Les bouleversements environnementaux et sociétaux que nous vivons aux quatre coins de la Terre appellent une nécessaire contre-révolution face à la course folle de la mondialisation économique et des politiques néolibérales qui mettent la vie même de la planète en danger. Dans une première partie intitulée « Philosophie, écologie : l’autre voie », Laurence Hansen-Love interroge l’histoire de la pensée occidentale pour comprendre ce qui a bien pu mener à un tel scénario et de telles crises et expose ensuite des formes de vie alternatives « qui ont pour objectif d’établir de nouvelles relations sociales et de mettre en pratique un autre rapport à la nature » (p. 15). Chez les Classiques, les mythes – relayés plus tard par la Bible, ont placé l’homme au centre de l’univers ; Prométhée a ainsi incarné « le symbole de la technique toute-puissante et incontrôlable » (p. 30). À partir du XVIe siècle, le géocentrisme fait place à l’héliocentrisme, mais les théologiens vivent mal ce décentrement de l’humain provoqué par la science. Néanmoins, ni dans les mythes ni dans la Bible, cet anthropocentrisme n’avait donné « une vision unilatérale des relations entre l’homme et la Nature » (p. 35). C’est au moment du déclin du pouvoir des religions à la fin du Moyen Âge, avec l’avènement de l’esprit cartésien que l’homme s’arroge le droit de dominer et d’exploiter la nature : « Descartes expulsa toute âme de la création et refusa toute valeur intrinsèque à la nature » (p. 35). Malgré la révolution copernicienne, c’est dans le sillage de Platon et Ptolémée, que Descartes – puis Kant, renforcent la place centrale de l’homme au sein de la création. À l’époque, un seul philosophe conteste les assises de cette pensée binarisante : Spinoza, pour qui « Dieu n’est pas un pur esprit et [...] la nature n’est pas son oeuvre. Pour Spinoza, Dieu n’est autre, en effet, que la Nature elle-même » (p. 37) (Ch. 1. Spinoza : l’autre philosophie). Gilles Deleuze (1981) – et plus récemment Blandine Kriegel (2018), reconnaissent que Spinoza fut « une entreprise de libération radicale » pour la philosophie occidentale (p. 39). Kriegel voit en lui un « écologiste avant l’heure » qui ouvre la voie à une réconciliation de l’être humain et d’une nature qui ne lui serait plus soumise. A la suite de Spinoza, Jean-Jacques Rousseau nie lui aussi toute hiérarchie entre l’humain et le reste du vivant : la raison n’est pas un signe de supériorité, au contraire, elle est un facteur de séparation ; alors que la pitié est une émotion communément partagée par l’humain et les animaux, ce que corroborent aujourd’hui les neurologues et éthologues (Georges Chapouthier (2009), Frans de Waal (2018), p. 45). Au début des années 1950, Claude Lévi-Strauss a mis en garde ses contemporains sur les dangers de la pensée cartésienne, responsable « de toute la mégalomanie des modernes qui va des conquêtes coloniales jusqu’aux fascismes du XXe siècle » (p. 47) (Ch. 2 Les Lanceurs d’alerte). Son contact avec les pensées dites, à l’époque, « sauvages » dévoilent des logiques, valeurs, pratiques et relations au monde que les études postcoloniales visent aujourd’hui à promouvoir. Il avait également indiqué la nécessité de « renoncer au mythe du progrès » (p. 49) et sonné l’alarme sur la crise écologique prévisible à partir d’un mode de pensée binarisé. D’autres esprits éclairés l’avaient également perçue et annoncée, tels que Walter Benjamin (1940), Hannah Arendt (1968) ou Hans Jonas qui rédige en 1979 le manifeste du Principe responsabilité où il « en appelle à la suspension de notre ‘exclusivisme anthropocentrique’ » (p. 53). La responsabilité est « une ‘morale sans réciprocité’, c’est-à-dire exempte de tout calcul ou visée opportuniste » (p. 54) ; elle est à la fois obligation « pour autrui » et sollicitude « devant l’avenir » (p. 56). La conscience de la responsabilité serait la condition de l’humanité ; « véritable sujétion à l’altérité », elle s’engage par respect et dignité. Cette conscience est le propre de ce que l’autrice appelle « une nouvelle vague de l’écologie » (Ch. 3. La Nouvelle vague). Gaïa en est la figure tutélaire (Lynn Margulis, James Lovelock, 1990), symbole « des interconnexions de tous les