Ouverture : Nos pensées sont libres…

Domingo Pujante González / Directeur d’HYBRIDA. Université de Valence / Espagne

Débarrassé de mes os
Je pourrais être de l'eau
De l'eau libre

Guilbert, Charles (2023). Le bord coupant du jour. Les Herbes rouges. 

Cicéron serait à la base de cette expression qui fait partie du discours en défense de Milon et qui rend visible la lisière entre l’utopie et la réalité, entre l’imagination et la mise en pratique des idées, politiquement incorrectes, dans ces temps de nouvelles censures, de persécutions et d’injustices.

Des involutions politiques et culturelles, des inquiétudes personnelles et existentielles, de fermes espoirs et de nouvelles illusions marquent les temps présents coïncidant avec ce quatrième solstice d’hiver pour la revue HYBRIDA dont le Dossier central de ce septième numéro, coordonné magistralement par le prestigieux professeur Ralph Heyndels de l’Université de Miami, questionne la crise ou l’éclatement de la masculinité hégémonique.

En effet, tout au long du XXe siècle, et notamment depuis les révolutions féministes et des collectifs LGTB de la fin des années 1960 dans le contexte occidental, on observe comment le patriarcat hégémonique ou traditionnel a été remis en question et a perdu de sa légitimité en tant que système de valeurs et de gouvernance. Les apports des études postcoloniales et subalternes ont également contribué à mettre en lumière la crise de l’hétéropatriarcat blanc occidental. La mondialisation a permis, à son tour, de faire circuler ces idées et d’interroger, souvent de l’intérieur, fuyant l’eurocentrisme, ces systèmes et figures de pouvoir et de domination masculine dans d’autres contextes sociaux et culturels non occidentaux ou diasporiques. 

Face à ces grandes mutations dans l’organisation sociale à l’échelle mondiale, qui caractérisent particulièrement le passage du XXe au XXIe siècle, une série de créateur·rice·s au sens large (écrivain.e.s, cinéastes, artistes...) proposent des perspectives critiques, innovantes et alternatives, venant souvent de la périphérie, sur la construction et les représentations de la masculinité qui se déclinent dans des systèmes plus souples et fluides échappant, dans bien des cas, aux binarismes réducteurs dominants. Ainsi, de nouvelles « masculinités » performatives, non essentialistes, sont proposées et rendues visibles où l’expression du genre, par le biais de nouveaux rituels sociaux et artefacts esthétiques, acquiert une dimension prépondérante. Parfois, ces codes contre-hégémoniques passent par la récupération de figures et de modes d’organisation sociale déniés ou écrasés par les systèmes coloniaux occidentaux.

Ce Dossier, intitulé « MASCULINITÉ/S » et composé de quatre articles venus des États-Unis, du Brésil, d’Espagne et de France, montre une claire tendance de la revue HYBRIDA à l’internationalisation. Ils abordent les œuvres des écrivains Abdellah Taïa (Celui qui est digne d’être aimé, 2017), Daniel Van Oosterwyck (IL, 1975) et Paul B. Preciado (Un appartement sur Uranus, 2019) ; du dramaturge Roland Topor (L’Ambigu, 1996) et des cinéastes José Juan Bigas Luna (Jamón, Jamón, 1992 ; Huevos de oro, 1993), Nelly Kaplan (Plaisirs d’amour, 1991) et Nabil Ayouch (Much Loved, 2015 et Razzia, 2017).

