of Casablanca, Cairo, Beirut of Tunis and you will meet the real people, you will meet their dreams […] I trust Arab youth. I know how full of energy and imagination they are. You can close that imagination but one day or another it comes back. (Variety, 2017)
S’inscrivant dans sa pluralité, la diemnsion féministe d’Ayouch est une composante importante de sa façon de penser et de filmer. A cet égard, ce qu’il déclare sur le Maroc pourrait et devrait effectivement être étendu à l’ensemble du Maghreb et même à la totalité de la région MENA. Il semble suggérer que chaque pays a ses grands combats à mener, dont la place de la femme au sein de la société marocaine. Au sujet des hommes, dans le même entretien accordé à Variety Studio, Ayouch stipule : « [Men] want to tell women what should be their place in society…It’s not normal, it’s not fair. [But] men will never give power to women, they have to take it back themselves » (Variety, 2017). En revisitant Much Loved et Razzia, le cinéaste avance que « Much Loved is giving a voice to very brave women, as well as Razzia is giving a voice to Salima : Her husband wants to tell her what she should say or not, that she should work or not » (Variety, 2017).
Les interactions entre les personnages de Razzia sont très limitées, voire inexistantes dans certains cas, ce qui signifie que le temps dont dispose le public pour découvrir ces personnages est également limité, car le film raconte des segments partiels de cinq histoires différentes qui sont interconnectées. Le concept de la structure diégétique du film est évidemment de ne pas plonger profondément dans la révélation psychologique mais plutôt de se concentrer sur le fil conducteur de son récit fragmenté, qui est de montrer “the explosive frustration experienced by those trying valiantly to forge their own paths in a conservative society” (Fabien Lemercier in Cineuropa, September, 2017). Sa méthode cinématographique se concentre sur cette signification globale qui s’accomplit en se concentrant sur une série de situations qui peuvent potentiellement – voire subliminalement – avoir un effet allégorique. Par exemple, il filme l’aliénation culturelle et la confusion d’Inès en la faisant prier vers la Mecque pendant qu’un clip vidéo de chanson occidentale avec des danseurs légèrement habillés passe sur son téléviseur devant ses yeux. En tant que tel, le film fait également directement écho à une série de questions très urgentes en jeu dans la société marocaine. Par exemple, lorsque le réalisateur inclut une intrigue secondaire sur l’avortement dans l’histoire de Salima, ce n’est pas sans remettre implicitement en question l’opinion de la société civile et la politique du gouvernement actuel en la matière. À cet égard, le film, qui véhicule un sentiment d’urgence et d’insurrection, est à la fois immergé et issu d’une multiplicité entremêlée de débats contemporains dans la société marocaine – sur les droits des femmes, la liberté religieuse, le pluralisme politique, et les libertés sexuelles, pour n’en citer que quelques-uns. La complexité globale du film, son opacité, ainsi que la fragilité et la vulnérabilité de ses personnages – qui n’expriment aucune forme de pensée positive ou militante – proviennent de ce que l’on pourrait définir comme son ouverture indéterminée, car elle expose une crise sans annoncer de finalité ou de résolution. Au contraire, Razzia démontre des réalités simultanées et inter-liés autour de sujets controversés, qui ne doivent pas être considérés comme abstraits. Même dans l’opacité du film, ces réalités demeurent concrètes du quotidien des citoyens ordinaires.
