Introduction : Masculin/ité/s

Ralph Heyndels / Université de Miami / États-Unis

Masculinité. Ce que nous dit le dictionnaire : « ensemble d’attributs, de comportements et de rôles associés aux garçons et aux hommes » (Petit Larousse, 2008). Définition évidemment et éminemment tautologique qui ne mène nulle part, car elle suppose que l’on sache ce qu’est un garçon et ce qu’est un homme, ce que je ne sais pas, et vous non plus. Vous ? Quel « vous » ? N’importe lequel, et surtout celui de ceux qui croient et/ou prétendent précisément savoir ce que c’est, un garçon, un homme – ils sont encore légions de part le monde –, et qui en fait ne savent pas, n’en savent rien, et remplissent ce non savoir par tous les faux savoirs de l’idéologie (Heyndels, 1981), c’est-à-dire tout ce qui les arrange bien, les rassure, les réconforte, les conforte dans le pouvoir masculin.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : du pouvoir dont personne, une fois mis au pied du mur du savoir, ne peut définir ce qui en est « l’objet », la masculinité. Mais ce pouvoir on sait ce que c’est, même et surtout ceux qui en nient l’existence le savent, car les hommes, les garçons, les mâles, l’excercent et en jouissent, sur tous les plans, politique, économique, social, sexuel, en toute circonstance, partout, de façon plus ou moins explicite et/ou plus ou moins violente selon l’état des sociétés, et les femmes, les filles le subissent, sur tous les plans, en toute circonstance, partout, de façon plus ou moins visible, plus ou moins oppressante, étouffante, et, dans certains lieux sociaux, féroce. Les femmes, mais aussi tous ceux et toutes celles que l’on associe à celles-ci, que l’on renvoie avec celles-ci à la catégorie de subalterne, les homosexuel·le·s, les bisexuel·le·s, les transsexuel·le·s et/ou les transgenres (même lorsqu’il s’agit de femmes qui ont transité vers le masculin), tous les queers… Certes, il y a bien sûr des femmes qui exercent du pouvoir, il y en a en fait toujours eu, il y a en a même maintenant de plus en plus, mais ce pouvoir n’en est pas moins masculin. Il n’est de pouvoir que masculin. Au bout du compte, du masculin ou de la masculinité, on sait seulement ceci : que cela ressort du pouvoir de domination et de la jouissance que celui-ci procure (Connell, 1995 ; Bourdieu, 1998).

Le dossier thématique de ce numéro d’HYBRIDA est consacré aux masculinités. Il y en aurait donc plusieurs. En fait, elles ont toujours été multiples, socialement, historiquement, géographiquement, et sans doute le sont-elles de plus en plus individuellement. Y compris toutes celles qui en déconstruisent les idéologèmes, mais aussi toutes celles qui sont toxiques, hégémoniques. Y en a-t-il d’autres ? Qui sait ? Peut-être dans l’avenir en train de se faire, « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra par elle et pour elle […] » ? Cette formule de Rimbaud, qui avait tenté de régler ses comptes avec les masculinités, le masculin, les féminités, le féminin, et tout le binarisme que ces faux ou prétendus concepts imposent aux hommes dont ils font des encageurs de femmes, eux-mêmes encagés dans leur certitudes mâles, et imposent aux femmes qu’ils encagent dans la cage des hommes, demeure aujourd’hui encore programmatique et problématique (Heyndels, 2005).   

À beaucoup, partout dans le vaste monde, un tel pluriel fait peur. Il déstabilise les ils, ceux qui croient et/ou prétendent savoir ce que c’est, le masculin, la masculinité, un·e et indivisible. Ils rejettent ce pluriel. Et de l’autre côté de ces, ils il y a évidemment des centaines de millions de elles qui croient et/ou prétendent savoir ce qu’est la masculinité que le système phallocentrique leur a mis dans la tête et qui sont dans, font partie du féminin, dont personne non plus ne sait ce que c’est en dehors des faux savoirs de l’idéologie. Qui sont ces elles ? Ce sont les victimes du pouvoir masculin qui les a inventées (Wittig, 2001/2018). Il y a bien sûr aussi des centaines de millions d’elles qui refusent de demeurer dans l’espace aliénant de la soumission, de la victimisation. On dit qu’elles se révoltent contre, qu’elles subvertissent le masculin, car depuis le point de vue – qui est aussi un point de force, une instance de pouvoir – de ceux qui croient et/ou prétendent savoir ce qu’est la masculinité, les ils entendent les assigner, les astreindre, les réduire au féminin dont ils croient et/ou prétendent savoir ce que c’est. Tout cela consciemment ou non, quand bien même le pire, précisément le plus idéologique, c’est quand c’est inconscient.