êtres vivants » (Bruno Latour, 2015 ; Isabelle Stengers, 2019) (p. 69). Une brève histoire de l’écologie est retracée : le terme fut inventé par le naturaliste Ernst Haeckel en 1866. Dès le XIXe siècle, l’idée de protéger la nature a mené à la création de réserves naturelles, mais ce n’est que dans la seconde partie du XXe siècle que l’écologie se diffuse –scientifique et morale. En 1973, le philosophe Arne Naess invente le concept d’écologie profonde ou écosophie qui remet en cause les valeurs de la civilisation occidentale ; il prône « l’égalitarisme biosphérique » (p. 76), une doctrine violemment critiquée du côté des libéraux, notamment par Luc Ferry. En même temps, à la suite de Rousseau puis Lévi-Strauss, Philippe Descola démontre que l’opposition humain/animal « est une grille de lecture limitée dans l’espace (Occident) et dans le temps (période moderne) » (p. 77) ; par ailleurs, philosophes et éthologues n’ont cessé de démontrer les aptitudes des animaux, depuis Jeremy Bentham (1789) jusqu’à, de nos jours, Peter Singer (1975), Tom Regan (1983), Corinne Pelluchon (2017), Vinciane Despret (2009) ou Donna Haraway (2007), pour ne citer qu’elleux. Cette dernière forge le concept de « natureculture » pour contrer la pensée dualiste et instaurer « une dynamique de sociabilité entre notre espèce et tous les autres êtres vivants » (p. 84). Parallèlement, des philosophes comme Martha Nussbaum et Amartya Sen conçoivent les notions de mieux vivre et « développent une ‘théorie des capabilités’. Cette théorie est à l’origine de l’Indice de développement humain (IDH) adopté par l’ONU depuis les années 1990 » (p. 85). Nussbaum propose d’étendre cette théorie aux animaux et de leur accorder des droits.
La deuxième partie intitulée «2020-2021, répétition générale » fait le bilan des années Covid-19 et pointe les causes de la pandémie due à « la destruction de l’habitat animal traditionnel, [au] contact avec les animaux sauvages [et à] la réunion concentrationnaire des animaux de rente » (p. 98) (Ch. 4 Du bon usage de la peur : de la sidération à l’éveil). Philippe Descola en rend responsable le capitalisme dont les traits saillants sont « la dégradation et le rétrécissement sans précédent des millieux ‘sauvages’ », « la persistance des inégalités criantes [...] : plus un emploi est utile à la société, moins il est payé et considéré » et la mondialisation qui implique « la rapidité de la propagation [due ] à la division internationale de la production » (p. 101). Avec Muhammad Yunus, Descola considère qu’il faut une révolution politique au niveau planétaire pour changer la donne car, par son irresponsabilité, l’humain a déclenché l’ère de l’anthropocène : « l’avènement des hommes comme principale force de changement sur Terre, surpassant les forces géophysiques » (p. 99). La crédibilité des démocraties s’en trouve affectée et nombreux sont ceux qui en appellent à la désobéissance civile, comme on l’a vu avec le mouvement des « gilets jaunes » (Ch. 5 Obéir ou pas...la question de la responsabilité). La résistance au pouvoir par la désobéissance civile avait été prônée à l’origine par Etienne de la Boétie dont s’inspira Thoreau aux États-Unis pour marquer son désaccord face à l’injustice et au cynisme d’État. Ils ont cru fermement en la force du rassemblement et de l’action non-violente de personnes liées par un même sentiment d’indignation (p. 115). Aujourd’hui, les mouvements qui prennent ce relais sont un excellent signe de la vitalité de la démocratie (Extinction Rebellion, ANV-COP21, etc.) (p. 121). Les actions de « la génération climat » ont pour particularité qu’elles sont menées par des filles, telles que Greta Thunberg – et avant elle, Severn Cullis-Suzuki – et d’autres encore (Hilda Flavia Nakabuye, Anuna De Wever, Kyra Gantois, Marinel Ubaldo, Amy et Ella Meek, Nonhle Mbuthuma, etc...). Trois particularités marquent leur engagement : elles ne se réfèrent pas aux générations précédentes ; elles agissent à partir d’un choc émotionnel ; elles refusent la violence. Or, « deux chercheuses américaines, Erica Chenoweth et Maria J. Stephan, [ont démontré] que les insurrections non violentes sont plus efficaces que leurs équivalents violents » (p. 133).