Le titre du film est en réalité multi-connotatif, tout comme le film lui-même. Le mot Razzia signifie « raid » en darija. Il peut faire référence à la spoliation violente des droits individuels et collectifs et à l’asservissement socio-idéologique des femmes, des personnes queer, des individus non-conformistes et des minorités – religieuses, ethniques et/ou linguistiques – par un État-nation autoritaire complice de forces idéologiques obscurantistes. Razzia peut aussi faire allusion au désir imparable de liberté et de libération des contraintes dogmatiques qui envahissent actuellement des pans importants du forum civil marocain, ainsi qu’à la volonté résolue de vivre librement. Dans un entretien accordé à Dimitra Bouras publié dans le magazine belge de cinéma en ligne Cinergie.be en 2018, Ayouch commente cette double interprétation du titre de son film en ces termes :
On peut le voir dans les deux sens. Dans le film, cette razzia a une première vague où elle emporte avec elle la justice sociale, les libertés individuelles et certains droits fondamentaux. Puis, 30 ans plus tard, une seconde vague où des personnages veulent reprendre ce qu’on leur a pris. Je suis convaincu qu’on ne peut pas, sans conséquence, prendre quelque chose qui ne nous appartient pas à quelqu’un sans qu’un jour, cette personne vienne pour le récupérer. Et c’est ce à quoi on assiste à la fin du film. (Bouras, 2018)
De cette affirmation, on peut déduire que l’intention cinématographique du réalisateur n’est pas de démontrer abstraitement une thèse ou de défendre dogmatiquement une position mais de visualiser efficacement un processus sociétal en cours au Maroc (et plus largement au Maghreb, et même dans d’autres pays de la région MENA). Dans « Longing for freedom in Morocco » Ayouch décrit une dialectique complexe :
It’s [Morocco] been more conservative – that’s for sure. There’s less and less space for debate, discussion, tolerance, and universal values. At the same time, the people have this feeling that something doesn’t work. It’s not a feeling they would verbalize, but it’s that the system reached its limits and something has to change. […] Moroccans are expecting something to happen. They’ve been living in an oppressive system, waiting for an explanation about why things are the way they are. (Ayouch, 2019)
Ce processus est d’ailleurs résumé par Ayouch dans le mot Razzia auquel son film attribue une double signification. D’une part le titre désigne le vol de la justice sociale, des libertés individuelles, et de la perte des droits fondamentaux qui s’est produit avec l’établissement et le renforcement de l’état masculin. D’autre part, c’est un appel à la résistance civile et à la dissidence d’individus qui n’acceptent pas que leur existence même soit dictée par des préceptes phallocrates inscrits dans l’exclusion du non-normatif.
« Islamique » et « arabe » sont les idéologèmes censés justifier une cohésion sociale artificiellement imposée qui expulse du forum civil autorisé tous ceux qui ne sont pas masculins. Ces expulsés ne sont autres que les femmes libérées et affirmées, les minorités ethniques, linguistiques et sexuelles qui affirment leurs droits et s’expriment ouvertement, les laïcs, agnostiques ou athées refusant de se laisser anathématiser, les militants progressistes luttant pour la justice sociale et l’égalité dans de nombreux domaines et pour la défense de sujets avilis – mères célibataires, enfants des rues, travailleuses/travailleurs du sexe, travesti, etc. Comme l’a bien analysé Ahmed Benami, incitée et manipulée par un nationalisme religieux intégriste, la prétendue volonté du peuple est devenue un moyen de priver le peuple de sa liberté dans les domaines de la langue, du genre, de la sexualité, des comportements personnels et de l’affect. Localisant les racines d’un tel phénomène, Benami souligne la machinerie idéologique identitaire instituée par l’état arabisé et islamisé :
Il me paraît impératif de rappeler que le combat dit de libération nationale a promu la langue et la culture arabes, les « valeurs » de l’islam à des rôles de refuge et de repaire, ce qui les a soustraits à l’indispensable critique de la raison. Les dérives idéologiques à propos de l’arabisation et de l’islam […] ont pris des dimensions alarmantes avec les stratégies de légitimation de l’État-nation (makhzénien ou monarchiste) et la surenchère mimétique des mouvements islamistes qui se présentent comme les vrais héritiers de la légitimité islamique. Ces dérives des imaginaires politiques et sociaux s’opèrent avec l’assentiment, l’engagement sincère ou calculé, de beaucoup d’« intellectuels » très vite devenus « organiques» avec l’État-nation ou opportunistes avec l’islamisme contestataire. (Benami, 2001)