La masculinité, au bout du compte, au singulier ou au pluriel, c’est un effet. L’effet d’un pouvoir résultant d’une position dans l’économie politique, sociale et sexuelle des genre·s. Ce qui revient à poser la question de ce qu’est le genre, lequel, en définitive, n’est saisissable que dans des postures, des rôles et des performances (Butler, 2006).

De cet effet on peut mesurer, analyser, critiquer, les phénomènes, partout et y compris dans la littérature. C’est ce qui s’opère dans les contributions ici regroupées. Aucune ne définit la ou les masculinité·s. On aura compris que c’est à juste titre puisqu’il s’agit par (non) définition d’une notion floue, défectueuse, trouble (Drummond, 2016 ; Hearn, 2004 ; Petersen, 2003), ambivalente aussi, puisqu’il peut y avoir des formes de masculinité féminine (Halberstam, 1998), ou encore inclusive (Anderson, 2009), et hybride (Bridges et Pascoe, 2014), et qui doit au demeurant aussi faire l’objet d’une déconstruction déracialisée et décoloniale (Viveros Vigoya, 2018 ; Bolla, 2019).

Dans cette livraison d’HYBRIDA, Salim Ayoub analyse deux films de Nabil Ayouch, Much Loved et Razzia et montre que le cinéaste, dans une cinématographie d’« ouverture indeterminée », « propose une interrogation approfondie des relations socioculturelles et structurelles entre masculinité, sexualité, identité culturelle, exclusion et survie ». Júnior Vilarino étudie le « travail sur les masculinités » que réalise Abdellah Taïa dans Celui qui est digne d’être aimé et la position d’un sujet qui, pris entre deux pôles d’identification sexuelle, se (dé)construit et se (re)construit dans une espèce de « solidarité performative » avec une fémininité elle-même (ré)inventée. Martine Renouprez poursuit dans des œuvres de Daniel Van Oosterwyck et de Paul B. Preciado la dénonciation de « l’enfermement identitaire des sexes et des genres » dans l’exercise sur soi-même d’une « transition du ‘féminin’ au ‘masculin’ », et l’assertion volontariste d’un effort, celui de revendiquer « une juste place au tiers, à la marge, à la dissidence des genres ». Aurélia Gournay, se centrant sur Nelly Kaplan, Roland Topor et José Juan Bigas Luna, décline les effets de la perte de l’« aura mythique » qui avait soutenu les figurations de Don Juan et du macho aujourd’hui défaites et qui placent « le séducteur […] dans les dilemmes et les contraintes » des stéréotypes d’une certaine masculinité aujourd’hui à la dérive.  

Pour conclure cette brève introduction, je renverrai à une assertion d’Abdellah Taïa proférée lors de sa présentation à Casablanca d’Une mélancolie arabe (2008) – un roman auquel j’ai consacré une étude publiée dans Expressions maghrébines (Heyndels et Bakira, 2017) – : « Je voudrais aller au-delà de l’hétérosexualité et de l’homosexualité. Je voudrais aller vers le transgenre, la transformation. » C’est le terme « transformation » qui retient ici mon attention. En effet, son usage poussé à ses limites conduit possiblement le sujet qui l’invoque vers un désir radical, que je nommerais volontiers « rimbaldien », un désir de sortir des pièges de toute « masculinité ». Or, dans Un pays pour mourir, publié sept ans après Une mélancolie arabe, Aziz, un immigrant algérien vivant à Paris où il se prostitute, décide de se faire opérer et de se faire transformer / transiter en une femme qu’il nomme Zannouba, en renoncant à lui-même comme mâle tout en devenant une femme assertive et forte ayant tous les traits psycho-existentiels de ce qu’il est convenu de désigner par « masculins ». Mais encore, il regrette bientôt son passé de petit garçon efféminé et androgyne durant lequel le « masculin » et le « féminin » se mélangeaient en lui, avant qu’il ne soit forcé d’entrer dans la normativité masculine imposée et de « porter un masque », celui de l’homme, et ceci dans le malheur, la solitude et le désespoir. Zannouba déclare qu’il y a toujours en elle « un courant de masculinité » et qu’elle n’est pas « complètement » une femme. Pour tenter de sortir des traquenards du binarisme masculin / féminin, Taïa évoque alors un « territoire où l’on n’est plus du tout défini. Où l’on est en dehors de toutes les catégories ». Dans une scénographie remarquable, l’écrivain fait dialoguer Aziz et Zannouba et fait éclater toutes les rigidités structurelles de genre et de distinction sexuelle normativement prescrites. Celles-ci implosent, propulsant la subjectivité d’Aziz-Zannouba dans une espèce d’absence de tout espace normé, dans une dislocation susceptible de mener vers une forme de résilience subjective, sexuelle et politique, qui est aussi une dissidence radicale et une transvergence effectuée non pas entre mais par-delà la dichotomie du masculin et du féminin, pour détourner le célèbre titre de Nietzsche, un détournement que je voudrais placer en liminaire à ce numéro d’HYBRIDA.

References bibliographiques