Dans la section Mosaïque, que nous avons organisée par ordre alphabétique des noms des auteur·e·s, nous publions quatre articles également qui ont éveillé un grand intérêt. Émile Amouzou de l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan (Côte d’Ivoire), selon une approche écopoétique et postcoloniale poursuivant un nouvel ancrage de l’être humain dans la nature, se penche sur un corpus romanesque africain en langue française pour établir une analyse comparatiste des œuvres Le Récit du Cirque… de la Vallée des Morts (1975) de l’écrivain guinéen Mohamed Alioum Fantouré, Les Naufragés de l’intelligence (2000) de l’écrivain ivoirien Jean-Marie Adiaffi et Le Crépuscule de l’Homme (2002) de l’écrivaine congolaise Flore Hazoumé. María Obdulia Luis Gamallo de l’Université de la Corogne (Espagne), suivant un positionnement féministe et tout particulièrement les études subalternes, fait un travail comparatiste très original entre le contexte galicien et africain qui se concrétise dans l’analyse contrastive des romans Le pagne léger (2007) de l’écrivaine sénégalaise Aïssatou Diamanka-Besland où elle aborde des sujets complexes comme l’excision, la migration et la liberté des femmes et Dende o conflito (2014) de l’écrivaine galicienne María Reimóndez où elle questionne le positionnement éthique des journalistes dans des situations de conflit politique du point de vue des femmes. Mamadou Yaya Sow de l’Université Général Lansana Conté de Sonfonia-Conakry (Guinée) revient sur la figure de l’écrivain guinéen Alioum Fantouré pour revendiquer son importance et son engagement dans le « procès des indépendances » et la dénonciation des abus du colonialisme. En s’appuyant sur la notion de « grotesque » développée par Bakhtine, l’auteur se penche sur les figures qui représentent les excès du pouvoir et la notion de monstruosité dans ses premiers romans. Enfin, Jihane Tbnini de l’Université de la Manouba (Tunisie) adopte également une perspective géopoétique pour aborder l’œuvre du poète tunisien Abdelaziz Kacem. L’auteure propose une étude spatiale et retrace une sorte de cartographie à partir de trois recueils poétiques assez éloignés dans le temps (Le Frontal, 1983 ; L’Hiver des Brûlures, 1994 et Zajals, 2014) afin de démontrer que le poète brouille les références entre l’Orient et l’Occident créant un sentiment de désorientation, d’hybridité et de déplacement.

Dans la section Traces, nous avons l’honneur de publier un court texte inédit intitulé L’Autre de l’écrivaine québécoise Monique Proulx où elle aborde d’une manière hautement poétique les rapports de son écriture à l’altérité mais également à l’imaginaire et à la fiction. Proulx a reçu le prestigieux Prix des cinq continents de la francophonie en 2022 pour son roman Enlève la nuit. Grâce au soutien de l’Académie des lettres du Québec et de l’Association Internationale des Études Québécoises (AIÉQ), j’ai eu la chance de partager deux causeries littéraires avec elle, la première autour des « Échanges entre l’Espagne et le Québec », présentée par la poète Diane Régimbald en septembre 2023 à Montréal, lors du Festival International de la Littérature (FIL) ; et la deuxième intitulée « La littérature québécoise voyage », animée par le critique littéraire Gérald Gaudet en octobre 2023 à Québec, lors du 14e Festival littéraire Québec en toutes lettres. Je l’apprécie énormément en tant que personne généreuse et écrivaine subtile qui a su magnifiquement plonger dans les recoins de l’humain, « la passionnante tâche de résoudre l’énigme du monde ». Merci infiniment Monique.

Dans la section Éventail, nous présentons un compte-rendu de Larissa Daiana Luica de l’Université de Bucarest (Roumanie) sur l’essai Le théâtre des genres dans l’œuvre de Mohammed Dib, publié en 2023 par les Presses Universitaires de Rennes (PUR) et dirigé par Charles Bonn, Mounira Chatti et Naget Khadda avec la collaboration d’Assia Dib. Ce volume, consacré à ce grand écrivain algérien qui a eu une vaste production littéraire sur plus de cinquante ans et qui a laissé une profonde trace dans les écritures francophones, questionne les concepts de genre théâtral ou de théâtralisation dans son œuvre, ainsi que la notion de genre liée au brassage culturel et à la construction identitaire.

Je voudrais remercier une nouvelle fois toutes les personnes ayant participé à cette aventure donquichottesque, mêlant esprit scientifique et enthousiasme créateur, qui devient de plus en plus complexe et internationale grâce au travail impeccable du coordinateur du Dossier, Ralph Heyndels, du Directeur artistique, José Luis Iniesta, et des différents comités (scientifique, de rédaction et d’évaluation). Et bien évidement un grand merci aux auteur·e·s pour leur intérêt et leurs recherches. 

Il ne me reste qu’à vous annoncer que le Dossier du numéro 8 de juin 2024 portera sur les « FEMMES ARTISTES », tout en profitant de cette tribune pour vous souhaiter une bonne lecture et mes meilleurs vœux de paix, de santé, d’amour et de culture sans censure pour 2024.

Liberae sunt nostrae cogitationes.