Les personnes socialement stigmatisées – comme les travailleuses du sexe de Much Loved et les cinq personnages principaux de Razzia – sont les boucs émissaires des préjugés et des discriminations induits par ce que le discours nationaliste religieux décrit faussement comme traditions et valeurs. Ces différents modèles de persona non grata sont considérés comme participant à une forme de traîtrise censée dénigrer et corroder le caractère sacré autoproclamé de ladite culture et identité marocaine. Benami ajoute :
« Le traître » fonctionne comme un motif de criminalisation des résistances sociales. Mais aussi au sens de « corps étranger » qui menace la légitimité d’un fonctionnement établi : celui de considérer la nation, comme quelque chose qui relève du contrôle et de la propriété des dominants. La nation n’est pas le peuple, mais le droit privé d’une minorité, consacré par le pouvoir étatique, d’exploiter les populations, en pillant impunément ses richesses, ses ressources, territoires et forces de travail. (Benami, 2001)
En conclusion, Much Loved propose une représentation quasi phénoménologique de ces « guerriers » qui combattent l’ordre phallocentrique et patriarcal au Maroc, tandis que Razzia expose la contextualisation socio-historique diachronique, synchronique et panoramique de ce qu’on pourrait appeler un raid idéologique. De la société marocaine contemporaine, Much Loved et Razzia dévoilent les doubles standards occultés par les valeurs officiellement professées par un statu quo proclamant que sa rectitude morale est fondée sur de prétendues traditions. Il est évident qu’une telle dissimulation idéologique conduit non seulement à des abus structurels, mais aussi à une exploitation des femmes et des enfants, tout en objectivant également les hommes en les transformant en marionnettes d’un machisme hétéronormative. En effet, ces deux films peuvent être perçu comme un effort qui encouragerait celles et ceux qui y sont réceptifs à réimaginer et concevoir l’identité pluriel. Loin de présenter ses personnages comme de simples victimes, Ayouch les défend alors qu’ils incarnent, serait-ce inconsciemment et de manière ambivalente, un pouvoir ironique de liberté, d’autonomie et de résistance au sein même de leur statut d’abjection. Un tel pouvoir démantèle les prétentions conformistes des dites valeurs et traditions patriarchale qui en fait ses parias ; au même titre que d’autres êtres humains rejetés traités comme des sous-produits négatifs d’un chœur national par ailleurs qualifié de respectable. C’est pourquoi ces femmes, ces minorités ethniques, linguistiques et sexuelles, ces laïcs, agnostiques et athées, ces militants progressistes, ces mères célibataires, ces enfants des rues, et ces travailleuses et travailleurs du sexe sont toutes et tous aimés d’Ayouch, qu’il qualifie de guerriers, et qu’il filme comme libres malgré ce qu’ils vivent. Ces deux films font office de d’une dynamique et d’un long travail progressif qui s’étale sur plusieurs films et qui cherche à subvertir les forces régressives et réactionnaires du présent. Ayouch semble donc prendre une responsabilité sociale de celui dont le rôle est de remettre en question une masculinité aux fondements fragiles, et de filmer la voie de la possibilité en dépeignant une société civile tout aussi féminine et féministe que masculine et plurielle.
Salim Ayoub est professeur de français et d’études francophones à l’université Webster. Il est directeur du Centre francophone de Saint-Louis. Salim a obtenu un doctorat en études littéraires, culturelles et linguistiques à l’université de Miami en mai 2020. Ancien professeur adjoint de français au Colby College, professeur d’anglais, journaliste et travailleur social, il a obtenu un diplôme d’anglais à l’université de Rabat, au Maroc. Il a obtenu sa licence professionnelle à l’université de Meknès avec une spécialisation dans l’enseignement de l’anglais comme langue étrangère (TEFL), et sa maîtrise en études américaines à l’université de Casablanca. Les intérêts d’Ayoub en matière de recherche et d’enseignement sont les suivants : Langue, cultures et littératures françaises et francophones, sociolinguistique appliquée, études cinématographiques, études dé-/post-coloniales, et études sur les femmes et le genre. Au printemps 2019, Ayoub a reçu le prix de dissertation du Collège des sciences humaines et sociales. Au cours de la même période, il a été coordinateur sur place pour le programme d’études à l’étranger de l’Université de Miami à Paris (UParis). Ayoub a coécrit Autour de Taïa/Around Taïa en 2020, et termine actuellement son projet de livre, Adopted and Diaspora Maghreb Creators Questioning Coloniality and Normativities, dont la publication est prévue pour 2024-2025.