Dans la troisième partie intitulée « Point de bascule », l’autrice considère qu’un nouveau rapport au monde impose de revisiter le droit classique de la summa divisio qui sépare le droit privé du droit public, ainsi que « les personnes qui disposent de droits, et les choses, qui en sont privées » (p. 143) (Ch. 6 La révolution juridique). La plupart des accords en matière d’environnement ressortent du droit « moderne » ou droit « mou » (soft law), qui « n’impose pas d’obligations juridiques, mais seulement des ‘normes de comportement recommandées’ » (p. 141). Or, il est urgent de légiférer en matière du droit au vivant (l’Amérique latine est pionnière dans ce domaine ; la Bolivie, par exemple, a octroyé des droits à la « Terre-mère » en 2011 (p. 148 et 152)), du droit dans le rapport à l’espace (contre les crimes qualifiés d’écocydes), et du droit dans le rapport au temps, pour protéger l’avenir de la planète. Les lanceurs d’alerte en matière d’écologie que furent Walter Benjamin, mais aussi en France, Bernard Charbonneau et Jacques Ellul (1935), nous avaient bien avertis des conséquences néfastes de l’idéologie du progrès et de la technique ; aujourd’hui les « collapsonautes » font le constat de « l’effondrement » ou de « l’effritement » (Yves Citton et Jacobo Rasmi, 2020) de notre environnement (Ch. 7 La vie désirable par temps d’effondrement). Un courant convivialiste (Patrick Viveret, 2013) propose « une transition vers une société post-croissance » (p. 171) qui consiste « à susciter un dialogue et une interrogation réciproque entre toutes les sagesses et tous les arts de vivre » (p. 173).
Dans la quatrième partie intitulée « Les femmes à l’assaut du politique », la philosophe revient sur l’histoire du féminisme depuis Christine de Pisan jusqu’aux contemporaines (Luce Irigaray, Monique Wittig, etc.) en passant par Simone de Beauvoir (Ch. 8 La révolution féministe). Elle définit trois grandes vagues du féminisme, la première étant celle de la lutte des suffragettes pour l’obtention du droit de vote des femmes (en 1893 pour la Nouvelle-Zélande et en 1944 en France !); la seconde est celle du Mouvement de Libération des Femmes (MLF) dans les années 1970 qui a lutté essentiellement pour l’égalité des droits entre hommes et femmes, notamment au travail, et la libre disposition de leur corps par les femmes avec la légalisation du droit à la contraception et à l’avortement. La troisième vague, de 1980 à nos jours, fait place à l’intersectionnalité qui lie les concepts de genre, classe et race pour dénoncer l’oppression du patriarcat, ainsi qu’au mouvement Queer qui noue la domination masculine à l’hétéronormativité et invite à sortir de la binarité des genres considérée comme une construction culturelle (Judith Butler, Donna Haraway). Cet anti-essentialisme se trouve en tension avec l’Histoire qui a forgé l’habitus des femmes : « Un mode de vie inscrit dans les postures mêmes du corps, des préférences éthiques et esthétiques et une vision du monde reconnaissable » (Véronique Nahoum-Grappe, 1996) ; d’autres considèrent que « le féminin » « peut se définir comme un rapport à soi, aux autres et au monde, qui passe nécessairement par le corps » (Camille Froidevaux-Metterie, Nancy J. Chodorow, Iris Marion Young, p. 202). Quant à Martine Storti, elle estime que le féminisme doit sortir des identités de genre et de classe sous peine de retomber dans l’essentialisme (2020) (p. 205). Les différents courants féministes semblent cependant s’accorder sur l’importance du refus de la violence et sur le pouvoir de la non-violence (Judith Butler, 2020) (p. 198). En 1974, Françoise d’Eaubonne crée le terme écoféminisme : « Elle est la première à soutenir explicitement que le patriarcat est responsable à la fois de l’asservissement des femmes [...] et de la dégradation de l’environnement liée à la logique capitaliste » (p. 208) (Ch. 9 L’écoféminisme). Aujourd’hui, de nombreuses femmes militent contre l’exploitation de l’environnement (camp à Greenham Commons contre les missiles nucléaires, mouvement Chipko, défense de la prakriti de Vandana Shiva, Mouvement de la ceinture verte de Wangari Muta Maathai, etc.). Parallèlement, on assiste à un retour symbolique de la religion de la Déesse-Mère, de la réhabilitation des « sorcières » (mouvement Wicca en Angleterre), et de la revalorisation de l’éthique du « care » et des valeurs relationnelles, dépréciées par le patriarcat car de l’ordre du féminin (p. 227). En conclusion, l’ouvrage appelle de ses voeux une nécessaire révolution sous peine de sombres perspectives ; en effet, les rapides et multiples innovations technologiques, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle, pourraient creuser encore plus les écarts sociaux. Les pertes d’emploi et de revenus seront le facteur grave d’une « explosion totalement inédite des maladies mentales » (rapport de prospection pour la CIA rédigé par le National Intelligence Council), (p. 233-236). Par ailleurs, face au désastre, les démocraties seront mises en doute et fragilisées, tandis qu’on verra « ‘l’émergence des États carnivores’ : il s’agit de « tous ceux qui privilégient la force brute et la politique du fait accompli » (p. 234). Face à ces scénarios, la philosophe considère qu’il est du ressort de chacun·e de se responsabiliser. En effet, la pression exercée par la force de résistance des citoyen·nes, dans un sursaut d’« insurrection des consciences », pourrait bien changer la donne.